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La compositrice Maria Theresa von Paradis et les créatrices de l’ombre

24 mai 2020

par Micheline Carrier

Maria Theresa von Paradis (1759-1924)

On dit de Maria Theresa von Paradis (Paradies) (1759-1824), compositrice, organiste, pianiste et cantatrice, qu’elle a été une artiste parmi les plus célèbres de son époque et a mené une brillante carrière de pianiste virtuose (1). L’histoire lui a réservé à peu près le même sort - l’oubli- que sa contemporaine Maria Anna Mozart, dite Nannerl, qualifiée aussi de prodige du piano et du clavecin, mais victime en quelque sorte de la notoriété de son prodige de frère, Wolfgang Amadeus.

Maria Theresa von Paradis était la fille de Joseph Anton von Paradis, conseiller de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780), d’où le prénom donné à l’enfant. La position de son père lui a valu la protection de l’impératrice, qui lui a assuré une solide formation musicale auprès des plus grands maîtres de l’époque, tels Léopold Kozeluch, Vincenzo Righini, Antonio Salieri et l’Abbé Vogler. Son statut lui permet également de commander des oeuvres à ses célèbres contemporains Mozart, Haydn et Salieri.

Bien qu’on la remarque, très jeune, pour sa grande beauté et son talent précoce pour le piano, Maria Theresa n’a pas connu une vie facile. À cinq ans, elle perd la vue, ce qui ne l’empêche de composer dans les années suivantes : des concertos pour pianos, de la musique de chambre, des lieder, des cantates, des opéras, des opérettes et de la musique de théâtre. Elle crée sa propre codification pour transcrire ses compositions.

La jeune fille fonde à Vienne, sa ville natale, un institut musical pour jeunes filles où elle enseigne pendant plusieurs années. Elle ne se contente pas de donner des concerts à Vienne. Entre 1783 et 1789, accompagnée de sa mère et du librettiste Johann Riedinger, elle a fait une longue tournée européenne dans des grandes villes telles Paris, Londres, Francfort.

Maria Theresa von Paradis (1759-1824)

À ses 17 ans, Maria Theresa a déjà subi plusieurs traitements douloureux et inefficaces pour son handicap visuel, son père décide alors de recourir aux services du magnétiseur Mesmer. La détermination de la jeune fille, ses dons particuliers et sans doute un peu l’amour qui naît entre Mesmer et elle l’aident à recouvrer en partie la vue. L’anecdote veut que la musicienne ait eu l’envie de la perdre à nouveau... en découvrant tout ce que sa cécité lui permettait d’éviter : pouvoir, calcul, ressentiment et avidité des êtres humains. Elle doit renoncer aux traitements de Mesmer pour mettre fin "aux placotages", dirait-on de nos jours.

De nouveau aveugle, elle poursuit néanmoins sa carrière de pianiste et de compositrice. Maria Theresa meurt en 1824 à l’âge de 65 ans (2). Elle a inspiré deux romans, centrés principalement sur son handicap, ce qui n’est pas notre propos (3).

La musique de Maria Theresa von Paradis

À partir de 1789, Maria Theresa von Paradis consacre plus de temps à la composition qu’aux concerts. De 1789 à 1797, elle compose notamment cinq opéras et trois cantates, et des œuvres d’autres genres dont plusieurs sont perdues. On peut consulter une discographie sélective sur ce site.

Pour être franche, je n’ai entendu parler de cette compositrice que récemment. Je connaissais la musique de sa "Sicilienne" sans savoir qu’elle en était l’auteure, le voile enveloppant souvent les oeuvres des créatrices comme s’il fallait cacher leur talent pour ne pas faire ombrage à celui des créateurs. Et encore, certains estiment que "La Sicilienne" serait l’oeuvre d’un autre musicien. Un homme, évidemment. Comme on ne s’entend pas sur le présumé auteur (on en mentionne au moins trois dans les sources consultées), je m’en tiendrai à l’avis de la pianiste Roxanne Castonguay et du flûtiste Claude Brodeur, qui ont attribué cette oeuvre à Maria Theresa von Paradis lors d’un concert donné à l’Alliance culturelle d’Ahuntsic, en février.

"La Sicilienne" est l’oeuvre la plus connue et la plus enregistrée de Maria Theresa von Paradis. Je vous suggère, notamment, l’interprétation de la grande violoncelliste Jacqueline du Pré ici (la même page contient une liste partielle des oeuvres de la compositrice. On peut en trouver une liste plus complète dans les archives de la radio classique suisse).

Le old boys’ club

Il n’est pas surprenant qu’on ait contesté la maternité de certaines oeuvres de von Paradis en les attribuant à des hommes. Selon la norme patriarcale, femmes et création musicale étaient jugées incompatibles à son époque. Et même à d’autres époques. Qu’on pense, par exemple, au sort réservé à Fanny Mendelssohn (1805-1847) (4).

Fanny Mendelssohn (1805-1847)

Pour souligner la Journée internationale des femmes 2015, le magazine La Scena musicale (numéro février-mars) consacre justement quelques pages aux femmes dans la création musicale. Dans un survol historique, le magazine tente de cerner les motifs expliquant que les compositrices soient souvent reléguées dans la marge. « En musique, force est de constater que les compositeurs forment un old boys’ club très sélect où les femmes ne sont que très rarement invitées », écrit Éric Champagne. Il identifie trois obstacles qui se sont dressés devant les compositrices pendant plusieurs siècles : la religion catholique, l’accès à l’éducation et les conventions sociales (5).

Ces obstacles n’ont pas empêché des femmes, à toutes les époques, de persister dans la création musicale, bien qu’on les ait confinées longtemps à la musique de chambre : « Le monde de la musique symphonique et de l’opéra leur était pratiquement interdit, ce qui entretenait le préjugé qu’une femme ne peut pas produire de "grandes" œuvres ».

Me revient un souvenir de collège qui m’avait mise hors de moi à l’époque. Le professeur de grec, un abbé, ne manquait jamais une occasion de signifier à ses étudiantes - nous, les collégiennes - qu’il croyait les femmes "naturellement" inférieures car elles ne pouvaient, selon lui, égaler les réalisations des hommes. En musique, nommez-moi une femme égale de Mozart, disait-il (cliché habituel). Comme si les femmes talentueuses, peu importe l’époque, avaient été aussi encouragées à développer leurs talents musicaux que le célèbre Wolfgang. En outre, il ne venait apparemment pas à l’esprit de M. l’abbé que, depuis la nuit des temps jusqu’à aujourd’hui, rares aussi sont les hommes qui ont eu le talent du grand compositeur à qui je voue quasiment un culte...

Cléo Palacio-Quintin (1971)

La Scena musicale établit une courte liste de compositrices contemporaines et d’autres époques, notamment des créatrices québécoises et canadiennes. Savez-vous, par exemple, que Cléo Palacio-Quintin (1971) (8), flûtiste et compositrice, d’origine belge et vivant au Québec depuis plusieurs années, a été la première femme diplômée au doctorat en électroacoustinque de l’Université de Montréal et qu’elle a créé une "hyper-flûte" assistée par l’électronique ?

La Scena musicale précise que le XXIe s. est nettement plus ouvert aux femmes créatrices, une ouverture qu’il attribue aux avancées du féminisme. « Il reste cependant beaucoup de chemin à faire pour que les divers acteurs du milieu – principalement ceux qui contrôlent les directions artistiques, les commandes d’œuvres et l’attribution des subventions – prennent leur part de responsabilité quant à la diffusion de la musique de ces créatrices. Comme partout ailleurs dans la société, c’est un devoir collectif que de travailler à la parité et à l’égalité entre hommes et femmes. »

Des propos qui font vibrer ma fibre féministe.

Il faut aussi mentionner l’hommage que l’émission "Les soirées classiques" de Radio-Canada animée par Mario Paquet a rendu, le 4 mars, aux femmes musiciennes - compositrices, interprètes et cheffes d’orchestre. L’animateur y mentionne des statistiques qui démontrent que le old boys’club n’a guère perdu de son élan. On peut écouter cette émission en rattrapage (6).

Enfin, France musique propose une série en ligne dans laquelle elle s’intéresse aux compositrices et fait entendre la musique de plusieurs d’entre elles (7).

Notes

1. Jean et Brigitte Massin, auteur-es notamment d’ouvrages sur Mozart et Beethoven, ne consacrent toutefois pas une ligne à cette compositrice dans leur ouvrage Histoire de la musique occidentale, Fayard, 1983, 1312 pages.
2. Biographie de Maria Theresa von Paradis, Le Figaro.
3. L’incroyable histoire de Mademoiselle Paradis, par Michèle Halberstadt. Roman. Albin Michel, 2008. Au commencement la nuit était musique, par Alissa Walser. Roman. Actes Sud, 2011.
4. Liliane Blanc, "Fanny Mendelssohn ou le génie créateur bridé", sur Sisyphe. Aussi de la même auteure : "Des compositrices, quand même !" sur Sisyphe ; et "Les femmes longtemps tenues à l’écart de la création", sur Sisyphe.
5. Éric Champagne, « L’éternel combat : Les femmes et la création musicale »
6. "Les soirées classiques", radio-Canada, le 4 mars 2015.
7. "Histoire des compositrices : une histoire qui reste à écrire",le 03 Mars 2014, mis à jour le 1 septembre 2014.
8. Site SMCQ.
* Autres sources sur Maria Theresa von Paradis et sur les créatrices en musique dans l’histoire.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 mars 2015

Micheline Carrier


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=5067 -