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La résistance des femmes de Sarajevo et la survie d’un quartier en guerre
13 décembre 2014
par
Ce texte est le préambule du livre de l’auteure intitulé La résistance des femmes de Sarajevo et publié en novembre 2014 aux Éditions du Croquant, Collection « Genre & féminismes », pp.11 à 13.
L’enquête qui suit concerne la manière dont un groupe de femmes, surtout des mères de famille, a organisé la survie d’un quartier en guerre, celle qui s’est déroulée en Bosnie de 1994 à 1996.
Il s’agit d’une anthropologie, si l’on peut dire, croquée sur le vif en pleine guerre, puis dans la période très confuse qui l’a suivie.
Ce qui m’a surtout frappée, c’est la transformation de leur quartier pris dans l’espace du siège de Sarajevo en espace domestique et féminin défini selon les critères traditionnels, par des femmes largement émancipées.
L’univers privé est retourné comme un gant, sa fluidité particulière mise à nu pour être reconfi-gurée en tactique. Ainsi, l’urbain fermé sur lui-même et géré par des femmes change de texture pour permettre à l’ensemble de la population de survivre.
Quand on se trouve prise dans une situation de guerre, on prend forcément parti dans la mesure où l’on ne voit qu’un côté, le sien, celui où l’on vit.
Mon expérience était donc celle des femmes bosniennes qui m’entouraient, je ne voulais pas savoir, ou plutôt à l’époque, je n’avais pas la moindre parcelle de disponibilité pour imaginer qu’il existât un autre côté, que les assiégeants subissaient les assauts de la défense bosnienne.
Précipitée dans l’urgence sans cesse renouvelée du présent, tout ce qui dépassait notre situation collective m’était égal, les « autres », ceux d’en face anonymes, déshumanisés étaient nos ennemis, ceux qui tiraient sur les enfants et les personnes âgées qui faisaient la queue des heures durant pour aller remplir un seau d’eau.
Par la suite, une fois passée au stade de la recherche, il a fallu réparer ces déséquilibres.
Dans une partie trop succincte écrite à la fin des années 1990, j’ai voulu comparer le vécu des femmes serbes, du côté des assiégeants, situés à quelques mètres des lignes bosniennes. Leur vie, bien qu’incomparablement plus confortable, n’était pas dépourvue de danger, car, après tout, les Bosniens se sont défendus.
Quand on se balade aujourd’hui le long de la Miljacka, le fleuve somme toute modeste qui traverse Sarajevo, le quartier autrefois serbe de Ilidza où étaient tapis les snipers (tireurs embusqués), est bordé de marques d’obus tirés de l’autre côté, bosnien, du fleuve.
Au tout début de l’été 2014, dans cette ville où tous les arbres avaient été abattus pour faire du bois de chauffage, je me suis promenée avec Azra, mon amie de guerre, respirant à pleins poumons le parfum des tilleuls qui avaient enfin repoussé.
Nous essayions de nous remémorer un poème de Lermontov que nous avions toutes les deux appris dans notre enfance – elle à Sarajevo et moi à Londres – où il est question, justement, de tilleuls.
Jamais, vingt ans aupa-ravant n’aurions-nous pu imaginer une pareille douceur, déam-bulant lentement devant le pont où avait eu lieu, cent ans plus tôt, presque jour pour jour, l’assassinat de l’archiduc autrichien Franz Ferdinand, événement qui avait déclenché la Première Guerre mondiale.
L’analyse minutieuse des stratégies féminines dans une situa-tion de siège m’a guidée dans des travaux ultérieurs et m’a permis de décoder des comportements repérés dans d’autres guerres, même des conflits plus anciens.
J’ai surtout compris qu’il s’agissait d’actes de résistance. Ce que les Britanniques appellent le home front, le front arrière, n’est pas un espace subalterne, mais vaut bien celui des combats.
Aujourd’hui, il n’existe plus de champ de bataille délimité où des armées se confrontent. Ce qu’on a nommé autrefois « l’arrière », là où survit tant bien que mal la population civile, surtout composée de femmes et d’enfants, est bel et bien l’espace vital où se joue et déjoue toute guerre. Autre-ment dit, dans un conflit armé, il n’y a pas de hors-champ.
La survie ici est tributaire de la continuité : continuité avec la vie quotidienne, les tâches domestiques, la scolarité, les repas.
Dans les sociétés traditionnelles (qui se trouvent être celles aujourd’hui où se déroulent les guerres), ce sont les mères qui s’évertuent à inventer une perpétuation dans les façons de faire familiales en honorant les fêtes, même les anniversaires avec les moyens du bord.
C’est justement cette apparente familiarité des façons de faire qui a contribué à la longue absence, voire à l’inexis-tence de mémoires féminines de guerre dans la plupart des pays de l’Europe continentale, ainsi que le manque d’intérêt de la part des chercheur-e-s en sciences sociales et politiques.
Dans les guerres, ces gestes domestiques composent vérita-blement LA geste héroïque d’un peuple qui finit par survivre, malgré tout.
Ce ne sont pas les faits d’armes qui narrent la réalité de la guerre et ses suites, la volonté de s’en sortir, la rage de vivre pour soi et surtout pour les siens.
Ces efforts réduits au silence du vécu traditionnel des femmes constituent autant de rituels symboliques, voire magiques, permettant aux familles d’imagi-ner un avenir de paix, bien au-delà de toutes les promesses poli-tiques ou victoires précaires.
Un sens de la communauté les porte. La résilience à la fois dans le privé et le collectif par les expériences collectives des femmes en est le produit.
Ce qui était vrai à Sarajevo l’était également à Leningrad, au ghetto de Varsovie et l’est encore aujourd’hui à Alep et à Mossoul.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 décembre 2014