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Le Tribunal des Femmes en ex-Yougoslavie

15 mai 2015

par Marieme Helie Lucas, sociologue et coordonnatrice de Secularism Is A Women’s Issue

Le 7 mai s’est officiellement ouvert le Tribunal des Femmes sur les crimes contre les femmes pendant les guerres de la décennie 90.

Des femmes venues de tous les coins d’ex-Yougoslavie participent au Tribunal des Femmes qui se tient à Sarajevo, pour demander justice des crimes commis contre elles au cours de ces guerres et des durables inégalités et souffrances qui en ont découlé.

L’impressionnante composition du comité d’organisation témoigne de l’unité et de la solidarité des femmes au delà des divisions nationales qui résultèrent de la partition de l’ex-Yougoslavie : de Bosnie & Herzegovine : Les Mères des Enclaves de Srebrenica et Zepa, le Forum des Femmes (www.forumzena.org), la Fondation CURE (www.fondacijacure.org) ; de Croatie : le Centre d’Études sur les Femmes (www.zenstud.hr), le Centre pour les Femmes Victimes de Guerre - ROSA (www.czzzr.hr) ; du Kosovo : le Réseau des Femmes du Kosovo (www.womensnetwork.org) ; de Macédoine : le Conseil National pour l’Egalité de Genre (www.sozm.org.mk) ; du Montenegro:Anima (www.animakotor.org) ; de Slovénie : le Lobby des Femmes - Slovénie (www.zls.si) ; de Serbie : Les Études sur les Femmes (www.zenskestudie.edu.rs), Femmes en noir (www.zeneucrnom.org) .

Ce rassemblement est, en soi, un énorme accomplissement, à une époque où l’Europe est en butte à la montée des nationalismes, des forces d’extrême droite qui divisent les peuples selon les origines ethniques et religieuses ; à un moment où l’on cherche à homogénéiser les nations et à exclure les minorités et la diversité ; en un temps où on tente de séparer jusqu’aux citoyen-nes d’un même pays en ‘communautés’ antagonistes.

Qui plus est, l’organisation de cet événement a été coordonnée au cours des cinq dernières années par les Femmes en noir de Belgrade, en d’autres termes, par une organisation du pays ‘agresseur’. Le leadership des Femmes en noir ainsi que ses membres sont accueillis comme étant de la famille et portés aux nues dans toute l’ex-Yougoslavie, pour le soutien constant qu’elles ont apporté, pendant et après la guerre et jusqu’à aujourd’hui, aux femmes d’autres identités nationales et ethniques, - et ce quels que soient les risques encourus. L’accueil vibrant fait à FEN-Belgrade à l’ouverture du Tribunal des Femmes est un vivant témoignage de ce solide lien de solidarité, et c’est aussi la reconnaissance du dévouement de cette organisation à la cause du Tribunal des Femmes.

Le fait que les femmes se rejoignent de toutes les nations issues de l’ex-Yougoslavie représente plus qu’une puissante démonstration de solidarité : c’est aussi une prise de position politique, un défi aux forces destructrices de l’extrême droite qui sont à l’œuvre dans la région et dans l’ensemble de l’Europe.

Le Tribunal des Femmes de l’ex-Yougoslavie diffère beaucoup de tout autre Tribunal organisé jusqu’à ce jour : sa préparation a duré cinq ans, temps mis à profit pour effectuer un impressionnant travail à la base ; le but était de redonner pouvoir sur le processus aux victimes et survivantes ; rien n’a été épargné pour permettre aux femmes concernées de définir elles-mêmes le format de ce tribunal, et les buts poursuivis. On a tenu des centaines de réunions dans les villes, grandes et petites, et dans les villages, avec les groupes de femmes victimes, pour qu’elles puissent modeler et s’approprier le processus. Les rapports d’activités mensuels de FEN-Belgrade, disponibles sur son site web, montrent le rythme auquel ces rencontres se sont déroulées.

À aucun moment ne fut plaqué – du haut vers le bas - un modèle importé d’exemples antérieurs de tribunaux de femmes sur la réalité des victimes et survivantes d’ex-Yougoslavie. Ceci constitue, pour les victimes et survivantes, un modèle particulièrement rare d’un processus extrêmement respectueux et profondément ‘empowering’ (« autonomisant »).

Au cours de ces seules deux dernières années, le comité organisateur a organisé et produit : 11 séminaires régionaux, 10 formations pour les présentations en public, 102 présentations publiques dans 83 villes de la région, 25 documentaires sur le sujet, 5 réunions (réunions consultatives de travail des membres du comité d’organisation, et réunion des membres du Bureau Consultatif International), 10 publications (brochures, readers, agendas pour la paix), et de nombreuses feuilles d’information dans toutes les langues de la région (Albanais, BCMS, Macédonien et Slovène).

Le Tribunal des Femmes portera sur les violences commises durant les années 90, ainsi que sur les violences commises à la suite de ces guerres. En effet, le travail préparatoire a montré la continuité existante entre l’injustice et la violence qui associe les périodes de guerre et d’après-guerre. Le Tribunal couvrira la violence basée sur l’appartenance ethnique exercée par l’État et la société, la violence militariste – dans la guerre contre les civils*. Le Tribunal des femmes examinera tout spécialement la violence basée sur le genre : viols comme crimes de guerre y compris dans des buts nationalistes, violence masculine contre les femmes, et répression politique contre les femmes défenseures des droits humains. Il fera également le lien avec la violence économique contre les femmes qui a suivi la guerre.

Des dilemmes et des défis ont émergé au cours de la préparation, principalement autour des questions de responsabilité et d’impunité : le nationalisme et le transfert de responsabilité subséquent sur ‘l’autre’, ainsi que la minimisation des crimes de guerre commis ‘en notre nom’, sont des obstacles à la paix juste pour laquelle se battent les femmes.

Le sous-titre du Tribunal des Femmes, ‘une approche féministe de la justice’, est la clé pour comprendre pourquoi ce Tribunal ne prononcera ni verdict ni sentence : il nommera les crimes et les responsables, il exposera les liens entre les différentes formes de violence infligées aux femmes, jusqu’à ce jour, en ex-Yougoslavie en conséquence des guerres, il demandera justice et, s’appuyant pour cela sur ‘le pouvoir de la solidarité internationaliste des femmes’, il s’engage à suivre et monitorer les réponses qu’apporteront à leurs demandes les autorités concernées.

Ce pourquoi des femmes de plusieurs pays où se produisirent des crimes semblables ont été invitées : on note la présence de femmes algériennes et argentines (les fort connues Mères de la Place de Mai), et des femmes de l’Inde, de Palestine, du Congo sont annoncées.

Officiellement ouvert le 7 mai par une grande marche dans Sarajevo et des performances de rue, le Tribunal des Femmes entamera ses premières auditions le 8 mai. Ce sera certainement un événement très puissant. Le jugement et les conclusions sont attendus le 10 mai.

Ce Tribunal des Femmes est, à ma connaissance, le premier de son espèce. J’espère qu’il servira d’inspiration aux tribunaux de femmes à venir, dans d’autres parties du monde.

* Par contraste avec le concept classique de ‘guerre civile’ dans lequel les civils prennent parti, le concept de ‘guerre contre les civils’ a été créé par les citoyen-nes algérien-nes au cours du conflit armé des années 90, alors qu’ils étaient pris entre la violence des groupes intégristes musulmans armés et la répression de l’État, et ciblés des deux côtés, de façon à faire régner la terreur ; ce concept est maintenant utilisé en ex-Yougoslavie.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 mai 2015

Marieme Helie Lucas, sociologue et coordonnatrice de Secularism Is A Women’s Issue


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=5095 -