source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=5531 -



Une perte incommensurable

30 juin 2019

par Élaine Audet

J’ai l’immense tristesse de vous annoncer le décès de Micheline Carrier le 22 juin à la suite d’une rupture d’anévrisme cérébral massive. C’est la perte d’une amie pour plusieurs d’entre nous et celle d’une de ses voix les plus courageuses, radicales et authentiques pour l’ensemble du mouvement féministe. Elle est pour moi l’une des rencontres essentielles de ma vie, une amie et une complice de haut vol. Créatrice du site Sisyphe en juin 2002, elle m’a invitée à la rejoindre à l’automne de la même année pour donner à la parole des femmes la plus grande visibilité possible. Ce site encyclopédique est l’œuvre de sa vie.

Née le 31 juillet 1944, à Mont-Joli (Bas-du-Fleuve) au Québec, Micheline Carrier a reçu une formation en histoire et en philosophie, et exercé la profession de journaliste pendant plus de 20 ans, notamment à titre de collaboratrice du Devoir, de Châtelaine, de la Gazette des femmes, et de plusieurs revues. Elle est co-auteure, avec Colette Gendron, d’un ouvrage publié aux presses de l’Université du Québec, "La mort, condition de la vie" (1997), qui s’est mérité un prix et une mention lors de la remise des Prix du ministère de l’Éducation du Québec en 1998. Micheline Carrier a aussi publié aux éditions Apostrophe dans les années 1980, des essais remarqués et remarquables, encore souvent cités : "La pornographie, base idéologique de l’oppression des femmes", "La danse macabre : violence et pornographie" et "Doit-on pendre Jocaste ?", une critique du livre "Les enfants de Jocaste", de Christiane Olivier.

Micheline Carrier a choisi le nom de Sisyphe pour son site parce qu’il est un symbole à la fois de liberté, de détermination et de vigilance pour les femmes qui doivent toujours recommencer à faire valoir leur droit à l’existence et à la parole. L’ouverture à la réalité de toutes les femmes, et à des sujets qui ne sont pas nécessairement reliés à leur condition, caractérise également le site, car tout ce qui se passe dans le monde, la paix, la guerre, la politique, l’environnement, l’économie, etc. concerne les femmes.

Très rapidement, le site Sisyphe est devenu un site de diffusion des idées et des recherches féministes. Il a bénéficié de la collaboration de chercheur-es et d’écrivain-es de grande réputation, de différentes origines et disciplines (éducation, histoire, littérature, arts visuels, poésie, sociologie, politique, sciences et technologies, anthropologie, etc.). Celles et ceux, qui en ont bénéficié, ont salué l’incomparable talent d’éditrice de Micheline Carrier, ses conseils judicieux, sa haute exigence.

À l’automne 2004, Micheline et moi avons décidé de mettre sur pied une maison d’édition dans le but d’offrir des livres de petits formats, à prix modique, dont la particularité serait de poser un regard féministe sur des thèmes d’actualité. Avec l’aide bénévole du professeur de sociologie et ex-éditeur, Richard Poulin, pour l’infographie et la mise en page, les éditions Sisyphe lancent en 2005, leurs trois premiers livres qui traitent de la sexualisation précoce des filles, de l’abolition de la prostitution et de la résistance à l’instauration de tribunaux islamiques au Canada.

Grâce à l’énergie lucide et passionnée de Micheline Carrier, qui lui a consacré le meilleur de son temps, le site sisyphe.org a publié à ce jour plus de 5,500 articles, dont plusieurs, inoubliables, de sa propre plume, notamment sur le massacre misogyne de Polytechnique, la lutte pour la laïcité, l’abolition de la prostitution, la mort de Marie Trintignant, et la dénonciation du masculinisme. En 2016, Micheline et moi avons eu le plaisir et l’honneur de recevoir le Prix de PDF Québec, décerné à des personnes ou groupes pour leur contribution à la libération des femmes.

Je ne saurais terminer sans souligner le courage exceptionnel dont a fait preuve Micheline Carrier. Après son retour d’un long voyage au Népal en 1997, elle apprenait qu’elle était atteinte d’arthrite rhumatoïde. Comme pour ses autres combats, elle n’a jamais baissé les bras, et elle a fait de sa vie personnelle un modèle de résilience et de résistance à la douleur. Mais, plus que tout, Micheline a su porter la liberté à son plus haut niveau, tant au plan individuel que collectif. Avec quelques amies et collaboratrices de Sisyphe, je suis résolue à maintenir le site en vie, et à poursuivre l’œuvre de sa fondatrice. J’offre mes condoléances les plus sincères à à sa famille et à ses proches.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 juin 2019

Élaine Audet


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=5531 -