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Burkini, voile : face aux polémiques et aux impasses, il faut relire Simone de Beauvoir

7 septembre 2016

par Chahla Chafik, auteure, directrice de l’Agence pour le développement des relations interculturelles pour la citoyenneté (Adric)

Ces trois dernières semaines, la France a été secouée par un débat sur le port du burkini à la plage. Si certains politiques souvent de droite se sont prononcés contre, des militant-es féministes ont voulu rappeler que c’était avant tout aux femmes musulmanes de décider de ce qu’elles portent. Pour la sociologue Chahla Chafiq, il faut relire Simone de Beauvoir pour éclairer les termes de la querelle.

Simone de Beauvoir, lors d’une manifestation pour l’avortement, dans les années 1970 (JULIENNE/SIPA).

Certains matins, j’ouvre les yeux avec l’envie de relire un livre précis, d’y retrouver des mots qui me prennent par la main pour me sortir d’une impasse où d’autres mots m’ont poussée.

Ce matin, c’est Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Écrit dans les années 1940. Publié en 1949. De nombreux changements sont survenus depuis. Pourtant, si l’autrice revenait, comme par magie, elle pourrait réécrire les mêmes mots et apporter un peu d’air frais dans l’ambiance confuse que la polémique sur le burkini a engendrée, même entre féministes.

Un débat, des mots, une impasse

Relançant la question du voile islamique, l’affaire du burkini rejoue un ping-pong entre discours islamistes, discours de l’extrême droite et discours de la droite extrême, les uns et les autres se nourrissant de leur écho permanent. Et au milieu de ce brouhaha fort prévisible, voilà que surgit un autre discours, moins prévisible, car provenant de féministes qui défendent les droits humains universels :

    "Certes, je considère le voile islamique comme un phénomène sexiste, mais je préfère laisser ce débat aux femmes musulmanes parce que je suis blanche, parce que je suis occidentale."

Ces mots-là me poussent dans une impasse. Ils m’enferment dans une identité qu’on me colle à la peau, à laquelle il semblerait que je ne puisse jamais échapper. Oui, c’est à moi que reviendrait la parole, car j’appartiendrais à l’oumma, à cette masse de musulmans dont le passé, le présent et l’avenir seraient inéluctablement déterminés par la religion.

Des crises socioculturelles et politiques balayées d’un revers de main

Et voilà les féministes "blanches" appelées d’emblée à prendre une distance bienveillante, vouées à la neutralité ! Tant pis si l’imposition du voile ne relève pas que de la loi islamique et trouve son pendant dans d’autres lois religieuses ! Tant pis si une partie non négligeable des femmes en burka sont bel et bien des femmes "blanches" et occidentales ! Tant pis si ces phénomènes interrogent le monde et notre société sur les crises socioculturelles et politiques qui les traversent !

Tout cela est balayé d’un revers de main. Il ne reste qu’une certitude : moi et les personnes comme moi, venant de pays dits islamiques, portons sur nos épaules les enjeux de ce débat. Il doit avoir lieu entre eux, les islamistes, et nous, les "musulman-e-s" humanistes et féministes.

Relire Beauvoir

Pourtant, n’est-il pas vrai qu’ici même, en Occident, l’instrumentalisation du "culturel" et du "cultuel" au détriment de la liberté des femmes est un invariant pour qui veut maintenir les femmes dans un état de subordination ? N’est-il pas vrai qu’ici même la lutte pour l’émancipation n’avance que par la déconstruction de l’image figée de "la femme", image justifiée par le recours à la "nature" et à la "culture" ?

N’est-il pas vrai que cette image n’agit que pour garder les femmes dans un "être" déterminé à l’avance, pour les empêcher de transgresser les identités fermées, pour restreindre leurs possibilités de devenir ?

C’est ce qu’écrit Simone de Beauvoir quand on lui refuse la légitimité à parler de la condition de toutes les femmes :

"Les femmes de harem ne sont-t-elles pas plus heureuses qu’une électrice ? La ménagère n’est-elle pas plus heureuse que l’ouvrière ? On ne sait trop ce que le mot de bonheur signifie et encore moins quelles valeurs authentiques il recouvre : il n’y a aucune possibilité de mesurer le bonheur d’autrui et il est toujours facile de déclarer heureuse la situation qu’on veut lui imposer… C’est donc une notion à laquelle nous ne référons pas… Tout sujet se pose concrètement à travers des projets comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par son perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a d’autre justification de l’existence présente que son expansion vers un avenir indéfiniment ouvert…

Comment dans la condition féminine peut s’accomplir un être humain ? Quelles voies lui sont ouvertes ? lesquelles aboutissent à des impasses ? comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut elle les dépasser ? Ce sont là les questions fondamentales que nous voudrions élucider. C’est dire que nous intéressant aux chances de l’individu nous ne définirons pas ces chances en terme de bonheur, mais en termes de liberté". (Le Deuxième sexe)

Ces mots, je les ai relus encore une fois ce matin, et j’ai eu envie de les partager.

Publié aussi dans Le Nouvel Observateur, le 29 août 2016. Merci à l’auteure.

 À lire aussi le site de l’auteure.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 29 août 2016

Chahla Chafik, auteure, directrice de l’Agence pour le développement des relations interculturelles pour la citoyenneté (Adric)


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