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L’Appel de Liège : une entrevue avec Djemila Benhabib

7 février 2020

par Johanne St-Amour, féministe radicale et collaboratrice de Sisyphe

    "Un climat de censure règne au Québec à chaque fois qu’il est question de laïcité, d’islam, d’immigration et il vient principalement de ceux qui sont censés participer à la circulation des idées et de l’information. C’est un problème très sérieux. Il faut s’en occuper sans plus tarder. Pourquoi ne pas exiger une commission parlementaire sur le sujet. Ces gens-là ont des comptes à nous rendre, ils ne sont pas au-dessus des lois"

Johanne St-Amour : Djemila, vous êtes en Belgique depuis quelques semaines, comment se passe votre installation ? J’aimerais que vous m’expliquiez pourquoi vous avez choisi de vivre à Bruxelles ?

Djemila Benhabib : Très bien dans l’ensemble. Bruxelles est une ville agréable et une capitale européenne très importante. Le Centre d’action laïque situé sur le campus de l’Université libre de Bruxelles est un milieu de travail avec un potentiel intéressant. J’y ai pris mes fonctions depuis le mois de septembre. Je suis heureuse de pouvoir évoluer au sein d’une équipe totalement dévouée à la promotion de la laïcité. C’est donc autour de ce nouveau défi professionnel que se construit ma nouvelle vie et celle de ma famille.

Pouvez-vous nous parler du Centre d’Action laïque pour lequel vous travaillez à Bruxelles ?

C’est un organisme indépendant qui fête en octobre ses 50 ans d’existence. Reconnu en 1981 comme coordinateur de la laïcité belge francophone, il est financé par l’État. Le CAL participe au débat public, interpelle les politiques continuellement sur des problématiques reliées à la laïcité au sens très large. L’école, l’avortement, l’aide à mourir, l’immigration, les demandes religieuses sont quelques exemples qui ont retenu son attention ces derniers mois. Pour élargir la focale, nous agissons aussi sur les scènes européenne et internationale.

A noter que le CAL regroupe 350 associations laïques, dispose de 7 branches régionales, 320 implantations locales à l’échelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Le CAL offre un service d’éducation permanente et organise des cérémonies de mariage et des funérailles laïques.

Bref, c’est très large comme mandat. Je m’en voudrais un peu de ne pas citer l’excellent magazine mensuel : Espace de libertés, le service d’audio-visuel et le centre de documentation. L’équivalent flamand du Centre d’Action Laïque est deMens.nu. Ensemble, ils constituent le Conseil Central laïque (CCL), organe représentatif de la communauté non confessionnelle de Belgique. En termes de représentativité et de reconnaissance par les pouvoirs publics, six cultes sont financés en Belgique : catholique, protestant, israélite, anglican, orthodoxe et musulman, en plus des laïques qui sont considérés comme un courant philosophique et qui est le deuxième groupe en termes de nombre après les catholiques.

Djemila, vos relations avec les médias québécois n’ont pas toujours été harmonieuses. Le journaliste Patrick Lagacé a déjà qualifié vos propos d’hystériques (1), après un reportage bâclé de Jacques Bissonnet, l’ombudsman de Radio-Canada vous a donné raison (2), lors d’une soirée intimiste qui visait à recueillir des fonds pour votre procès en diffamation, Luc Chartrand, journaliste de l’émission Enquête et son équipe se sont « invités » (3), Le Devoir n’a jamais nuancé vos propos concernant l’intégrisme des femmes voilées enseignantes qui refusent de se défaire de leurs signes religieux pendant leurs heures de travail (4). Avec le recul, comment estimez-vous tout cela ?

D’abord, il ne faudrait, surtout pas, commettre l’erreur de considérer ces journalistes comme étant LES médias québécois. Parce que, de fait, ils ne le sont pas. Mais en effet, ils travaillent pour des organes importants qui reçoivent de l’argent public qui vient du gouvernement fédéral et sont soumis à des exigences politiques et idéologiques. Je parle, bien entendu, de Radio-Canada, le cas de La Presse est différent et franchement un peu invraisemblable. En ce sens que c’est une entreprise privée au service de la famille Desmarais qui s’est transformée en une OBNL pour aller chercher des fonds publics. C’est la seule qui se trouve dans cette situation

Toujours est-il qu’entre les deux organes, il y a une convergence idéologique et politique. Les deux adoptent une posture fédéraliste et multiculturaliste. Vous n’y trouverez aucune pluralité et diversité, ce qui est évidemment à l’opposé du journalisme. Dans les salles de rédaction, il y a toujours des questions qui doivent diviser pour nourrir la pluralité des opinions. Ce n’est certainement pas le cas de Radio-Canada et de La Presse qui agissent telle une police de la pensée répondant à des commandes.

C’est d’ailleurs ce qu’a reconnu l’ombudsman de Radio-Canada au sujet de Bissonnet. Il a reçu des ordres… et les a suivis. De qui ? Dans quel but ? On ne sait pas. Ce qui est moins connu, c’est l’arrogance que Bissonnet a affiché lorsque je l’ai appelé dès, le lendemain matin, pour protester contre le traitement qu’il avait réservé à mes propos. Il était d’une telle arrogance, qu’elle me rappelait celle des roitelets de la censure dans les pays arabes. J’avais affaire à un intouchable du système qui agissait dans l’impunité la plus totale.

Il faut savoir qu’avant d’aller le rencontrer, j’ai bien pris la peine de préciser les conditions de ma participation à ce reportage sur la Charte des valeurs et la défaite du PQ en 2014. Il avait non seulement violé cette entente, mais en plus déformé mes propos.

En 2016, Luc Chartrand était chargé de couvrir le procès qui m’opposait aux Écoles musulmanes de Montréal. Il a fait preuve d’une grande assiduité lors des témoignages de l’école et de ses procureurs. Lorsque c’était à nous de faire entendre nos arguments, Monsieur Chartrand était absent la plupart du temps. C’est tout le contraire du travail de l’information. Luc Chartrand savait d’avance ce qu’il devait écrire à mon sujet, il n’avait pas besoin de m’entendre, il n’en avait que faire des arguments de mes avocats. C’est en cela qu’on reconnaît l’idéologue qui a un parti pris évident.

Dans le cas de Lagacé, ce que je retiens principalement, c’est son insignifiance intellectuelle et son manque affligeant de connaissances et de culture générale s’agissant de l’islam et des musulmans. Dans son cas, c’est : "moins j’en sais, plus j’en parle, plus j’ai de temps d’antenne". Je me demande toujours comment est-ce qu’un journaliste peut écrire sur des sujets aussi complexes et délicats, sans avoir un minimum de culture, sans avoir jamais mis les pieds dans un pays musulman, sans en parler ne serait-ce qu’une seule des langues, sans connaître ne serait-ce qu’un seul auteur.

Cette remarque vaut pour tous les journalistes bien entendu. Accepterait-on qu’un journaliste en économie puisse écrire sur le théâtre ou vice-versa. Tout ceci ne sert évidemment pas le public et le droit à une information de qualité. Un climat de censure règne au Québec à chaque fois qu’il est question de laïcité, d’islam, d’immigration et il vient principalement de ceux qui sont censés participer à la circulation des idées et de l’information. C’est un problème très sérieux. Il faut s’en occuper sans plus tarder. Pourquoi ne pas exiger une commission parlementaire sur le sujet. Ces gens-là ont des comptes à nous rendre, ils ne sont pas au-dessus des lois.

À la fin août, une cinquantaine de parents ont fait paraître une lettre dans Le Devoir et La Presse demandant au gouvernement de faire respecter l’article 4 de la loi 21 qui traduit, selon eux, leur "droit à des institutions et des services publics laïcs ". (5)

Tout en respectant les droits acquis des enseignant.e.s qui portaient déjà des signes religieux, ces parents demandent que leurs enfants puissent recevoir une éducation par des enseignant.e.s qui ne portent pas de signes religieux ostentatoires.

Des opposants à la proposition affirment que les parents ne peuvent choisir l’enseignant.e de leurs enfants, ce serait de la discrimination envers ces personnes qui démontrent clairement leur foi. Cette demande serait de même nature que d’exiger qu’un enseignant qui est homosexuel n’enseigne pas à leurs enfants. Qu’en dites-vous ?

Aussi en Belgique, une élève vient de demander l’autorisation de porter le voile alors qu’il y a consensus à ne pas le porter. (6) Selon votre connaissance des lois, édictées ou sous-entendues, en Belgique, en France ou d’autres pays, quels sont pour vous les devoirs et les responsabilités des enseignant.e.s - mais aussi des élèves, pour une société véritablement laïque ?

Résumons ce vaudeville québécois : voilà une loi très importante qui vient d’être votée, un ministre qui s’imagine pouvoir faire l’impasse sur l’application de la loi et suivre le même train-train et des parents qui sont obligés de faire une sortie publique pour rappeler au ministre ses obligations. Pour moi, l’essentiel est ailleurs.

On ne se questionne pas assez sur le rôle de l’école et la façon avec laquelle cette institution structure la citoyenneté. Car si l’école est le lieu principal de la tension entre les laïcs et les anti-laïcité, c’est précisément en raison de sa capacité à enfanter la société de demain. L’idée que défendent les laïcs, c’est celle qui consiste à dire que l’école doit rester en dehors des clivages idéologiques, politiques et religieux. L’absence d’affichage politique et religieux en est une simple conséquence.

A l’école, on n’est pas croyant ou incroyant, de gauche ou de droite, fédéraliste ou souverainiste, l’élève est encore un citoyen en devenir, on doit le respecter dans son cheminement et dans son être. Or, les anti-laïcité prétendent que l’affichage c’est-à-dire le prosélytisme religieux ne joue aucun rôle. Cette vision angélique ne correspond tout simplement pas à la réalité et ne reflète en rien l’histoire des luttes collectives entre les Églises et l’État partout dans le monde.

Avec le cours d’éthique et culture religieuse (ECR), l’équipe de pédagogistes-multicuturalistes a instrumentalisé l’école pour faire de nos enfants des individus béats vis-à-vis des religions, allant même jusqu’à suggérer qu’interdire un signe religieux relève du racisme. C’est tout le contraire de la liberté. L’école a une fonction émancipatrice. Certes, elle n’est pas là pour brimer les différences. Mais prendre ses distances avec sa propre différence relève du libre examen. C’est cela la liberté. Loin du conditionnement et de l’aliénation religieuse.

Djemila, lors d’un dîner en août où plusieurs personnes tenaient à souligner votre départ, vous aviez confié que vous désiriez proposer un projet sur la laïcité au gouvernement de M. Legault ? Qu’en est-il de cette proposition ?

Je dois y travailler davantage pour convaincre les uns et les autres. Rien n’est encore acquis. Que de boulot ! Vous me connaissez, pour moi, rien n’est impossible !

Par ailleurs, aux termes de nos échanges, réflexions et rencontres du 10 au 13 octobre à Liège pour célébrer les 50 ans du Centre d’action laïque, nous avons rédigé un appel qui confirme le caractère universel de la laïcité. Nous avons donné une définition du principe et nous invitons les États à enchâsser ce principe dans leurs constitutions et dans les traités internationaux.

S’agissant de la définition, je la trouve fort pertinente et j’y souscris complètement.

La laïcité est le principe humaniste qui fonde le régime des libertés et des droits humains sur l’impartialité du pouvoir civil démocratique dégagé de toute ingérence religieuse.

Il oblige l’État de droit à assurer l’égalité, la solidarité et l’émancipation des citoyens par la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen.’

Je vous invite à signer cet appel, L’Appel de Liège, à le faire connaître, à le diffuser et à en parler autour de vous. Plus de 2 800 personnes l’ont déjà signé dont l’ancien président de la République française, François Holland. (8)

C’est facile comme bonjour, il suffit d’ouvrir le document.

Bonne lecture et salutations laïques !

Djemila Benhabib, merci beaucoup d’avoir pris le temps de répondre à nos questions. Nous vous souhaitons de réaliser tous vos projets et bien sûr nous serons à l’affût des propositions que vous entendez présenter aux Québécois.es.

Notes
1. Lagacé, Patrick, ’La lapidation c’est mal", La Presse.c, 19 septembre 2011,
2. Baril, Daniel, "Radio-Canada, l’ombudsman donne raison à une plainte de Djemila Benhabib, Voir, 18 juin 2014. /
3. Lamothe, Mathieu, "Djemila Benhabib agacée par la présence d’un journaliste d’Enquête à sa soirée de solidarité",. Le Nouvelliste, 21 septembre 2014.
4. Bélair-Cirino, Marco, Crête, Mylène, "Le choc des valeurs", Le Devoir, 8 mai 2019.
5. Texte collectif, "Au sujet du respect de la liberté de conscience de nos enfants", Le Devoir, 27 août 2019.
6. "Écolière autorisée à porter le voile : un débat de fond est nécessaire", Le Vif, 27 août 2019.
7. , Centre d’Action Laïque de Belgique
8. Centre d’Action Laïque de Belgique, L’appel de Liège., 12 octobre 2019.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 octobre 2019

Johanne St-Amour, féministe radicale et collaboratrice de Sisyphe


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