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Donald Trump élu, l’heure n’est plus à l’affliction mais à la mobilisation
Traduction : Marie Savoie

8 mars 2017

par Gloria Steinem, écrivaine et co-fondatrice du magazine Ms.

Dans mon pays, le ressac causé par la rancoeur des Blancs (white-lash) (1) et des hommes (man-lash) a porté au pouvoir Donald Trump, un candidat non qualifié, qui a accédé à la Maison-Blanche non pas par une trajectoire politique mais grâce à une fortune héritée, à un talent pour l’intimidation et à la notoriété que lui a donnée la télévision.

Si Hillary Clinton a remporté le vote populaire (2), Trump a obtenu celui de la majorité des grands électeurs. C’est un virage à droite comparable au Brexit (3) ou au règne du premier ministre Modi (4) en Inde. Pourtant, en réponse à la question qu’on me pose le plus souvent, j’avoue que j’espérais voir de mon vivant une femme accéder à la présidence des États-Unis, mais sans y croire tout à fait. Du moins, pas une femme de la trempe de Hillary Clinton.

Si la première présidente avait été une politicienne comme Margaret Thatcher ou Sarah Palin, par exemple, une femme qui sait comment jouer le jeu pour gagner, cela ne m’aurait pas étonnée. Mais Hillary Clinton (5) ne s’est pas contentée de jouer le jeu ; elle en a changé les règles.

Elle a proclamé que les droits des femmes sont des droits humains, que nous pouvons décider de ce que nous voulons faire de notre corps, que les travailleuses et les travailleurs, quelle que soit leur appartenance ethnique, doivent toucher le même salaire que les hommes blancs pour le même travail, que les pères peuvent et doivent exercer leur rôle parental à parts égales avec les mères, que les droits des femmes et des enfants doivent être au coeur de la politique étrangère et que le réchauffement climatique est bien réel. C’est pourquoi elle a été, comme toujours, appuyée par plus de femmes que d’hommes, par une plus grande part de l’électorat noir que de l’électorat blanc et par plus de scientifiques que de créationnistes. C’est aussi pourquoi elle suscite un profond et farouche ressentiment.

Il y a toujours eu des femmes qui auraient pu changer les règles du jeu. J’étais à l’université quand Marguerite Chase Smith (6) est devenue la première sénatrice américaine à s’opposer à Joe McCarthy, le Donald Trump de l’époque. Par la suite, elle a été la première femme proposée comme candidate à la présidence lors du congrès d’un grand parti. Mais elle n’est pas allée plus loin. En 1972, je me suis présentée comme déléguée en faveur de Shirley Chisholm (7), membre du congrès et candidate à la présidence. Son nom a figuré sur le bulletin de scrutin dans seulement 14 États, mais elle a dénoncé la guerre du Viêtnam, le racisme et le sexisme en politique et en éducation. Dans l’imaginaire collectif, c’est elle qui a retiré l’écriteau « Réservé aux hommes blancs » de la porte de la Maison-Blanche.

Pendant deux siècles et demi, mon pays a interdit aux femmes de toute ascendance ethnique l’accès à la plus haute charge politique. Étaient également exclus 40% des hommes, ceux qui étaient afro-américains, juifs, d’origine hispanique ou obligatoirement affublés d’un autre qualificatif. Sans oublier les 5% de la population qui se déclarent gays ou lesbiennes, et les 60% des Américain-es qui n’ont pas les moyens de se payer des études universitaires. Tous les présidents sauf un étaient mariés (8) et aucun d’eux n’était ouvertement athée ou agnostique. Si on fait le calcul, cela revient à dire que nous avons jusqu’ici choisi les titulaires de la plus haute fonction du pays dans un bassin qui ne représentait que 10% de nos éléments talentueux. Nous sommes peut-être en train d’accoucher d’une démocratie, mais le travail durera encore des années.

Voilà pourquoi l’élection de Barack Obama a marqué un début capital. Son intelligence et ses dons de rassembleur, son sang-froid et son humanité nous ont récompensé-es. Je crois que l’histoire retiendra qu’il a été un excellent président, même s’il a souvent été paralysé, lui aussi, par le pouvoir religieux et celui des grandes entreprises, majoritairement aux mains d’hommes blancs racistes, sexistes et animés par le culte masculin des armes à feu. Il m’est arrivé de penser que si ses adversaires avaient le cancer et qu’Obama avait le remède, ils ne l’accepteraient pas.

D’après les sondages d’opinion, les enjeux chers à la droite rallient rarement plus du tiers de la population, mais les représentant-es de la droite sont élu-es et réélu-es grâce aux contributions illimitées des entreprises, à la manipulation de la carte électorale par les États et à une participation électorale anémique.

La droite a pris et garde les rênes du Parti républicain, ce parti naguère centriste qui avait porté au pouvoir Margaret Chase Smith et été le premier à soutenir l’amendement pour l’égalité des droits des femmes (Equal Rights Amendment).

Il nous faut maintenant garder à l’esprit que cette minorité obstructionniste reste immuablement attachée à sa vision hiérarchique de la société et qu’elle s’oppose à toute mesure égalitaire. Ajoutez à cela le fait que beaucoup d’hommes, et particulièrement d’hommes puissants, n’ont pas vu une femme en situation d’autorité depuis leur enfance et que, devant la perspective que Hillary Clinton accède au poste le plus puissant du monde, ils se sont sentis émasculés, menacés et ramenés à l’état d’enfant. Par ailleurs, les Blancs qui sont sur le point de devenir minoritaires pour la première fois aux États-Unis s’opposent à la contraception (parce qu’elle réduit de façon disproportionnée le taux de natalité de la population blanche) et à l’immigration (parce qu’elle ne comporte pas de restrictions raciales ni religieuses). Naturellement, cette attitude repose sur un sentiment de culpabilité : ils craignent qu’on les traite comme ils en ont traité d’autres. Enfin, Donald Trump (9) a révélé, exploité et ravivé une misogynie décomplexée, l’hostilité envers Washington et une détresse économique bien réelle. Et cela a donné des résultats d’une ampleur insoupçonnée.

Je ne suis pas pessimiste mais réaliste. D’après les sondages, presque tous les enjeux visant l’égalité rallient la majorité de l’opinion, et les concepts de race et de genre sont en train d’évoluer. Armé-es de leurs téléphones intelligents, des activistes exposent au grand jour la violence raciale (10) qui a toujours existé, et les agressions sexuelles commises dans les rangs de l’armée ou sur les campus ne sont plus passées sous silence. La misogynie flagrante de Donald Trump a unifié les femmes, éduqué les hommes et ranimé le militantisme, provoquant un effet comparable à celui de l’affaire Anita Hill (11), mais plus répandu et plus profond. Trump a mis en évidence le désespoir des chômeuses et chômeurs ainsi que des gagne-petit qui ne l’appuient que par aversion pour les élites de Washington.

Il est aussi révélateur que les hommes blancs en colère, le tiers de notre population, soient assez désespérés pour appuyer un homme aussi peu conforme au stéréotype de la virilité. Donald Trump a hérité de sa fortune. Il n’a aucun exploit militaire ou sportif à son actif, pas plus que de réussite financière acquise par ses propres moyens. Il courtise à présent les travailleurs blancs qu’il a escroqués et se comporte en prédateur sexuel à l’endroit des femmes, que les mâles alpha sont censés protéger. Par surcroît, sa chevelure rappelle la barbe à papa et ses costumes s’ouvrent sur une masse gélatineuse. Et alors qu’un homme est censé n’avoir qu’une parole, son propre avocat a confié : « Donald croit à la théorie du mensonge éhonté : si on répète inlassablement la même chose, les gens finissent par le croire » (12). Pour paraphraser la grande Mary McCarthy (13), tous les mots qui sortent de sa bouche sont des mensonges, y compris « et » et « le ».

Gandhi disait que la vérité se révèle lors de périodes comme celle que nous vivons. Puisque Donald Trump s’est fait connaître grâce aux grands médias dont l’existence repose sur les cotes d’écoute et la publicité, et non au sein d’un parti politique, les médias doivent assumer leurs responsabilités et refuser d’accorder au prochain despote qui se présentera en lançant des déclarations non vérifiées la publicité gratuite qu’ils ont donnée à Trump et dont la valeur s’élèverait à deux milliards de dollars (14). Les Républicains centristes doivent aussi reprendre leur parti démoli des mains des extrémistes. Quant à nous, nous devons admettre que l’élection d’un président afro-américain et l’investiture d’une femme candidate à la présidence n’étaient qu’un début. Nous devons toutes et tous comprendre que le président ne peut que lever le doigt pour savoir d’où souffle le vent. C’est à nous de devenir ce vent.

La vérité est claire. Les prochaines années seront infernales. Pourtant, comme dans les cas de violence familiale - le paradigme de toute violence qui n’est pas exercée en légitime défense - le moment le plus dangereux se situe immédiatement avant ou après l’évasion. C’est là que la victime court le plus grand risque d’être battue ou tuée, parce qu’elle va échapper au contrôle de son agresseur.

Je pense que notre pays traverse une période dangereuse parce que la plupart d’entre nous sommes en train d’échapper au contrôle de quelques-uns. Mais tout comme on ne dirait jamais à quiconque, femme, homme ou enfant, de rester dans un foyer violent, nous ne retournerons jamais à l’ancienne hiérarchie. Malgré des menaces incessantes, dans notre pays ou ailleurs dans le monde, notamment un terrorisme genré et à caractère raciste, nous avons de nombreux leaders qui inspirent la démocratie, qui en font la démonstration et qui savent que nous sommes tous des êtres définis par nos liens avec les autres plutôt que par notre rang dans une quelconque hiérarchie.

Heureusement, tout comme l’arbre pousse à partir de ses racines et non de sa cime, le véritable changement part de la base.

Nous avons Hillary, Barack et Michelle pour nous guider. L’heure n’est pas à l’abattement mais à la mobilisation. Nous sommes peut-être sur le point d’être libres.

 Article original : "After the election of Donald Trump, we will not mourn. We will organize", par Gloria Steinem, dansThe Guardian, 10 novembre 2016.

Notes

1. Lien.
2. Lien.
3. Lien.
4. Lien.
5. Lien.
6. Lien.
7. Lien.
8. Lien.
9. Lien.
10. Lien.
11. Lien. Anita Hill avait dénoncé le harcèlement qu’elle avait subi de la part de Clarence Thomas, aspirant à la cour suprême. L’affaire avait galvanisé les féministes.
12. Lien.
13. Lien. Voir information sur Mary McCarthy ici.
14. Lien.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 27 février 2017

Gloria Steinem, écrivaine et co-fondatrice du magazine Ms.


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