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Se souvenir de Micheline Carrier (1944-2019)
Le féminisme : entre solidarité, mémoire et avenir

15 juin 2020

par Julie Latour, avocate, bâtonnière du Barreau de Montréal (2006-2007)

La voix de Micheline retentit encore en moi, et son rire cristallin. Tant sa voix humaine, que la voie de son engagement indéfectible pour un féminisme juste et percutant, qui embrassait dans un même élan le sort de toutes les femmes de la planète. Et ses grands yeux bleus résolus, nostalgiques du fleuve de son enfance, à Mont-Joli, qui voyaient loin. Micheline Carrier était dotée d’une force tranquille et d’une inébranlable résolution pour mener les combats nécessaires afin d’améliorer les droits des femmes. Elle a donné une vitrine essentielle à son action en édifiant patiemment depuis 2002 Sisyphe.org, une voix qui retentit encore pour porter la parole des féministes du Québec et du monde entier.

Malgré l’arthrite rhumatoïde sévère dont elle souffrait depuis 1997, et qu’elle combattait avec courage, elle ne ployait pas face à l’adversité. .
Elle avait du souffle, de la hauteur intellectuelle et de la rigueur dans son argumentaire, et une perspective historique. Issue du milieu journalistique, elle se démarquait par sa substance d’analyse, sa faculté d’aller au fond des choses, loin des modes et de la pensée toute faite.

L’inutile fragmentation du féminisme

Qu’aurait pensé Micheline de la dernière année sur Terre ? Elle aurait été fière de l’avènement d’une laïcité pleinement incarnée avec l’adoption historique, le 16 juin 2019, de la Loi sur la laïcité de l’État, un pas de géant pour protéger le droit fondamental des femmes à l’égalité, renforcer les règles communes afin qu’elles ne soient pas mises en péril par l’application de préceptes religieux ou culturels, que ce soit en matière familiale, dans le droit à l’éducation, en droit du travail etc.

Micheline aurait de ce fait été déçue du défaut du Conseil du Statut de la femme d’appuyer dignement cette législation, après ses avis étoffés de 2007 et 2011 et son Mémoire sur le projet de Loi no 60 de 2013, qui insistaient pourtant sur l’importance d’affirmer la laïcité et la neutralité religieuse de l’État québécois, afin de préserver l’égalité entre les hommes et les femmes.

Elle aurait également été choquée que la Fédération des femmes du Québec se prononce contre la Loi no 21, au détriment de l’esprit qui a présidé à sa fondation, en 1966, de « défendre les intérêts et les droits des femmes par la lutte collective », et détourne un tel enjeu de société de son essence pour le réduire à l’incantation militante des droits individuels : « C’est nos corps, c’est nos vies, c’est nos choix ! ». Comment oublier que la laïcité vise avant tout à protéger la liberté de conscience et de religion de chacun et de chacune dans le continuum d’une vie, et non pas dans un moment figé, afin que tous les citoyens et citoyennes puissent s’émanciper de leur famille et de leur communauté. La liberté des apparences que prêche la FFQ n’est qu’une apparence de liberté.

Dans cette foulée, Micheline, à l’instar des féministes engagées de longue date, aurait été indignée par le détournement soudain de l’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés de sa finalité, et son instrumentalisation par les opposants à la Loi sur la laïcité de l’État, dans un réflexe qui dénote aussi malheureusement la fermeture du reste du Canada à l’égard des choix démocratiques du Québec, fondés sur son parcours singulier.

En un mot, en matière de laïcité comme sur nombre d’autres sujets de revendications des femmes, elle aurait été peinée de la fragmentation continue du mouvement féministe par l’idéologie de l’intersectionnalité, qui anéantit des décennies d’efforts concertés et réitérés.

Les femmes, la mémoire et l’Histoire

Micheline luttait sans relâche pour la fin de toutes les oppressions. Elle aurait évidemment écrit sur les 30 ans du drame de Polytechnique, le 6 décembre 2019, dont elle a chaque année ravivé la mémoire, afin que l’on se souvienne des 14 jeunes femmes victimes de cette tragédie et que l’on réfléchisse à sa portée symbolique dans notre société.

Pour l’écrivaine et anthropologue Cherokee Rayna Green : « Le féminisme, c’est la mémoire ». Cette affirmation, que relate Gloria Steinem dans son percutant récit autobiographique Ma vie sur la route (1), vise à rappeler qu’il y a eu, jadis, des sociétés où les femmes étaient fortes et autonomes, et où cela fondait les règles civilisationnelles. Pour cette féministe amérindienne, il importe de raviver cette mémoire pour éradiquer les racines de l’oppression. Cette mémoire est à mon sens à la fois historique et politique, tout autant qu’humaine, pour saluer celles qui ont tissé l’étoffe de la vie. Cela est porteur d’espoir et marque la ronde de l’engagement à travers le temps, l’importance de reprendre le flambeau.

L’amitié est une solidarité.

Micheline nous donne aussi une leçon d’amitié de façon posthume, à travers la force du lien qu’elle a bâti avec l’écrivaine et poète Élaine Audet qui continue de tenir Sisyphe.org à bout de bras, malgré son âge honorable. Sans compter ses autres amies, dont Johanne St-Amour et Marie Savoie, qui l’alimentent de leur plume engagée. Comme si le beau titre de l’ouvrage d’Élaine Audet, Le coeur pensant- Courtepointe de l’amitié entre femmes (2), était prémonitoire.

Le seul repos de Micheline résidait dans son amour de la musique classique. Elle m’a offert, il y a quelques années, un magnifique CD de la pianiste Anne Queffelec, Contemplations, consacré à des préludes, fugues et suites de Bach. Un album intemporel (que j’ai aussi en numérique) que j’écoute fréquemment, en voyant une grande ressemblance entre Anne Queffelec et Micheline Carrier dans l’exigence, la sobriété et l’intériorité de leur démarche respective.

Micheline, je te salue et je t’embrasse.

Notes
1. Gloria STEINEM, Ma vie sur la route- Mémoires d’une icône féministe, Harper Collins, 2019, à la page 363 (titre original, My Life On the Road)
2. Élaine AUDET, Le Cœur pensant. Courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Le Loup de Gouttière, 2000.
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Mise en ligne sur Sisyphe, le 17 juin 2020

Julie Latour, avocate, bâtonnière du Barreau de Montréal (2006-2007)


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