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Ghomeshi - Pourquoi retournent-elles auprès des agresseurs ?

2 avril 2016

par Meghan Murphy, journaliste et écrivaine, Feminist Current

Comme on pouvait s’y attendre, le procès de l’ex-animateur radio-canadien Jian Ghomeshi pour assaut sexuel a beaucoup plus mis l’accent sur ce que les victimes ont fait de « mal » que sur le comportement de leur agresseur. Reportage (1) après reportage les dépeignent comme des femmes qui ont gaffé – parce qu’elles sont revenues, ont eu un rapport sexuel avec Ghomeishi après l’agression, lui ont accordé de nouveaux rendez-vous, ont flirté, lui ont adressé des courriels « à teneur sexuelle »…

« À quoi pensiez-vous ? », a demandé à la troisième plaignante le procureur de la Couronne, Michael Callaghan. Il n’arrivait pas à comprendre – comme, sans doute, beaucoup d’autres personnes – pourquoi, après une tentative d’étouffement, cette femme rencontrait Ghomeshi de nouveau, allait boire un verre et dîner avec lui, et l’invitait chez elle.

Une autre plaignante, Lucy DeCoutere, a vu sa crédibilité attaquée de la même façon après qu’on ait révélé qu’elle avait adressé à Ghomeshi quelques courriels amicaux et sexuellement suggestifs, y compris ce qui est décrit comme une « lettre d’amour » (3), après qu’il l’ait étouffée et giflée. DeCoutere a défendu ses courriels en disant au tribunal, le 5 février, qu’elle « n’aimait pas éprouver des sentiments négatifs à propos des gens » et que cela la rendait « pusillanime ».

La première plaignante (4) a été agressivement interrogée par la défenderesse de Ghomeshi, Marie Henein, à propos d’une « photo en bikini » (5) qu’elle avait envoyée à celui-ci, en dépit du fait qu’il l’aurait frappée d’un coup de poing à la tête environ un an et demi plus tôt, en 2002.

Il se peut que, pour des personnes qui n’ont jamais été agressées ou maltraitées, ces comportements puissent d’une certaine façon sembler contradictoires ou suspects, en délégitimant les propos des victimes. Et il est possible que les gens qui ont eu la chance énorme de ne jamais avoir vécu une relation abusive n’arrivent pas à comprendre ce que les féministes répètent depuis toujours : ce que fait une femme après une agression n’a aucune importance (6). Le comportement d’une femme n’annule jamais la violence d’un homme à son égard.

Mais ces arguments ne semblent pas emporter l’adhésion. Hommes et femmes (7) ont encore du mal à comprendre les comportements des femmes envers les hommes qui les maltraitent ou les agressent sexuellement. La chroniqueuse de droite Margaret Wente a comparé le comportement de DeCoutere à celui d’une « fan éprise », affirmant que « pas une des accusatrices de M. Ghomeshi ne s’est comportée comme une personne ayant été attaquée ».

Wente reconnaît tout de même que « la dynamique de la violence peut être complexe ». Elle « sait que les femmes peuvent ressentir à la fois de l’amour et de la peur face à leurs agresseurs ». Mais Wente prétend aussi que cette situation est différente : « Ces femmes, dit-elle, n’étaient pas des épouses victimes de violence. Elles n’étaient pas en relation avec M. Ghomeshi. Elles le connaissaient à peine. Elles n’avaient aucune raison de le craindre, et il n’avait aucun pouvoir sur elles – sinon celui de son charme et de sa renommée. Elles auraient pu tout simplement partir. Elles ne l’ont pas fait. »

Le facteur que néglige Wente – et bien d’autres personnes – est que Ghomeshi était un agresseur chevronné. Il était très compétent dans ce qu’il faisait. Et même si beaucoup d’entre nous qui avons connu intimement des agresseurs nous reconnaissons dans les victimes – en imaginant comment nous serions vues et traitées si nos communications avec ces hommes étaient divulguées –, il n’est pas nécessaire d’être une victime pour comprendre cette dynamique.

Le journaliste Jesse Brown (8) a détaillé la façon dont Ghomeshi semblait choisir délibérément ses méthodes de communication avec les femmes, s’assurant d’enregistrer certains échanges très particuliers, et non d’autres conversations. Il manipulait ses victimes exactement comme le font beaucoup d’autres hommes violents, se livrant pratiquement à des chantages après coup, en disant à une victime, interviewée par Brown : « J’ai des messages écrits… tu le VOULAIS… »

Il alternait pressions et consolations, testant le terrain, s’assurant, toujours, de présenter des violences planifiées comme une simple expérimentation destinée à repousser des limites : du sadomasochisme, en somme, plutôt que de la violence. Il laissait entendre à ses victimes qu’elles avaient ces défauts que les femmes sont habituées à se faire reprocher lorsqu’elles essaient d’imposer des limites à la violence sexualisée des hommes. Il le faisait dans un discours à peine voilé, où l’on pouvait lire facilement des accusations de « pruderie » ou de « ringardise », pour les forcer à plier. Brown écrit : « Il leur a dit ‘qu’expérimenter’ était une attitude saine et les a raillées et mises au défi, leur disant qu’elles n’étaient sans doute ‘pas prêtes’ à un gars comme lui. »

Ce qui m’a toujours frappée dans le discours de Ghomeshi, dans son expertise évidente de la manipulation affective et verbale, est à quel point cette attitude me rappelle mes propres interactions avec des hommes violents. Par exemple, la façon dont mon ex avait essayé de me forcer à « avouer » qu’une agression n’avait pas eu lieu, alors que nous savions tous les deux qu’il y avait bel et bien eu de la violence. Ou la manière dont des hommes ont utilisé contre moi des contradictions dans mon comportement – un peu comme pour DeCoutere et les autres plaignantes – afin de me dépeindre comme malhonnête ou peu fiable. Je me souviens d’un ex qui m’a carrément dit qu’il comptait médire de moi à nos ami.e.s et connaissances pour me discréditer et me faire passer pour folle. Ces tactiques fonctionnent réellement – parce que, dans ces situations, vous avez en effet l’impression de perdre les pédales… (Pourquoi lui ai-je envoyé un texto ? Pourquoi ai-je couché avec lui ? Pourquoi l’ai-je pris dans mes bras quand je suis tombé sur lui ce jour-là ? Pourquoi y suis-je retournée ?)

Wente peut bien croire que les victimes de Ghomeshi n’ont rien de commun avec des femmes battues, mais elle a tort. La plupart des femmes aimeraient mieux faire comme si leurs viols ou leurs agressions n’avaient jamais eu lieu. Que cette gifle était une erreur de sa part ou même qu’elles l’ont imaginée. Qu’elles voulaient peut-être bel et bien du sexe ce soir-là, après tout… qu’il n’avait peut-être pas l’intention de vous faire du mal ou d’outrepasser ses limites, mais qu’il s’est juste laissé emporter. Nous voulons toutes nous défaire de ce sentiment pénible, le sentiment dont nous nous souvenons même quand tous les autres détails sont devenus flous. Nous ne voulons pas être des victimes – nous voulons nous sentir habilitées, en contrôle, OK. Souvent, il s’écoule des années avant que nous nous rendions compte que nous avons été violées ou violentées, et il est plus que probable que, pendant cette période, nous sommes demeurées amicales ou avons même flirté avec nos agresseurs.

Rien de tout cela n’est anormal et rien de tout cela n’est incroyable. C’est la façon dont les femmes s’adaptent. C’est la façon dont nous réagissons à une vie de manipulation de nos perceptions (gaslighting)(9) et de pressions à ne pas « nous présenter en victimes ». C’est la façon dont, aujourd’hui, les jeunes femmes réagissent lorsqu’on leur dit que « tout est affaire de consentement » (10) et qu’elles doivent transgresser leurs limites, de peur d’être qualifiées de « sainte-nitouche ». C’est le résultat de se faire dire ce à quoi ressemble « l’autonomisation sexuelle » avant même que l’on nous laisse une chance de comprendre ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas. C’est le résultat de se faire dire que nous devrions être à l’aise avec la violence sexuelle que nous voyons dans les films pornos.

C’est la raison pour laquelle des femmes retournent auprès de copains violents ou sortent une deuxième fois avec un homme qui les a violées. C’est la raison pour laquelle nous sommes gentilles ou flirtons par textos, même avec des hommes pour qui nous n’avons pas de respect. Voilà pourquoi nous sourions et rions quand on nous harcèle sexuellement ou qu’on nous siffle. Nous nous comportons exactement comme on nous l’a appris. Et pour cette coopération, nous sommes mises en procès – et punies, en substance, d’être des femmes.

Notes

1. Ici Radio-Canada, le 9 février 2016.
2. National Post, le 7 février 2016.
3. Global News, le 5 février 2016.
4. The Guardian, le 2 février 2016.
5. CBC News, le 2 février 2016.
6. Canadaland Show, le 8 février 2016.
7. The Globe and Mail, 8 février 2016.
8. Canadianland Show, le 7 février 2016.
9. Elephant Journal, le 17 août 2015.
10. Feminist Current, 27 octobre 2014.

 Version originale sur Feminist Current, le 8 février 2016.
 Publié initialement dans TRADFEM, le 12 février 2016.

Mis en ligne sur Sisyphe, 1 mars 2016

Meghan Murphy, journaliste et écrivaine, Feminist Current


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