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Cachez-moi ce vilain féminisme

14 mars 2016

par Nathalie Petrowski, La Presse

Que je suis naïve ! Je pensais que la performance électrisante de Beyoncé aux Video Music Awards en 2014, avec le mot « féminist » érigé en grosses lettres scintillantes sur scène, avait réglé la question. Idem pour le discours aux Nations unies de l’adorable actrice Emma Watson qui s’est avouée fièrement féministe devant un auditoire conquis.

Je pensais que le fait que même la très girly chanteuse Taylor Swift sorte de la garde-robe pour se déclarer féministe marquait le début d’un temps nouveau où une féministe n’était pas nécessairement une femme à barbe enragée ou une clitoridienne de gauche qui vomit les hommes, mais une chanteuse populaire cool, sexy, arborant microjupes, talons hauts et décolletés plongeants.

Je me disais alléluia ! Après des années, voire des décennies, à faire peur au monde, le mot « féministe » est enfin réhabilité, restauré, pardonné et compris dans toute sa splendide simplicité. Est féministe toute personne qui croit à l’égalité sociale, politique et économique des sexes. Aussi simple que ça !

Malheureusement, je me suis réjouie trop vite. J’ai oublié que je vis au pôle Nord, voire dans le village du père Noël, où des concepts pourtant simples ont tendance à figer dans le pergélisol et où certaines idées éclairées restent bloquées à la frontière par un douanier d’un autre temps.

C’est malheureusement la réflexion que m’inspire le débat d’arrière-garde qu’a allumé la ministre de la Condition féminine, Lise Thériault, en se disant d’abord pas féministe pantoute, puis féministe, mais à sa manière. On se demande ce que sera la suite : féministe le matin, mais pas le soir, féministe à vélo, mais pas en skis ?

Si seulement Lise Thériault avait été la seule concurrente au concours de la femme la moins féministe de l’année, on aurait pu le supporter. Après tout, Lise Thériault n’est que la vice-première ministre du Québec ! Tant pis pour elle si elle est mêlée dans ses définitions de dictionnaire.

Mais voilà que la ministre de la Justice Stéphanie Vallée a voulu elle aussi participer au concours en se disant humaniste et non féministe. Comme si le féminisme n’était pas un humanisme…

La sortie la plus inattendue et la plus pénible fut celle de Marie-France Bazzo dans le magazine numérique qu’elle publie chaque mois. Pénible parce que Bazzo est une fille intelligente, éloquente, cultivée, qui connaît le poids des mots. Qu’avait-elle besoin de pondre cet éditorial coiffé du titre « Je ne suis pas féministe, moi non plus ».

Stratégie marketing pour augmenter les clics de BazzoMag ? Envie de ne pas disparaître de la sphère publique alors que la fin de son émission approche ? Recherche d’attention ?

En réalité, peu importe les raisons. Ce que je retiens, ce sont les arguments un peu navrants qu’elle avance pour se justifier.

« Je suis allergique aux regroupements et me méfie des idéologies, même les plus séduisantes. Je ne fitte pas en groupe », écrit-elle comme si les féministes venaient toutes en caisses de 12 ou en paquets de six.

Depuis quand le féminisme nécessite-t-il l’adhésion forcée à un groupe

Jusqu’à preuve du contraire, on peut être féministe toute seule dans son salon, dans son spa ou sur sa motoneige. Le féminisme, du moins tel que je l’entends et le conçois, est avant tout un état d’esprit. Or, de ce que j’en comprends, Bazzo ne veut pas vivre dans cet état-là, parce que, écrit-elle, « je suis trop individualiste, trop girly, joyeuse et pessimiste à la fois, trop pro mixité, trop ambitieuse, trop adepte de l’empowerment »…

Bazzo peut bien être ce qu’elle veut, mais elle serait mal avisée d’oublier que tous les traits de caractère qu’elle a cités sont parfaitement solubles dans le féminisme d’aujourd’hui.

Après tout, comme dirait l’autre, nous sommes en 2016 ! Les mentalités ont évolué.

Bazzo ne voit-elle pas que son image du féminisme distille une saveur surannée qui aurait besoin d’une sérieuse mise à jour (et d’une couche de vernis à ongles) ? Elle semble être restée accrochée à l’image de cette féministe de la première heure qui lui aurait lancé sur un plateau que ses jupes courtes et ses décolletés, ça ne faisait pas sérieux, la traumatisant pour la vie. M’est avis que si cette féministe de l’Antiquité est encore de ce monde, son discours, lui, est mort et enterré depuis un certain temps.

Le plus étrange, c’est que tout au long de son édito, Bazzo reconnaît les apports du féminisme, se dit redevable et reconnaissante aux femmes qui se sont battues, salue les pionnières qui l’ont inspirée, applaudit aux acquis, déplore l’iniquité salariale et maudit le plafond de verre qui prévaut encore dans certaines sphères.

Mais alors qu’est-ce qui l’empêche de se dire féministe alors que dans les faits, elle l’est ? Est-ce le mot ? L’étiquette ? La peur de déplaire aux hommes ? La peur de faire peur au monde ? Ou est-ce en fin de compte la coquetterie d’une femme privilégiée et étrangère à la solidarité, qui veut croire qu’elle s’est faite toute seule et qu’elle ne doit donc rien à personne ? Un peu comme Donald Trump, mais en jupe courte et en talons hauts ?

J’espère que je me trompe.

 Ce texte provient de La Presse, le 3 mars 2016, et est reproduit sur Sisyphe avec l’autorisation de l’auteure, que nous remercions.

 Lire aussi : "Pour un féminisme pluriel", par Boucar Diouf

Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 mars 2016

Nathalie Petrowski, La Presse


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