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Traite de personnes à Ottawa : au moins 150 femmes auraient été réduites à l’esclavage sexuel

25 mai 2014

par Derek Spalding, Ottawa Citizen

« Il ne me restait plus rien », dit une femme exploitée par des trafiquants pendant des années.

OTTAWA — Jasmine croyait vivre une relation amoureuse normale avec un homme plus âgé qu’elle, du genre « mauvais garçon ».

Quand ils ont commencé à se fréquenter, il y près de dix ans, elle était dans la vingtaine. Environ six mois plus tard, il a été arrêté et jeté en prison, et les choses ont changé.

Jasmine n’avait aucune idée de ce qui lui était arrivé jusqu’à ce qu’un ami commun la contacte. Il lui a expliqué que son copain avait une énorme dette qu’elle devrait rembourser en se prostituant.

Elle a refusé et a été violemment battue. Ensuite, on l’a emmenée à un appartement situé dans un immeuble commercial près du centre-ville d’Ottawa. Là, plusieurs hommes l’ont violée à tour de rôle pendant des heures.

Ce soir-là, elle a reçu son premier « client ».

L’agression brutale qu’elle a subie est caractéristique d’un horrible rituel connu dans le milieu sous le nom de « dressage » ou « préparation du terrain ». C’est un procédé que les trafiquants de personnes utilisent communément pour forcer les jeunes femmes à se prostituer. Et cela se pratique dans toutes les villes du Canada, selon la police qui commence à mieux cerner le problème.

L’esclavage sexuel rapporterait près de 26 millions de dollars par année aux trafiquants, selon un organisme qui étudie la situation à Ottawa. D’après les estimations prudentes de PACT (1), un groupe de lutte contre la traite de personnes, au moins 150 femmes seraient forcées à se prostituer dans la capitale. La grande majorité des victimes sont des Canadiennes, la plupart originaires d’Ottawa.

« Nous sommes convaincues qu’il y en a beaucoup plus à Ottawa, affirme Elise Wohlbold, auteure de la recherche réalisée pour le projet imPACT. Nous avons été très modérées dans notre estimation à cause de la méthodologie utilisée ».

Jasmine, qui n’a pas voulu révéler son identité parce qu’elle craint encore pour sa sécurité, a grandi dans la banlieue d’Ottawa. Après lui avoir infligé la séance de dressage pour anéantir toute résistance, son trafiquant-proxénète lui a donné quotidiennement de l’Oxycontin. Ainsi droguée, elle a été contrainte à se prostituer dans des hôtels pendant quatre ans.

Son expérience est tout à fait typique du sort réservé aux victimes de la traite des personnes (human trafficking) qu’on confond souvent avec le passage de clandestins (human smuggling) (2), où les femmes sont envoyées dans un autre pays pour y être réduites à l’esclavage sexuel. Toutefois, le passage de clandestins n’est qu’un aspect de la traite de personnes, une industrie mondiale dont le chiffre d’affaires atteindrait les 32 milliards de dollars.

D’après les corps policiers et les groupes d’aide aux victimes, qui commencent à peine à bien comprendre le phénomène, c’est surtout la traite interne de personnes qu’on trouve dans les villes d’Amérique du Nord comme Ottawa (3).

L’inspecteur Paul Johnston de la police d’Ottawa signale que les femmes sont souvent recrutées par des gens qu’elles connaissent.

« Très souvent, surtout dans les cas de traite interne, c’est le petit ami qui est le trafiquant. Les femmes sont recrutées par l’entremise de connaissances, puis elles sont manipulées et forcées à se prostituer. Cela peut commencer par des fréquentations amoureuses, mais le gars a l’intention d’amener la fille à se prostituer ».

Jasmine se demande aujourd’hui si son copain de l’époque était de mèche avec ceux qui lui ont fait vivre quatre années d’enfer.

Elle a eu la chance de s’en sortir. Après avoir échappé aux griffes de son trafiquant, il lui a fallu trois ans pour surmonter sa dépendance aux drogues. Toutefois, ce n’est que l’an dernier qu’elle a finalement compris ce qui lui était arrivé.

Elle se souvient des raclées qu’elle a reçues, au début, parce qu’elle refusait de se prostituer. On la battait sauvagement. « Après cela, je me rappelle ce qui s’est passé, mais je ne ressens aucune émotion par rapport à cela. »

Comme la plupart des trafiquants, ses exploiteurs lui fournissaient des drogues, quatre fois par jour dans son cas.

« Ils me bourraient de pilules mais, honnêtement, je n’aurais pas pu supporter cette vie sans drogue. On est tellement droguée qu’on ne ressent plus aucune émotion ».

Elle était forcée à servir des hommes dès 7h du matin et jusqu’à passé minuit. À raison de 300$ la passe, elle a rapporté une fortune à ses trafiquants, mais n’a jamais vu la couleur de cet argent.

D’après PACT-Ottawa, un trafiquant peut amasser près de 550 000$ par année en exploitant trois femmes.

Pendant ces quatre années, Jasmine a bien essayé de s’enfuir, mais c’était très difficile car ses trafiquants lui avaient pris toutes ses cartes d’identité et menaçaient de tuer des membres de sa famille. Ils avaient piraté ses comptes de courriel et surveillaient tout ce qu’elle écrivait sur les médias sociaux. Ils ont envoyé à sa famille et à ses amis des photos d’elle en train d’effectuer des actes sexuels.

« C’est ce jour-là que j’ai été coupée de tout le monde que je connaissais, dit Jasmine. Ma famille avait honte de moi et mes amis aussi. Il ne me restait plus rien ».

« La honte est un autre outil dont se servent les trafiquants pour isoler leurs victimes », explique Helen Roos, ancienne présidente de la Ottawa Coalition to End Human Trafficking (4).

« Ils font tout pour convaincre ces jeunes filles qu’elles n’ont nulle part où aller ».

Pendant les quatre années où on l’a prostituée, Jasmine a été interrogée par la police et par les professionnels-les de la santé qu’elle a consultés à l’hôpital ou dans des cliniques, mais personne n’a reconnu les signes de la situation qu’elle vivait.

« Je disais toujours que je sortais avec un toxicomane, dit-elle. Je pensais que personne ne pouvait comprendre ce que je vivais ».

Cependant, des corps policiers et des organismes de services ont uni leurs efforts pour alerter le public au sujet des signes qui pourraient indiquer qu’une femme est victime de trafiquants.

Des policiers de tout le Canada ont attiré l’attention sur ce fléau, la semaine dernière, en dévoilant les résultats d’une offensive-éclair contre la traite de personnes. Se faisant passer pour des "clients", des policiers ont interrogé 330 femmes dans 26 villes du pays, de l’Alberta à Terre-Neuve. Ils ont arrêté huit suspects et porté des accusations de traite de personnes ou de crimes connexes contre 28 autres.

Dans le cadre de cette opération baptisée « Northern Spotlight », la police a découvert que des jeunes filles, dont certaines n’avaient que quinze ans, étaient forcées à se prostituer. La police d’Ottawa a interrogé 29 femmes de 19 ans et plus, mais n’a pas effectué d’arrestation.

Les autorités policières et les groupes d’aide aux victimes s’entendent pour dire que les chiffres avancés par PACT-Ottawa ne représentent qu’une petite partie de la traite de personnes dans la capitale. L’estimation provisoire du nombre de victimes ne sera rendue publique qu’en mai et pourrait changer d’ici la présentation du rapport définitif.

 Publié en anglais dans The Ottawa Citizen, le 3 février 2014, sous le titre « Human trafficking in Ottawa : At least 150 women used as sex slaves, research suggests ».
 Traduit par Marie Savoie.

Notes

1. Persons Against the Crime of Trafficking in Humans. En français : Personnes agissant contre la traite des personnes.
2. La traite de personnes et le passage de clandestins. « Une personne victime de la traite est gardée sous le contrôle des trafiquants et est exploitée d’une manière ou d’une autre, parfois après avoir été transportée au-delà d’une frontière. Une personne qui entre clandestinement dans un pays, grâce à un passeur, généralement paye une somme d’argent et la relation entre le clandestin et le passeur finit là ». pact-ottawa.org. Voir aussi les précisions données sur le site de la GRC.
3. Les victimes de la traite interne de personnes, peu importe leur statut, le sont à l’intérieur du Canada. « Les victimes de la traite internationale de personnes, peu importe leur statut, sont des victimes "trafiquées" qui, au moment de la traite, passent une frontière internationale. » Site de la GRC.
4. Entrevue radio avec Helen Roos, accessible sur le site de
cet organisme. Voir aussi un reportage récent de la CBC sur
la traite des femmes à Ottawa.

  Lire aussi : « Non, Messieurs, la plupart des personnes prostituées ne le sont pas par choix », par Dimitri Guérin.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 avril 2014

Derek Spalding, Ottawa Citizen


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