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Après Charlie
"Laïques de tous les pays, mobilisez-vous" - Djemila Benhabib

28 février 2016

par Mireille Vallette, journaliste indépendante

Dans son nouveau livre Après Charlie, l’auteure et militante québécoise Djemila Benhabib part des assassinats des dessinateurs pour brosser le paysage de l’avancée de l’islam radical aujourd’hui. Interview.

En 1994, Djemila Benhabib a 21 ans lorsqu’elle doit fuir l’Algérie avec sa famille après les premiers assassinats de la « décennie noire ». En 2009, son premier livre, Ma vie à contre-Coran, la fait connaître à un large public. Elle poursuit son combat contre l’obscurantisme au Québec, où elle vit, et en France où elle revient régulièrement. Au Québec, elle paie la note : menaces, pétition contre sa candidature politique, procédures judiciaires, dont l’une parce qu’elle a dénoncé le port du voile des petites filles et l’endoctrinement des enfants par les concours de récitation coranique.

Elle a achevé l’écriture d’Après Charlie juste avant le 13 novembre. C’est un hymne à la laïcité et à la démocratie et une ode aux journalistes qu’illumine la figure de Charb. Femme de gauche, Djemila dénonce les complices du communautarisme, médias, partis, et sa propre famille politique qui abandonnent les valeurs de la démocratie. À cause de leur complaisance, « les nazillons verts, des Frères aux djihadistes, sont une espèce en pleine expansion. »

Djemila nourrit ses analyses par le portrait de résistant-es des pays musulmans, dont plusieurs sont tombés au champ d’honneur : Abderrahmane Fardeheb, Tahar Djaout, Naguib Mahfouz, et ceux qui poursuivent le combat tels Kamel Daoud, Alaa El Aswany et Boualem Sansal qui a rédigé la préface d’Après Charlie.

Elle n’est pas tendre avec l’islam qui se déploie aujourd’hui dans les pays d’Allah : « Cette rigidité de pensée, s’agissant de la liberté de conscience et de l’altérité, place le monde musulman dans un énorme retard culturel et un déficit éthique abyssal. (…) Là où les musulmans dominent, un monothéisme essaye d’étouffer les deux autres. L’incroyance est criminalisée. La liberté de conscience et la liberté d’expression combattues. Ce refus de la critique, ce rejet de la pensée, cette négation de la réciprocité, cette aversion de l’altérité ont fait du musulman un être avili, un cœur aliéné, une tête sans tête. Insensibilisé à la vie dans sa pluralité et sa complexité, l’être musulman s’acclimate plus volontiers à la mort. »

***

Pour vous, il y a un avant et un après Charlie. En quoi ?

On n’appréhende plus la vie de la même façon lorsqu’on a été confronté à un tel degré de barbarie. On réalise que la démocratie est précieuse et fragile et que la première des libertés est la sécurité. Mais qu’est-e que cette chose : la sécurité, ce vilain mot, diront quelques-uns. Les dessinateurs historiques de Charlie étaient des personnalités attachantes qui ont marqué de mille et une façons l’enfance de certain-es et la résistance aux pouvoirs établis de certain-es autres. C’étaient des figures pacifistes d’une rare intelligence et d’une sensibilité si grande. En ce sens, ils représentent l’accomplissement culturel de toute une société et de plusieurs générations. Les perdre dans ces circonstances est terriblement difficile à accepter.

Depuis ces assassinats, ceux du 13 novembre sont survenus. Comment les interprétez-vous ? Une suite logique de Charlie ou une fuite en avant de l’EI ?

Rationaliser une telle violence n’est pas facile. Mais je suis frappée par l’intensification de la frénésie de la violence. Tuer est presque un jeu. Au Bataclan, les assassins rient en exécutant leurs victimes. Nous sommes passés des assassinats ciblés aux assassinats de masse en quelques mois. Si l’on se place dans la perspective des assassins du 7 janvier 2015, les victimes portaient une « culpabilité » liée à leurs activités, s’agissant de l’équipe de Charlie et des policiers, par exemple, alors que les juifs portent en eux une espèce de tare congénitale, celle d’être nés juifs. Le 13 novembre, la logique est différente. La focale de la culpabilité s’est considérablement élargie et par conséquent le nombre de victimes a bondi. De quoi étaient-ils coupables ? D’être la France tout simplement. Les assassins voulaient faire éclater la France en jouant sur les clivages. La France est restée digne, soudée, debout. Ce qui du coup a créé un deuil d’une tout autre nature en fédérant les différents milieux d’appartenance des victimes. […]

Vous soulignez la confusion faite entre « liberté religieuses » et « expression de la liberté religieuse » qui devrait être neutralisée. Mais selon la Convention européenne des droits de l’homme par exemple, les croyants peuvent manifester « en public ou en privé » leur religion et ceci entre autres par « les pratiques et l’accomplissement des rites »*. Peut-on s’en sortir sans modifier ce genre de législations ?

Oui, comme vous l’évoquez « les croyants peuvent manifester… ». Doivent-ils le faire à tout moment et en tous lieux, là est la question. Il y a dans ce texte des possibles en effet. Cette liberté de religion devient-elle pour autant une obligation absolue de religion ? Le problème c’est qu’on a fait de cette liberté de religion presque un droit absolu de religion. Une liberté, comme son nom l’indique, n’est pas un droit. Elle est modulée par des droits et libertés reconnus dans le cadre d’une société libre, plurielle et démocratique. Au-delà de ce débat juridique, la question qui nous est posée est d’abord d’ordre philosophique et politique. Elle est fort simple d’ailleurs. Jusqu’où peut aller la liberté de religion dans une démocratie ? Nous pensions cette problématique dépassée. Elle l’a été en quelque sorte concernant le christianisme. Marcel Gauchet a une belle expression pour illustrer ce processus en évoquant « la sortie du religieux ». À bien y réfléchir, il est question plutôt de « la sortie » du christianisme. C’est pourquoi l’un des chapitres de mon livre s’intitule « Dieu est mort (un peu), Allah est vivant (beaucoup) ».[…]

Les accommodements au Canada et au Québec

Les accommodements raisonnables se multiplient au Canada. La culture est différente de l’Europe, les juges ont davantage de poids dans les compromissions. Pouvez-vous en donner des exemples ? Et au final, le résultat est-il si différent de la France ?

L’« accommodement raisonnable » est l’outil juridique de l’idéologie canadienne du multiculturalisme. Celle-là même qui combat la laïcité, déconstruit l’égalité universelle, porte atteinte aux droits des femmes et institutionnalise la primauté du religieux. Il serait tro long de revenir sur l’origine du concept, mais voici deux exemples. Le dernier en date a beaucoup alimenté la campagne électorale de novembre dernier. Zunera Ishaq, citoyenne d’origine pakistanaise, vient de remporter une victoire judiciaire : il est permis de participer à la cérémonie d’assermentation pour l’obtention de la citoyenneté canadienne en portant le voile intégral, le niqab. Justin Trudeau, nouveau premier ministre, considère d’ailleurs que « le port du niqab est acceptable en tout temps et en tout lieu au Canada ». Tout a commencé avec l’épisode du kirpan en 2002. Un élève sikh d’une école de Montréal, âgé de 12 ans, souhaitait porter son kirpan (un petit poignard considéré comme un symbole religieux par les tenants de l’orthodoxie sikh) en classe. L’école s’y est opposée pour des raisons de sécurité et après une saga judiciaire de quatre ans, le plus haut tribunal du pays lui a donné raison. Mais le kirpan est interdit à l’Assemblée nationale du Québec, dans les avions et à l’ONU pour des raisons de sécurité. Ne cherchez pas la logique…

Au Québec, ces accommodements remportent un franc succès. Pourquoi ?

Un franc succès, j’en doute fort. Au Québec, nous sommes toujours à la veille d’une tempête provoquée par un accommodement. L’équilibre est précaire, la gronde au sein de la population palpable. Les questions de fond ne sont jamais réglées, mais constamment contournées. Les élites font semblant de ne rien voir et de ne rien entendre. Un jour, nous paierons cher toutes ces compromissions qui minent notre cohésion nationale. Nous naviguons entre deux régimes. Le régime républicain, en théorie du moins, applique un seul régime de droits. Son référent est la nation et son leitmotiv l’égalité. Le multiculturalisme est réfractaire à toute reconnaissance politique de la nation et sépare en fonction de l’origine et de la croyance. Sa préoccupation est de maintenir l’équilibre social entre les communautés. Son souci est de faire cohabiter plusieurs régimes de droits. Typiquement au Québec, nous sommes à la croisée de ces deux chemins. J’espère de tout cœur que le modèle républicain finira par s’imposer.

* Convention des droits de l’homme : La liberté de conscience implique « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. » (art.9)

 Extraits de l’article intitulé « Djemila Benhabib : Charlie, l’islamisme, la gauche… » publié le 26 février 2016 sur le blogue de l’auteure.

 Djemila Benhabib, Après Charlie. Laïques de tous les pays, mobilisez-vous, 256 pages, format 13,5 x 21cm, Éditions H&O, 2016.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 février 2016.

Mireille Vallette, journaliste indépendante


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