source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=5362 -



Le projet de loi C-16 - Le débat sur l’identité de genre ignore la perspective féministe

2 mars 2017

par Meghan Murphy, Feminist Current, et autres signataires

Le projet de loi C-16 soulève de graves problèmes auxquels n’ont pas encore réfléchi la plupart des Canadiennes et des Canadiens.



En octobre 2016, la Chambre des communes a voté par 248 contre 40 l’adoption du projet de loi C-16 (1) en deuxième lecture. Si ce projet est adopté au Sénat, la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel sera modifiée pour ajouter l’identité de genre et l’expression de genre à la liste des motifs de distinction illicite. Cela semble très positif, mais certaines questions clés sont passées sous silence alors que des lois et des politiques sur l’identité de genre sont mises en place un peu partout au Canada.

Bien que les médias aient présenté le débat sur l’identité de genre comme une confrontation entre des positions de gauche (2) et de droite (3), une perspective clé manque à cette conversation : la perspective féministe.

Prévenir la discrimination est une chose que la plupart d’entre nous appuient, mais incorporer des notions d’« identité de genre » et d’« expression de genre » dans la législation canadienne n’est pas une mesure progressiste. Dans notre désir de faire preuve d’ouverture et d’inclusion, nous n’avons pas réfléchi à la façon dont cette décision met en danger les mesures de protection basées sur le sexe qui sont accordées aux femmes et aux filles.

Après qu’un professeur de psychologie de l’Université de Toronto, Jordan Peterson, se soit plaint de ce qu’il a appelé « la rectitude politique » - l’obligation d’utiliser des pronoms neutres en classe et le projet de loi C-16 - des étudiants et des enseignants ont pris la parole. Des élèves de l’Université de Toronto ont organisé un « teach-in/rassemblement » afin de « lutter contre la transphobie, l’intersexisme et l’effacement des réalités non binaires dans l’enseignement postsecondaire » ; pour leur part, plus de 250 membres du corps professoral ont signé une lettre (4) associant les commentaires de Peterson à un « discours haineux ». La semaine dernière (le 20 octobre 2016), les administrateurs de l’université ont ordonné à Peterson (5) de « cesser de faire des déclarations qui pouvaient être considérées comme discriminatoires en vertu de la législation provinciale sur les droits de la personne ».

Les médias d’information de partout au Canada ont couvert avec enthousiasme cette controverse et le débat sur l’identité de genre. Mais ils l’ont également couvert de façon inexacte, en façonnant un discours qui présente des hommes blancs, conservateurs et antiféministes comme les dissidents à des réformes soutenues par de jeunes gauchistes branchés.

La résistance à des directives imposant aux écoles publiques de laisser les élèves choisir les salles de bains et vestiaires en fonction de leur choix d’« identité de genre », plutôt qu’en fonction de leur sexe, a également été présentée comme provenant uniquement de la droite religieuse.

Bien que je n’aie pas grand-chose en commun, au plan politique ou idéologique, avec ces groupes, ou avec le professeur Peterson (qui semble opposé à ce qu’il qualifie de « gauche radicale » (6) et d’idéologie féministe (7), j’ai moi aussi de graves préoccupations au sujet de ces politiques et de ces lois.

Commençons par le vocabulaire.

Dans le débat de mercredi dernier (octobre 2016) à la Chambre des communes sur le projet de loi C-16, également connu sous le nom de Loi sur les droits des transgenres, la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, qui a présenté la loi en mai, a expliqué (8) ce qui suit :

« L’identité de genre est l’expérience interne ou individuelle qu’a une personne de son sexe. C’est une expérience profondément ressentie d’être un homme, une femme ou d’être quelque part sur un spectre entre ces deux pôles. L’expression de genre est la façon dont une personne présente son genre en public. C’est une présentation externe ou extérieure par des aspects tels que l’habillement, la chevelure, le maquillage, le langage corporel ou la voix. »

Toutefois, ces déclarations illustrent une profonde méconnaissance de ce qu’est le genre et de la façon dont il fonctionne.

Le genre est un produit du patriarcat.

Les idées entourant la masculinité et la féminité existent pour naturaliser la domination masculine et la subordination féminine. Par le passé, on disait que les femmes étaient trop irrationnelles, émotives, sensibles et faibles pour s’engager dans la vie politique et publique. On disait des hommes (et on le dit encore souvent) qu’ils étaient intrinsèquement violents, ce qui avait pour conséquence que des actes comme le viol marital et la violence conjugale étaient acceptés comme des faits inévitables de la vie. « Les garçons sont comme ça », disait-on – et on le dit toujours – pour excuser le comportement prédateur, violent ou autrement sexiste des hommes.

Le mouvement féministe est né à la fin du XIXe siècle en opposition à ces idées, et il continue aujourd’hui sur cette base. L’idée que le genre est un phénomène interne, inné ou choisi – exprimé par des moyens superficiels et stéréotypés comme les coiffures, les vêtements ou le langage corporel – est profondément régressive.

À l’encontre des droits des femmes et des filles

Au-delà de tels propos malavisés, il y a le fait que nous adoptons à la hâte une législation qui va à l’encontre de droits et de protections déjà établis pour les femmes et les filles.

Les espaces pour femmes – y compris les refuges pour sans-abri, les maisons de transition, les salles de toilettes et les vestiaires – existent pour offrir aux femmes une protection contre les hommes. Ce ne sont pas les hommes qui craignent que les femmes ne pénètrent dans leurs vestiaires pour s’exhiber, les harceler, les agresser, les photographier ou les tuer... Cette réalité de la violence sexiste est souvent passée sous silence (9) dans les conversations autour de l’identité de genre. Cette réalité est basée sur le sexe, et non sur l’identité. Les hommes ne peuvent pas s’exclure de la classe des oppresseurs simplement en s’identifiant comme femmes et les femmes ne peuvent cesser d’être vulnérables à la violence masculine simplement en s’identifiant comme hommes.

Comme les écoles publiques, des centres communautaires (10) de toute la Colombie-Britannique ont adopté avec fierté une politique selon laquelle les personnes trans peuvent utiliser n’importe quel vestiaire auquel ils et elles « s’identifient » (11). Bien qu’il soit compréhensible qu’une personne qui s’identifie comme transfemme puisse se sentir mal à l’aise de se changer dans un vestiaire d’hommes, ces types de politiques présentent d’autres problèmes qui sont passés sous silence.

Après que l’on ait empêché Brittney Remington d’entrer dans le vestiaire des femmes dans une piscine à Victoria, pour lui demander de se changer plutôt dans un local voué aux premiers soins, cette transfemme auto-identifiée a déposé une plainte formelle de discrimination. L’administration municipale lui a présenté des excuses et le responsable du département des parcs et des loisirs a expliqué aux médias (12) que leur politique était de « permettre aux personnes transgenres d’utiliser le vestiaire auquel elles s’identifient et que, dans le cas de Remington, une grave erreur avait été commise ».

Cependant, aussi impopulaire que ce fait soit devenu, un homme ou un garçon qui souhaite s’identifier comme femme ou comme fille, peut-être en adoptant un langage corporel, une coiffure ou des vêtements stéréotypiquement féminins, demeure un être masculin. Il a encore des organes sexuels mâles, ce qui signifie que les filles et les femmes continueront à le percevoir comme une menace et à se sentir mal à l’aise de sa présence dans des vestiaires, par exemple. Est-ce maintenant la responsabilité des femmes et des filles de quitter leurs propres espaces (13) si elles ne se sentent pas en sécurité ? Les adolescentes sont-elles obligées de surmonter le fait matériel pour ne pas être accusées d’intolérance ? Les femmes ont-elles le devoir d’oublier soudainement tout ce qu’elles savent et ont vécu en matière de violence sexuelle, de harcèlement sexuel et de voyeurisme masculin simplement parce qu’un individu souhaite avoir accès au vestiaire féminin ? Parce qu’un garçon prétend qu’il « se sent comme une fille à l’intérieur » ? D’ailleurs, que veut dire cette phrase ?

Le genre et le sexe ne sont pas définis par un sentiment.

D’une manière générale, l’affirmation selon laquelle on « se sent » « intérieurement » appartenir au sexe opposé « à l’intérieur » est liée à une liste de stéréotypes de genre sexistes (14) : un garçon aimera les poupées et les robes, une fille jouera avec des camions et se taillera les cheveux courts, un homme aimera porter des collants et recevoir des manucures, etc. ... Mais il n’y a aucun fondement scientifique à l’idée que le sexe est défini par un « sentiment » ou par des choix superficiels. On ne peut pas, en fait, « se sentir » comme un homme ou une femme « intérieurement », parce que le sexe est une caractéristique qui existe tout simplement. C’est un fait neutre. À moins de souffrir d’une maladie mentale comme la peur d’une dysmorphie corporelle, la seule raison pour laquelle on pourrait prétendre ne pas « se sentir » appartenir à son groupe de sexe, biologique, serait de s’identifier aux rôles de genre assignés au sexe opposé. Le mot-clé est ici : assigné.

Il est probable qu’aucun-e de nous ne se sente à l’aise avec les rôles restrictifs dans lesquels nous sommes socialisé-es en tant qu’hommes ou femmes. Il est clair que celles et ceux qui sortent de ces rôles sont cruellement punis, et cela inclut des personnes transgenres. Mais ce problème est social, et sa solution n’est pas de renforcer les idées sexistes sur le genre, mais de repousser l’idée du genre lui-même - c’est-à-dire l’idée que les hommes et les femmes ont des comportements innés et des préférences présentes dès la naissance. En tant que féministes et que progressistes, nous devrions contester l’idée que des choses aussi superficielles que les vêtements, les jouets, le maquillage ou les maniérismes nous définissent.

Nous vivons à une époque où des femmes et des filles sont tuées chaque jour, partout dans le monde, par des hommes. Des réalités comme le viol, les sévices domestiques et le meurtre de femmes et de filles autochtones au Canada ne sont toujours pas considérés comme des crimes motivés par la haine. Et pourtant, nous avons réussi à faire adopter une loi qui pourrait très bien assimiler à des propos haineux le fait de mal nommer le genre ("misgender") de quelqu’un (15).

Conflit entre droits des femmes et des personnes auto-identifiées transgenres

Les femmes sont protégées en vertu des droits de la personne parce que nous sommes, en tant que groupe, victimes de discrimination en raison de notre biologie. Les employeurs choisissent encore de ne pas embaucher de femmes en tenant pour acquis qu’elles pourraient devenir enceintes. Les femmes se battent encore pour l’accès à des espaces réservés aux femmes - y compris des toilettes (16) et des vestiaires (17) - dans les lieux de travail dominés par les hommes comme les services d’incendie (18), afin d’échapper au harcèlement sexuel et aux agressions.

La législation et les politiques qui protègent « l’identité et l’expression de genre » ont malheureusement institué un conflit entre les droits des femmes et ceux de personnes qui s’identifient comme transgenres. Il existe des solutions. L’accessibilité des édifices publics aux personnes handicapées, par exemple, n’a pas toujours été la norme (19). Il est parfaitement raisonnable de s’attendre à ce que les édifices publics installent des toilettes et des vestiaires privés neutres à l’égard du genre pour les personnes qui ne souhaitent pas utiliser le vestiaire des femmes ou celui des hommes. Nous pouvons instaurer des changements et veiller à ce que les gens aient accès aux services et au soutien dont elles et ils ont besoin sans grever les droits établis et encore très nécessaires des femmes et des filles.

Les femmes sont socialisées, à partir du moment où elles sont nées, à prioriser les émotions et le confort de tout le monde sauf les leurs. Nous apprenons que nos frontières ne seront pas respectées par les hommes lorsque nous voyons ces derniers nous interrompre, nous dévisager, nous harceler sur la rue, nous peloter et nous violer. Des photos de filles sont constamment partagées électroniquement (20), contre leur gré (21), par des garçons et des hommes. La crainte que des images de nos corps soient mises en ligne afin de nous exploiter et déprécier est bien réelle.

Notre peur des hommes est justifiée ; il a été prouvé maintes et maintes fois qu’elle est (malheureusement) rationnelle, et non irrationnelle. C’est quelque chose qui doit être respecté, non traité comme une réaction intolérante ou hystérique. La société a trop longtemps méconnu les sentiments, les préoccupations et la sécurité des femmes.

Meghan Murphy est une autrice de Vancouver, en Colombie-Britannique. Son site Web : Feminist Current.

Notes

1. Lien.
2. Lien.
3. Lien.
4. Lien.
5. Lien.
6. Lien.
7. Lien.
8. Lien.
9. Lien.
10. Lien.
11. Lien.
12. Lien.
13. Lien.
14. Lien.
15. Lien.
16. Lien.
17. Lien.
18. Lien.
19. Lien.
20. Lien.
21. Lien.

Traduction : TRADFEM.

Version originale : "Bill C-16 is flawed in ways most Canadians have not considered"

Mis en ligne sur Sisyphe, le 26 février 2017

Meghan Murphy, Feminist Current, et autres signataires


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=5362 -