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" Permafrost " de Louky Bersianik, une pure intensité

31 juillet 2003

par Élaine Audet

Photo : Kéro

Permafrost* de Louky Bersianik a paru en même temps que le dernier disque de Céline Dion, lancé à l’échelle de la planète avec ce fracas médiatique qui vise à faire de l’art un encan perpétuel. En même temps que le mot d’ordre des éditeurs et des critiques, " publie ou péris ", est devenu " parais ou péris ". En même temps que la littérature sombre sous les autobiographies de tout un chacun et les polars-prêts-à-filmer.

Louky Bersianik n’est pas de cette trempe. Elle est de ceux et celles dont l’oeuvre échappe au temps. C’est une espèce rare au Québec où abonde le grenouillage en coulisses des opportunistes qui sont de tous les jurys, de tous les conseils d’administration, et qui n’ont de l’écrivain que la pose, comme le remarquait la toujours décapante et délinquante Amélie Nothomb qui n’est pas sans parenté avec Louky Bersianik.

Le livre est matériellement très beau, d’une simplicité classique. L’écriture est admirable, poignante, déchirante. Permafrost est écrit à même une indicible peine d’enfance. De " l’inenfance ", écrit Bersianik, " C’était presque rien, un tout petit incident et l’enfant a basculé. Ça ne prend qu’un instant. Une seconde, quelques jours, le retrait radical de l’amour et voilà l’enfant jeté hors de la vie pour toute la vie. " (p. 177) Il fallait pour sortir les mots de l’étau où ils étaient enchâssés depuis si longtemps le talent de l’auteure de " L’Euguélionne " et des poèmes de " Axes et eau " où déjà elle introduisait Sylvanie Penn et le Squonk, cet animal légendaire qui se dissout dans ses larmes.

Il fallait à la fois le réalisme poétique des premières et des dernières pages, l’imaginaire efficace de la petite fille esseulée qui écrit déjà dans sa tête, la réflexion sensible de l’écrivaine Espéranza et sa vision du futur antérieur. Il fallait dire l’indicible. Louky Bersianik conjugue avec maestria ces différents registres et niveaux de langage. Elle fouille l’étymologie et les mots pour en extraire l’inédit, travaille la langue dans le laboratoire intime de la chair et de l’âme dont elle orchestre la rencontre toujours originale, c’est-à-dire " encrée " dans l’origine même de toute vie.

Permafrost ne fait pas partie du " fast book " à la mode, compact, court et superficiel qu’on oublie aussitôt lu. Le contenu et la forme qui l’exprime incitent à ralentir, à respirer au rythme profond de notre monde intérieur où Louky Bersianik nous rejoint au détour d’une image arrachée au " troubli ", à ce trou d’oubli blotti dans les plis de l’inconscient qui nous aspire parfois dans son incommensurable peine.

Note absolue, charge émotionnelle presque insoutenable, Permafrost évoque les années noires de pensionnat et de peines perdues où beaucoup d’entre nous ont vu leur enfance pétrifiée. Et toujours l’image terrible, intolérable, de la dissolution dans les larmes. Louky Bersianik atteint avec cette oeuvre une pure intensité. Je vous souhaite la même descente au coeur de vous-mêmes et de l’authenticité en attendant qu’il n’y ait plus de temps et que la mémoire redevienne la trame même de l’éternité.

* Louky Bersianik, Permafrost, Leméac, 1997.

Élaine Audet


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