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L’homicide conjugal au féminin, le droit au masculin
29 septembre 2003
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Moins fréquent que le meurtre d’une femme par son conjoint (uxoricide), le meurtre d’un homme par sa conjointe (maricide ) a tout de même existé à toutes les époques. On le qualifiait de "petite trahison" aux siècles derniers alors que le meurtre d’une conjointe était considéré comme un "crime passionnel". Le maricide a toujours été perçu différemment et puni plus sévèrement.
Au XXIe siècle, les homicides entre conjoints représentent une importante proportion de tous les homicides commis au Canada. En 2000, ils constituaient 17 % de tous les homicides résolus et 52 % des homicides familiaux. En 2000, 67 personnes ont été tuées par un conjoint au Canada et les 3/4 des victimes (soit 51) étaient des femmes. Trente-sept femmes ont été tuées par un conjoint d’alors (mari ou conjoint de fait) et 14 par un ex-conjoint. Parmi les 16 hommes tués par une conjointe en 2000, 13 l’ont été par la conjointe avec laquelle ils vivaient et 3 par une ex-conjointe (1).
Au printemps 2003, la criminologue Sylvie Frigon de l’Université d’Ottawa a publié un ouvrage sur cette réalité somme toute peu connue (2). En analysant les moments forts des procès de femmes canadiennes condamnées pour homicide conjugal au cours de la période 1866-1954, elle examine le contexte et les valeurs de l’époque pour en dégager les représentations sociales et pénales de ces femmes maricides. L’auteure passe ensuite en revue des décisions légales plus récentes relativement aux femmes maricides et s’attarde à l’arrêt Lavallée par lequel la Cour suprême du Canada (1990) a reconnu le syndrome de la femme battue (SFB) comme une défense légitime, puis, elle évalue les conséquences et les limites de cet arrêt.
La criminologue commente également l’« Examen de la légitime défense » (1997) par la juge Ratushny, dont le but était de rétablir une certaine justice pour les femmes ayant tué en état de légitime défense. Cet "Examen" confirmera le caractère discriminatoire d’un système judiciaire conçu de nos jours encore par les seuls hommes et en fonction de leur réalité. Sylvie Frigon consacre la dernière partie de son livre à des témoignages qu’elle a recueillis auprès de femmes maricides et d’intervenant-es au Canada, en France et en Belgique.
Les femmes maricides de 1866 à 1954
Grâce à un riche matériel d’archives et aux journaux de l’époque, l’auteure a reconstitué les procès de 28 Canadiennes condamnées pour le meurtre de leur mari (1866 et 1954) et a analysé comment le processus judiciaire les considérait et les traitait. Son analyse fait ressortir que les meurtrières étaient jugées davantage sur les critères moraux que sur les règles juridiques et judiciaires de l’époque. Leur façon d’exercer leur rôle de femme-épouse-mère, par exemple, semble avoir influencé davantage que les circonstances et les faits objectifs de leur crime le déroulement du procès et la sentence.
Treize de ces femmes condamnées pour maricide avaient vécu pendant plusieurs années des situations de violence conjugale explicite et documentée, mais ce facteur semble influé moins sur le déroulement des procès que sur la détermination de la sentence. Le droit de l’époque accepte en effet la violence conjugale masculine (notamment en appliquant la "règle du pouce" selon laquelle un homme a le droit de battre sa femme avec un bâton d’une épaisseur qui ne doit pas dépasser celle d’un pouce), mais le maricide est perçu comme le crime le plus abominable, parfois "le crime du siècle". Le système pénal et la société se montrent donc très sévères, voire discriminatoires, à l’égard des épouses battues qui se défendent. Il faut rappeler que la société de l’époque considère les femmes comme des mineures dont le mari est le tuteur et maître. Les femmes maricides sont punies pour avoir transgressé leur rôle de femme-épouse-mère soumise à l’autorité du mari. Cela tient tant au statut juridique des femmes qu’à la conception que l’on se fait alors des rôles sociaux et des rapports de sexe.
La logique pénale relègue les femmes battues en marge de la justice en ne tenant pas compte de leur réalité. « En général, dit Sylvie Frigon, les récits au sujet de la violence conjugale mettent en lumière les conditions difficiles dans lesquelles vivent les femmes à l’époque, leur incapacité juridique, les iniquités du système judiciaire, le sexisme du droit aussi bien dans la formulation des lois que dans leur application. Si ces récits influencent le prononcé de la sentence, ils n’empêchent pas le verdict de culpabilité. Il semble qu’on refuse de voir, de comprendre et de tenir compte de l’expérience des femmes. » (3)
Ce n’est qu’à la fin XXe siècle lors de l’arrêt Lavallée, un événement charnière dans l’histoire des condamnées pour maricides au Canada, que la justice commencera timidement à tenir compte de la réalité et de la perspective des femmes.
L’arrêt Lavallée et le syndrome de la femme battue (SFB)
En 1990, Angélique Lyn Lavallée a été acquittée de l’homicide de son mari quand la Cour suprême du Canada a reconnu comme défense légitime la preuve d’expert basée sur le syndrome de la femme battue (SFB). Le plus haut tribunal du pays a jugé qu’on devait tenir compte, dans l’appréciation de la réaction d’une femme face à une agression ou à la violence appréhendée, de la réalité des femmes en général qui peut être très différente de celle des hommes, notamment dans les situations de violence conjugale. Il importe de s’arrêter un moment sur la nature du SFB, ne serait-ce que pour offrir quelques éléments de réponse aux personnes qui se demandent encore : « Mais pourquoi ne partent-elles pas ? Pourquoi se laissent-elles battre ? »
Le syndrome de la femme battue (SFB) est un ensemble de signes cliniques qui traduisent un état post-traumatique dû à la violence subie sur une longue période. La personne souffrant de ce syndrome se sent piégée et développe une peur légitime d’être tuée. Un médecin appelé à témoigner dans l’affaire Côté a décrit le syndrome de la femme battue
« ... comme un tableau persistant qui s’intensifie avec l’accélération des gestes de violence causés par le conjoint abuseur. La femme victime d’abus se sent isolée et impuissante. Elle croit que son conjoint est tout-puissant et elle s’y soumet passivement. Ses perceptions sont restreintes, toutes ses énergies se concentrent sur des stratégies de survie à court terme. Elle est constamment en alerte face aux comportements de son conjoint et à ses moindres changements d’humeur. Dans une tel contexte, la femme en vient à développer une impuissance apprise qui ne lui permet plus de trouver des solutions pour sortir de la situation d’abus, comme par exemple en se réfugiant dans un centre pour femmes en dificulté, en laissant derrière elle le conjoint abuseur. Lorsque ces femmes en viennent à craindre pour leur vie, la seule solution envisageable devient alors de se défendre contre le conjoint avant que celui-ci les supprime. Il ne s’agit pas d’un choix délibéré ni d’un geste prémédité, la capacité de ces femmes de trouver des solutions plus adaptées étant nettement altérée par le perpétuel contexte de violence dans lequel elles ont vécu. » (4)
Bien que le SFB ne constitue pas en soi une défense au même titre que la provocation ou la légitime défense, « il remet en question la conception juridique traditionnelle de la légitime défense ». Avant l’arrêt Lavallée, certains moyens de défense n’étaient recevables que s’ils correspondaient à la norme de l’« homme raisonnable ». Dans le contexte spécifique de la légitime défense, cette définition convenait davantage à la réalité des homicides commis par des hommes contre des agresseurs masculins. En effet, le législateur avait élaboré cette défense en se basant sur les cas de violence impliquant des hommes de poids, de taille et de force similaires et qui ne se connaissent pas.
L’examen des procès des femmes maricides pour la décennie 1990-2000 démontre que peu de femmes ont été acquittées en raison du syndrome de la femme battue. Il y a à cela plusieurs motifs dont certains sont inhérents aux lacunes du système judiciaire canadien. Il y aurait peut-être plus de femmes acquittées, selon Sylvie Frigon, si on plaidait plus souvent une défense basée sur le SFB. Mais dans les cas même où il est clair que la défense devrait recourir à ce mobile, elle a tendance à conseiller aux femmes maricides de plaider coupables à une accusation d’homicide involontaire contre l’abandon d’une accusation de meurtre qui entraînerait un long et onéreux procès, dont l’issue est incertaine. En effet, le droit canadien ne laisse guère de choix : « ... un échec à faire valoir la légitime défense entraîne une condamnation pour meurtre, ce qui a pour effet de retirer au juge tout pouvoir discrétionnaire quant à la détermination de la peine et de l’obliger à imposer l’emprisonnement à vie, conformément au Code criminel. » (5). Ce facteur pèse lourd dans la décision des accusées de plaider la culpabilité en retour d’une sentence réduite même si elles se savent non coupables.
Les préjudices causés aux femmes accusées de maricide ne découlent pas toujours des lacunes du droit canadien. Il arrive que le juge donne une interprétation restrictive à la légitime défense sans tenir compte de la menace réelle contre l’accusée au moment du crime. Dans les cas que S. Frigon a analysés, la légitime défense a souvent été rejetée bien que la situation correspondait aux trois éléments constitutifs de ce type de défense, soit : l’existence d’une attaque illégale, l’appréhension raisonnable d’un danger de mort ou de lésions corporelles graves, et la croyance raisonnable qu’on ne peut s’en sortir qu’en tuant l’agresseur. L’auteure donne l’exemple d’une femme (affaire Catholique) qui avait été violemment projetée au sol et giflée, et qui s’est défendue avec une bouteille. Le juge a considéré qu’elle avait employé une force excessive "injustifiable dans ces circonstances"... Ce qui fait dire à Monique Poulin, juriste à l’Université Laval, que « cette décision renforce et perpétue l’impression que l’autodéfense des femmes battues, si conforme soit-elle aux règles traditionnelles, se bute à des mentalités qui lui seront toujours hostiles. » (6)
La légitime défense : deux poids, deux mesures
La défense basée sur le SFB origine d’une bonne intention, estiment des spécialistes, mais elle est un mauvais moyen parce qu’elle peut marginaliser davantage les femmes au sein du système judiciaire, favorise le statu quo juridique et pénal, en plus de rejetter dans l’ombre le contexte social qui entoure la violence conjugale. La criminologue Sylvie Frigon estime que l’arrêt Lavallée, malgré ses acquis limités, représente tout de même « un changement de paradigme en permettant l’application de la légitime défense au maricide ». L’admission de la preuve du syndrome de la femme battue, que permettait cet arrêt, n’a toutefois pas élargi l’accès au recours à la légitime défense comme il était prévu, et il existe toujours un double standard en matière de légitime défense. Le concept de "l’homme raisonnable", qui sert encore de référence pour évaluer le comportement des accusé-es devant les tribunaux, fait obstacle à la défense des femmes en n’incluant toujours pas leur réalité.
La marginalisation d’accusées sous tutelle psychiatrique et juridique sème le doute sur l’universalité de l’exercice de la justice au Canada. La preuve d’expert sur laquelle s’appuie la défense dans les cas de SFB place les accusées dans une catégorie à part : « La psychiatrisation des conséquences des "menaces antérieures" par le moyen du syndrome vient en quelque sorte entacher la crédibilité des femmes et leur donner mauvaise presse dans la population en accréditant l’idée qu’elles ont agi sous l’excuse de l’anomalie mentale » (7). Le système judiciaire, imprégné de sexisme, perpétue donc la règle de deux poids deux mesures pour les hommes et pour les femmes relativement à la légitime défense.
« En effet, les hommes victimes d’agresseurs réputés violents n’ont pas à se soumettre a une expertise psychiatrique qui diagnostiquera chez eux une pathologie qui leur « mériterait » le droit à la légitime défense. L’accès à la légitime défense est pour eux moins complexe et ne porte pas atteinte à leur dignité ni à leur crédibilité, puisque la défense n’a qu’à réunir les conditions prévues par la loi et à prouver la propension à la violence de l’agresseur envers l’accusé ou envers d’autres personnes. La règle de la propension à la violence ne requiert pas d’explication psychiatrique et présente l’avantage d’être comprise plus aisément que le syndrome de la femme battue. La preuve de la propension à la violence comporte en outre de nombreux avantages par rapport à la preuve du syndrome de la femme battue. Elle met l’accent sur le passé de l’agresseur plutôt que sur les troubles de comportement engendrés chez l’accusée par les agressions de son conjoint. Ainsi, elle ne nécessite pas de recourir à un expert pour expliquer l’état d’esprit des victimes d’attaques répétées de la part d’un même agresseur. » (8)
Pourquoi a-t-il été nécessaire de créer une nouvelle défense pour les femmes battues si ce n’est que le législateur se montre réticent à reconnaître et à accepter que des femmes puissent se trouver dans la situation de tuer leur conjoint pour défendre leur vie ou celle de leurs enfants ? Il pourrait y avoir des reliquats de préjugés et d’une conception dépassée des rapports hommes/femmes (l’autorité du mari et la soumission de l’épouse dans le mariage) dans le droit canadien et la façon dont les tribunaux l’interprètent. On admet qu’une personne puisse tuer pour se défendre légitimement contre les menaces d’un-e inconnu-e en d’autres lieux et circonstances, par exemple, dans la rue. Mais dans un contexte de violence conjugale, le lien intime entre la victime et l’agresseur rendrait suspecte l’accusée qui s’est défendue... L’arrêt Pétel (1994) semble d’ailleurs confirmer cette interprétation : dans cette cause, où l’accusée avait tué le conjoint violent de sa fille, la défense n’a pas fait intervenir le SFB, mais plutôt les menaces antérieures à celles qui ont conduit à l’homicide. (9) Pourquoi ne s’inspire-t-on pas de l’arrêt Pétel comme solution de rechange à la défense basée sur le SFB qui place les femmes battues sous tutelle ?
« L’Examen de la défense légitime » par la juge Ratushny (1997) fait également l’objet d’une brève analyse. Cet « Examen » consistait à examiner les dossiers de femmes condamnées pour le meurtre de leur conjoint dans le but de vérifier si elles n’auraient pas eu droit à la légitime défense. En dépit de la rigueur avec laquelle la juge a mené son enquête, le ministère de la Justice du Canada n’a guère suivi ses recommandations qui concernaient, somme toute, un nombre limité de dossiers. La juge Ratushny a également fait valoir la nécessité de rétablir une certaine justice pour les femmes en tenant davantage compte de leur réalité et de leur perspective. Elle a recommandé des changements juridiques majeurs qu’on attend toujours.
La parole aux accusées et aux intervenant-es
L’auteure consacre un chapitre de « L’homicide conjugal au féminin » à des témoignages de femmes condamnées pour maricide et à ceux de psychologues, psychiatres, travailleuses et travailleurs sociaux, avocat-es, et autres professionnel-les. Ces témoignages rejoignent les recherches antérieures sur les mobiles des femmes qui tuent leur conjoint, la perception qu’elles ont de leurs actes et d’elles-mêmes, ainsi que le traitement discriminatoire que leur réserve le système pénal. Ils confirment, entre autres, que dans des situations de violence conjugale les femmes tuent le plus souvent pour échapper à leur agresseur (stratégie de préservation), protéger leurs enfants et mettre un terme à une situation devenue intolérable, tandis que les hommes le font le plus souvent pour empêcher leur conjointe de leur échapper (stratégie d’appropriation ou de contrôle), par exemple, dans le cas d’une séparation imminente, lorsqu’ils craignent de perdre les enfants ou lorsque la conjointe manifeste le désir d’une plus grande autonomie.
Ces témoignages montrent également que les femmes condamnées pour homicide conjugal se sentent responsables mais non coupables parce qu’elles se percevaient en situation de légitime défense lors du drame. Plusieurs de ces femmes estiment injuste la sentence reçue. Elles affirment que le système judiciaire, loin de tenir compte de leur réalité - la violence qu’elles ont subi de la part de leur conjoint - reconstitue leur histoire de façon mensongère. Une fois surmontés les sentiments de honte et de désarroi devant le fait d’avoir enlevé la vie, elles éprouvent du soulagement et se sentent plus libres en prison qu’elles ne l’étaient dans leur couple. La prison leur permet de retrouver leur intégrité et le contrôle sur leur vie. Plusieurs surmontent leur isolement et leur détresse grâce à leurs enfants.
Sylvie Frigon conclut son ouvrage en réitérant la nécessité d’inclure le point de vue des femmes dans le droit canadien qui affiche encore un caractère essentiellement masculin. Alors, les femmes battues se sentiraient peut-être encouragées à se défendre davantage et le Canada pourrait enfin prétendre à l’universalité dans l’exercice de la justice.
Sources
1. Statistiques Canada, Centre canadien de la statistique, « La violence familiale au Canada : Un profil statistique 2002 », No 85-224-XIF au catalogue.
2. Sylvie Frigon, L’homicide conjugal au féminin, d’hier à aujourd’hui, éditions du Remue-ménage, Montréal, 2003.
3. S. Frigon, op.cit., p. 55.
4. (R.c. Côté (1995), C. Q. dossier n° 700-01-004987-924, pp.23-24.
Témoignage de la Dre Renée Roy au procès où l’accusée, Mme Linda Côté, a été acquittée. Cité par Frigon, p. 67-68.
5. S. Frigon, op.cit., p. 84.
6. Monique Poulin, « Le droit à la légitime défense en situation de violence conjugale : un régime de tutelle pour les femmes », Cahiers du GREMF, No 83, Université Laval, 2001, cité par S. Frigon, op. cit., p. 73
7. Monique Poulin, loc.cit., p. 124, cité par Frigon, p. 81
8. S. Frigon, op. cit., p. 82-83
9. S. Frigon, op. cit. p.74-75