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Rien n’a été donné aux femmes
Annette Savoie, féministe de 103 ans : "Moi, je vais mourir sur l’inachevé, je le sais"
2e entretien

15 mars 2014

par Marie Savoie, collaboratrice de Sisyphe


Dans un premier entretien (« Parcours d’une féministe de 103 ans. - Il ne faut jamais courber l’échine »), ma mère, Annette, a parlé de son expérience de travail que son mariage a interrompue et de l’importance de l’autonomie économique pour les femmes. Dans ce second entretien, elle s’exprime sur l’influence aliénante de l’Église catholique, sur le projet de charte des valeurs du gouvernement québécois, ainsi que sur les progrès réalisés par les femmes et ce qui reste à accomplir.

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L’influence de l’Église catholique

Marie Savoie : Avant la Révolution tranquille, l’Église catholique exigeait des femmes qu’elles mettent au monde le plus de bébés possible. Elles étaient contraintes à élever 16 enfants comme grand-maman Savoie, ou même plus. Penses-tu que cela explique la chute du taux de natalité par la suite ?

Annette Côté-Savoie : Oui. Une bonne femme selon les curés, c’était une femme qui avait un bébé chaque année. On ne voyait pas des familles de 16 ou 20 enfants chez les Canadiens anglais. Ils en avaient trois ou quatre. Et ils n’ont pas arrêté de faire des enfants non plus, contrairement aux Québécoises.

Marie : Les gens ont fini par rejeter la dictature des curés. Il y a eu une désaffection pour la religion au Québec, ce qui ne semble pas s’être produit au Canada anglais.

Annette : Après la Conquête, un évêque, j’oublie son nom, a dit aux Anglais. « Laissez-nous notre religion et notre langue, et nous nous chargeons de peupler le Canada français ». C’est pour cela qu’on excommuniait les femmes qui arrêtaient de faire des enfants. Si elles s’en confessaient, elles n’avaient pas la communion. C’était voulu par les curés.

Marie : Ils en paient le prix aujourd’hui. Les Québécoises comme moi, dont les mères ou les grand-mères ont vécu l’époque de l’emprise de la religion sur tout, se méfient plus que les autres des religions. Ce qui nous conduit au sujet le plus brûlant de l’actualité au Québec. Que penses-tu de la Charte de la laïcité ?

Annette : Entièrement d’accord, et sur tout ! Je ne dis pas : « je suis d’accord mais... » Il n’y a pas de « mais » pour moi. Si tu vas en Afghanistan, tu seras obligée de porter le voile. Même si ce n’est dit nulle part, les femmes le portent parce que, sinon, elles se font insulter ou harceler.

Marie : Dans certains pays, l’Arabie saoudite et l’Iran, par exemple, les femmes y sont contraintes par la loi. Mais dans bien d’autres, elles ne le sont pas et le port du voile se répand de plus en plus. Qu’est ce que tu penses des jeunes femmes, immigrantes de deuxième génération, qui décident de porter le voile ? Leurs parents sont venus au Québec, souvent leur mère ne portait pas le voile, mais à 16 ou 17 ans, ces jeunes Québécoises décident de le faire.

Annette : Je pense qu’elles sont endoctrinées. Parce que le voile n’est pas juste un bout de tissu. D’ailleurs, Mme Houda-Pepin dit qu’il y a des intégristes au Québec, et cela pourrait jouer un rôle. Moi, je suis pour qu’on enlève tous ces signes dans la fonction publique.

Marie :Tu es croyante, mais tu serais prête à interdire aux fonctionnaires de porter une croix au cou ?

Annette : Absolument ! D’ailleurs, les curés n’enseignent plus en soutane. Les religieuses n’ont plus le droit de porter l’habit pour enseigner. Pourquoi permettre cela aux gens d’autres religions ?

Marie : Pour nous, cela a un air de déjà vu. Je me rappelle qu’il fallait porter un chapeau pour aller à la messe.

Annette : Je ne sais pas qui avait décrété que les femmes devaient se couvrir la tête à l’église. (1) Il y a longtemps, j’avais assisté à une retraite et ton père aussi, mais séparément. La première semaine était pour les femmes, la deuxième pour les hommes. Après sa première journée de retraite, mon mari était revenu en riant. Le curé les avait accueillis en disant : « Bonjour Messieurs, je suis heureux de parler à des têtes, cela fait une semaine que je parle à des chapeaux ! ». C’est épouvantable de dire cela !

Marie : Quelle misogynie, alors que c’étaient eux qui imposaient le port du chapeau aux femmes !

Annette : Moi qui étais arrivée là dans un esprit de piété, cela a été fini après cet incident. Je ne suis plus jamais retournée à une retraite.

Marie : Les sermons des prêtres étaient souvent misogynes.

Annette : Ce qui m’a toujours frappée, c’est que la religion des hommes, et la religion des femmes, ce n’était pas pareil. Ils étaient beaucoup plus sévères pour les femmes, ils en permettaient beaucoup plus aux hommes. D’ailleurs, pourquoi faire deux retraites ? Pourquoi ne nous dit-on pas la même chose ? On est en couple, on vit ensemble, on a la même religion.

Marie : Il y avait une ségrégation sexuelle, peut-être parce que le message n’était pas le même ?

Annette : Nous, les femmes, étions responsables de l’âme de nos enfants et de notre mari. Si le mari "couraillait", c’était la faute de sa femme. Eux, on ne les rendait responsables de rien !

Marie : La religion, tu n’as jamais trouvé cela un peu "arrangé avec le gars des vues" ? Comme les prêtres étaient des hommes...

Annette : Je n’avais pas le temps de penser à cela. Je les cataloguais comme des misogynes et je passais à autre chose.

Progrès des femmes, mais…

Marie : Tu as souvent dit à ceux qui se lamentaient sur le « bon vieux temps » que « le bon vieux temps » n’était pas bon pour les femmes. Toi qui es née en 1910, qui as connu les deux guerres, la Grande Dépression, le boom de l’après-guerre et le mouvement d’émancipation des femmes au Québec, que penses-tu de la situation des femmes aujourd’hui ?

Annette : Actuellement, les femmes font une montée extraordinaire, même si tout n’est pas gagné. Beaucoup de portes s’ouvrent pour les femmes, mais ce n’est pas encore rendu au niveau des chefs d’État. Il y a très peu de femmes chefs d’État. Pourtant Merkel, c’est elle qui tient l’euro. Golda Meir avait beaucoup d’influence aussi. Ce sont des femmes qui ont marqué leur temps. Mais est-ce que les gens le savent, les jeunes, particulièrement ? Est-ce qu’ils et elles s’intéressent à cela ?

Marie : Est-ce qu’on a rendu leur dû aux féministes et aux femmes de pouvoir au Québec ? On a présenté récemment à la télé un documentaire sur Lise Payette (2). Les jeunes ignoraient tout de son action politique.

Annette : Je trouve qu’on devrait parler plus souvent de ces femmes qui se sont battues pour les droits que nous avons maintenant. Madame Casgrain (3) a revendiqué le droit de vote pour les femmes pendant des années avant que l’Assemblée législative de l’époque ne l’accorde en 1940. Le clergé s’y est fortement opposé d’ailleurs. Mais je me demande si les jeunes femmes d’aujourd’hui pensent à ce qui a été arraché. Elles pensent que c’est arrivé tout seul. Elles ne savent pas grand-chose des luttes qui ont été faites pour arracher chaque chose. Cela ne nous a pas été donné !

Marie : Si ce n’est pas valorisé d’avoir travaillé pour les femmes, est-ce parce qu’on a oublié ce qu’elles ont fait ?

Annette : Je crois que les femmes qui ont réussi devraient faire un document sur ce qui les a aidées dans la vie, sur celles qui leur ont servi de modèles. Les femmes ont monté parce qu’elles ont vu des modèles. Je vois évoluer les femmes et c’est impressionnant. Même dans l’industrie, on voit des femmes à la tête de grandes entreprises comme Ford. Dans les universités, les étudiantes sont la majorité, les femmes sont partout.

Marie : Mais elles sont encore moins nombreuses que les hommes parmi les professeurs d’université...

Annette : Quand les femmes seront dans la haute direction, elles auront réellement réussi. Ce n’est pas encore vrai, mais elles sont en train d’y arriver. Elles sont sur leur lancée. Elles sont tellement compétentes qu’on ne peut plus passer à côté. Je ne sais pas quel spécialiste des affaires a dit l’autre jour que les compagnies avaient avantage à nommer des femmes dans leur direction. Et dans les compagnies qui nomment des femmes, très peu font faillite. Les femmes gestionnaires ont le pied solide. Quand elles font un pas quelque part, elles ont pensé à tout ce qui pouvait arriver, elles ont tout prévu et décidé que c’est sûr.

Marie : Mme Monique Jérôme-Forget (4) le dit aussi. Les études montrent que les entreprises qui ont un CA mixte sont plus performantes.

Pour vivre longtemps, avoir des projets

Marie : As-tu déjà pensé vivre 103 ans ?

Annette : Qui pense vivre jusqu’à 103 ans ? Je n’ai jamais pensé à cela. On enfile les jours et l’on constate un jour qu’on a 90, puis 95 ans et que tout va bien. Je n’ai jamais mis d’échéance à la Providence. À 103 ans, je laisse encore des chances à la Providence (rires).

Marie : Je sais qu’on te demande souvent le secret de ta vitalité, de ta longévité. Que réponds-tu ?

Annette : Moi, j’ai toujours des projets. J’ai encore tellement de choses à faire ! C’est ce qui fait vivre, des projets pour le lendemain. Rendue à mon âge, j’ai encore des projets ! On dit qu’il faut s’habituer jeune à se coucher sur l’inachevé. Moi, je vais mourir sur l’inachevé, je le sais.

Notes

l. NDLR : C’est saint Paul dans la première épître aux Corinthiens. Voir ici.
2. Lise Payette : un peu plus haut, un peu plus loin, coréalisé par Flavie Payette-Renouf et Jean-Claude Lord, 2014.
3.Thérèse Forget Casgrain (1896-1981) : féministe, femme politique et sénatrice connue pour avoir dirigé le mouvement pour le vote des femmes au Québec. Elle commence en 1921 à s’engager en faveur de ce droit qui ne sera accordé aux femmes québécoises qu’en 1940. Bibliothèque et Archives Canada
4. « Les femmes de carrière freinées par le vieux modèle masculin, non par la ’peur du succès’ », par Marie Savoie. Une recension du livre de Monique Jérôme-Forget, Les femmes au secours de l’économie. Pour en finir avec le plafond de verre.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 13 mars 2014

Marie Savoie, collaboratrice de Sisyphe

P.S.

De la même auteure : « Annette Savoie. Portrait d’une Québécoise debout ».




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