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Charlie Hebdo, la prédation et Louky Bersianik

9 janvier 2015

par Élaine Audet

Mercredi, avant de dormir, avant le carnage à Charlie Hebdo qui a fait 12 victimes, avant l’attentat haineux contre la liberté de pensée, je lisais un chapitre, intitulé La prédation du livre d’entretiens de France Théoret avec l’écrivaine féministe Louky Bersianik, décédée en 2011 : L’écriture, c’est les cris. Aujourd’hui, dans la peine et la colère où nous plonge la barbarie, je ne trouve pas de commentaires plus appropriés que quelques extraits tirés de ce livre (p. 91 à 98) paru aux éditions du remue-ménage fin 2014. Un livre à lire pour mieux comprendre la pensée de l’auteure de L’Euguélionne.

FT - Je voudrais d’abord que tu définisses la prédation.

LB - Je la sens beaucoup. Pour la décrire, je vais te donner une phrase de Nicolas, mon fils, que je vais mettre en exergue, si jamais j’arrive à écrire ce livre-là. Il dit : « Dans la vie, on est soit le repas, soit le repu. » C’est ça. Ça comprend tout.

Si Dieu existe, il est vraiment cruel. Il fait des belles choses mais il est extrêmement cruel parce qu’il fait en même temps le beau pis le laid. Tous les éléments, par exemple, sont des bonnes choses, mais ils sont tous, ça fait longtemps que j’ai cette idée-là, ils sont tous des tueurs : le feu, c’est un tueur, l’air, c’est un tueur. Le feu, j’ai écrit là-dessus… Chez les oiseaux, c’est beau, mais t’as des grands prédateurs ! Et chez les humains la prédation existe depuis toujours, tout le temps vers les plus faibles. Pourquoi c’est comme ça ? Pendant la Shoah ou n’importe quelle chose horrible, au Rwanda par exemple, ils ont leurs prières, ils prient, puis par hasard il y en a qui meurent.

Alors je dis que la vie, l’équilibre naturel, l’écosystème, la biodiversité, c’est fondé sur le fait que le plus grand mange le petit. Tout le temps, tout le temps, c’est ça. Alors je dis que ce n’est pas un bon dieu qui aurait imaginé ça ! Il y a peut-être un dieu mais il n’est pas bon ; pis, il est indifférent à nos souffrances, à nos douleurs, etc. Je voudrais vraiment développer ce thème-là, qui est un thème extraordinaire parce que ça comprend toute la vie sur Terre, puis toute la vie ailleurs, sur les planètes...

Moi, je suis vraiment darwiniste. Tout était là au début, je pense, et tout a évolué... Nous autres, on a un esprit, mais on est des prédateurs. Si, au départ, ça s’est fait juste comme ça, le Big Bang, puis ça s’est développé, il y a quand même... Puisqu’il y a des choses qui sont extraordinairement belles, on voyage pour voir de la beauté, c’est que... Pourquoi ç’a évolué comme ça ? Dans la nature, c’est plutôt des choses qui sont belles, mais il y en a toujours un qui va manger le plus petit. C’est une chaîne alimentaire et, dès qu’on est au monde, on pense à manger... Je regarde beaucoup de films sur les animaux. Tu les vois : leur préoccupation, c’est de manger, ensuite de se faire un nid pour dormir. Mais ils broutent tout le temps, ils mangent tout le temps, il y en a même qui mangent deux, trois fois leur poids dans la journée. L’herbe est là ou les graines sont là pour être mangées. Mais tu as des graines qui assassinent, tu as des fleurs carnivores... Tu as toujours le pendant de la prédation.

C’est incroyable qu’on soit dans un univers pareil, qui est aussi un univers de dégradation : tu vois les feuilles, les bourgeons, tu as des petites feuilles vertes adorables, le vert est tellement... C’est tellement beau quand les premières feuilles sortent des arbres, mais ça, ça va faire son temps : trois mois, c’est pas long, puis ça va tomber en feuilles mortes. Il y a toujours le pendant. Les feuilles servent aussi à certains animaux à manger...

Je pense qu’on est dans un monde d’illusions. Je pense que la jeunesse est une illusion parce qu’elle ne dure pas. L’enfant aussi, c’est une illusion parce que, à un moment donné, il va être un ado. Alors je trouve que, s’il y a eu un dieu au départ du Big Bang, c’était un dieu complètement indifférent. Il aurait lancé le beau et le laid, le bon et le mauvais, il aurait lancé ça là et nous autres on le perçoit là, on le voit dans la nature. Quand on parle de l’équilibre naturel, des écosystèmes, il faut absolument qu’on mette les proies avec les prédateurs : c’est ça, l’équilibre naturel. Moi, ça me fait bondir ! Je ne suis pas capable d’être d’accord ! Même le narrateur des documentaires a une voix qui est indifférente à ce qu’il dit.

On est des animaux « pensants » – pensants entre guillemets –, mais on ne pense pas beaucoup plus loin que le bout de son nez, je trouve. On ne pense pas. Il y a des penseurs et des penseuses, mais la plupart des gens ne réfléchissent pas, ne pensent pas, par exemple, au miracle des mains, des doigts, au miracle des yeux.

J’ai en horreur le fait de voir que toute la nature a été construite là-dessus : l’équilibre naturel, c’est de manger ou de se faire manger ! Je suis vraiment en dichotomie dans ma tête. Si jamais j’avais à croire en un dieu, je croirais en un dieu cruel et absolument pas attentionné.

Écoute, c’est fascinant de voir comment le corps humain est fait. Tout ça est là pour quelques années, puis, après ça, tu vas mourir. Mais c’est dans l’ordre des choses, c’est l’équilibre naturel : mourir puis laisser les autres prendre ta place ! Alors, pourquoi on s’entretue continuellement ? On n’aura jamais la paix parce qu’il y en a qui ne sont pas capables de penser. Ou penser, c’est juste penser à tuer l’autre, et ça, ç’a toujours existé dans la collectivité et dans le privé. Il y a beaucoup de gens qui assassinent dans le privé.

Mes raisons d’écrire, c’est encore de l’illusion. Je parlerais de la prédation parce que c’est vraiment le noyau dur de la conscience. Il faut qu’on soit conscient de tout ça. J’ai commencé par écrire pour les femmes, et je continue. La prédation, c’est aussi le noyau dur de ma pensée. Et puis ça fait longtemps, très longtemps. Plus je vieillis, plus ma conscience s’élargit, moins je suis capable de penser à la bonté d’un dieu. Il y a des êtres humains qui sont bons et il y a des êtres humains qui sont mauvais, mais les êtres humains qui sont bons sont souvent la proie de ceux qui sont mauvais. La bonté, comme la méchanceté, ça fait partie de l’équilibre naturel. Alors, je ne vois pas pourquoi ce serait une raison de croire...

FT - Alors, comment peux-tu la formuler, cette conclusion ?

J’aime beaucoup que tu aies parlé de la non-pensée. Et le fait que le monde virtuel existe maintenant, là : c’est un monde de non-pensée, mais on le prend pour la réalité, ce monde-là, et c’est pareil pour tout ce qui passe à la télé. On n’a plus besoin de penser parce que les autres pensent pour nous. Et ça, c’est terrible. L’émission de dimanche dernier de Découverte, c’était sur le cyberespace : à quel point, finalement, on peut tout te prendre, à commencer par ton identité. Tu es sur ton ordinateur, tu ne sais pas qui va venir te grappiller. On en parle tout le temps, on se dit toujours qu’on va être épargné, mais ça peut nous arriver.

Et la non-pensée nous amène à la non-vie. Cette non-vie est terrible. Même si on a tous l’illusion de croître, de nous défaire à mesure, tu as l’illusion de vivre. À un moment donné, ce sera une planète de non-vivants qui vont faire exactement ce que le virtuel va leur ordonner de faire. C’est pas toi qui fais le virtuel, c’est le virtuel qui te fait, qui te façonne. Alors ça, ça m’inquiète beaucoup. Tu ne peux pas vivre sans penser.

Louky Bersianik, L’écriture, c’est les cris : entretiens avec France Théoret, édition préparée et annotée par André Gervais, Montréal, Remue-ménage, 2014.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 7 janvier 2015

Élaine Audet

P.S.

 Lire la rubrique Louky Bersianik sur Sisyphe.




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