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Jeanne Lapointe, intellectuelle engagée et ‘artisane de la Révolution tranquille’

22 septembre 2014

par Julie Latour, avocate, bâtonnière du Barreau de Montréal (2006-2007)

L’année 2015 marquera le centenaire de la naissance d’une femme singulière, dont la contribution multiforme et substantielle à la vie intellectuelle du Québec et à la genèse de la Révolution tranquille demeure pourtant méconnue. Injustement méconnue, devrais-je ajouter. Véritable femme orchestre, Jeanne Lapointe a fait converger pendant un demi-siècle sa passion et son talent pour les lettres, les sciences humaines et sociales dans un inlassable engagement afin d’œuvrer à un monde plus juste et plus humain.

À la fois professeure au Département des littératures de l’Université Laval, critique littéraire à Radio-Canada, intellectuelle engagée au sein de Cité libre, membre de la Commission Parent sur l’enseignement (1961-66), et de la Commission Bird sur la situation de la femme au Canada (1967-70), psychanalyste, et j’en passe, Jeanne Lapointe s’est entièrement consacrée à l’avancement de la société québécoise.

Une intellectuelle d’avant-garde

Il suffit de lire la plaquette lumineuse, Jeanne Lapointe, Artisane de la Révolution tranquille*, qui lui a été consacrée en 2013 sous la direction de Chantal Théry, pour s’en convaincre. Les contributions qui y figurent nous livrent un condensé de sa vie et de la prégnance de son action pour l’avènement du Québec moderne.

Pour l’écrivaine Madeleine Gagnon, elle figure « parmi les grands intellectuels québécois du XXe siècle ». Le sociologue Guy Rocher note son sens profond de la justice et signale que « sans son apport, le Rapport Parent n’aurait eu ni le contenu, ni la qualité, ni la densité qui ont contribué à l’influence qu’il a exercée dès sa parution et jusqu’à ce jour. »

Pour l’ex-ministre Monique Bégin, qui fut secrétaire générale de la Commission Bird, Jeanne Lapointe « était de toutes les réformes et voulait ouvrir les fenêtres pour laisser entrer l’air frais ». Son rôle dans cette commission lui fit constater l’étendue des barrières qui empêchent les femmes d’accéder à l’égalité et de réaliser leur plein potentiel, et l’a amenée à créer un corpus d’études féministes à l’Université Laval, l’ancêtre de ce qui allait devenir la Chaire Claire-Bonenfant. Sa formation de psychanalyste a ensuite ajouté une grande densité à sa réflexion féministe.

L’éveil de Jeanne Lapointe à la condition des femmes fut toutefois bien antérieur aux années ‘70, mû par son indignation naturelle face à l’injustice, mais aussi sans doute par son parcours personnel, à titre de première jeune femme diplômée de la Faculté des lettres de l’Université Laval (1938), et ensuite de première femme professeure au Département des littératures de l’Université Laval (1940).

Proche amie d’Hector de Saint-Denys Garneau et d’Anne Hébert, Jeanne Lapointe faisait la part belle dans ses écrits à leur « art poétique étroitement lié à une éthique de l’expérience intérieure ». La littérature était pour elle une voie d’accès à la connaissance et ses cours étaient ouverts aux idées d’avant-garde, tout comme aux penseurs et penseuses qui les véhiculaient. Très engagée et généreuse à l’égard de ses étudiants et étudiantes, elle n’hésitait pas à leur offrir le repas et même à les héberger en cas de besoin !

Engagée et déterminée

« Une Révolution - surtout lorsqu’elle est "tranquille" - se prépare patiemment, mais sûrement. Toute la vie et les compétences de Jeanne Lapointe y auront été investies », écrit Chantal Théry, qui fut son étudiante avant de devenir sa collègue professeure à l’Université Laval.

Il faut se reporter en 1960 pour saisir la détermination et l’intégrité intellectuelle dont Jeanne Lapointe a dû faire preuve afin de convaincre l’influent clergé de l’époque, à travers Mgr Alphonse-Marie Parent, président de la Commission éponyme, - et avec lui toute la société québécoise -, d’opter pour un enseignement laïque, de démocratiser l’éducation et d’accorder enfin une juste place à l’éducation des filles.

« Ça n’arrive jamais, des pays qui partent de si loin et qui vont si vite dans une direction si moderne. Il était extraordinaire de participer à une telle entreprise. C’était un énorme dynamisme de changement social et c’était très exaltant », reconnaissait la principale intéressée.

Face à sa contribution colossale à l’avènement de la Révolution tranquille, comment expliquer que Jeanne Lapointe demeure si peu connue, en dehors de la sphère littéraire ?

Sa versatilité et son éclectisme intellectuel semblent paradoxalement en partie responsables de son déficit de postérité : universitaire de renom, elle a relativement peu publié, en raison de son engagement social parallèle, mais aussi du fait qu’elle ne souhaitait apparemment pas se mettre en avant par ses écrits. Critique littéraire à Radio-Canada, elle n’était toutefois pas journaliste professionnelle et, de ce fait, n’a pu accéder à une reconnaissance de ses pairs.

J’oserais suggérer une autre raison, qui m’apparaît en fait la principale : Jeanne Lapointe demeure méconnue d’abord et avant tout parce qu’elle était une femme.

À titre d’exemple, lorsque que le gouvernement du Québec a honoré les artisans de la Révolution tranquille, à l’occasion des 50 ans de cette étape charnière, deux cohortes de cinquante bâtisseurs furent reconnus, respectivement en 2010 et 2011. De ce nombre, on ne retrouve que deux femmes la première fois (soit Thérèse Casgrain et Marie-Claire Kirkland- difficile de passer à côté !), tandis que dix femmes sur cinquante furent honorées la seconde fois - surtout des artistes de la scène comme Monique Leyrac ou Clémence Desrochers. Pour un Fernand Dumont, un Georges-Henri Lévesque ou un Marcel Rioux et consorts, aucune intellectuelle ne fut reconnue !

À travers le cas de figure de Jeanne Lapointe, se pose toute la question du peu de reconnaissance octroyé aux femmes et à leurs accomplissements dans l’Histoire.

Voilà à mon sens une injustice à laquelle il faut remédier, surtout à l’approche du centenaire de sa naissance, en 2015. Un colloque scientifique à sa mémoire m’apparaîtrait de mise, tandis que ses contemporains et contemporaines peuvent encore témoigner. Alternativement, un prix à son nom pourrait prendre forme. J’invite les acteurs sociaux à y songer.
Je salue à cet égard l’ouvrage précité de Chantal Théry, en lice pour le Prix Jean-Éthier-Blais 2014.

À titre de bâtonnière de Montréal, j’ai honoré en 2006 Annie Macdonald Langstaff, première femme diplômée en droit au Québec, en 1914, à qui les tribunaux ont refusé à deux reprises d’accéder à la profession d’avocat, et qui a mené pendant trois décennies le combat pour l’admission des femmes au Barreau. Cette femme fut pour moi une grande source d’inspiration. Ce devoir de mémoire s’imposait à moi. Il est temps de faire de même pour Jeanne Lapointe.

À l’heure où plusieurs des enjeux de la Révolution tranquille reviennent à l’avant-scène, en particulier le rôle de l’État, la laïcité de nos institutions publiques et la définition du bien commun, il est plus que jamais pertinent de retourner à l’esprit de cette période d’ébullition intellectuelle et sociale afin d’en retrouver le sens. Jeanne Lapointe en fut une incontournable figure de proue.

* JEANNE LAPOINTE, Artisane de la Révolution tranquille, aux Éditions Triptyque, 2013, 100 pages. Textes recueillis et présentés par Chantal THÉRY.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 juin 2014

Julie Latour, avocate, bâtonnière du Barreau de Montréal (2006-2007)


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