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Qu’il est difficile de partir !

3 novembre 2003

par Michele Landsberg, journaliste

Cette dernière chronique est la plus difficile à écrire. Une foule de souvenirs affluent - luttes gagnées et perdues, luttes encore en cours - entremêlés d’émotions désespérément contradictoires. Côté bonheur, j’aurai enfin le temps d’écrire ces livres qu’un patient éditeur attendait il y a deux ans ou même, pour une fois, de pailler mon jardin avant le dégel du printemps.

Mais, même si je reviendrai de temps à autre publier ici un article de fond, je trouve particulièrement pénible de refermer pour de bon la porte sur le cadre régulier de ma vie de travail : le bureau, les collègues, le tic-tac des " deadlines ", le pouvoir et le salaire d’un poste de chroniqueure dans le plus important journal au pays, la chance de me faire entendre sur les enjeux chers à mon âme féministe

La semaine dernière encore, lors d’une série de conférences à l’Université de Windsor, j’ai entendu à plusieurs reprises un cliché dépassé : " Je ne suis pas féministe parce que je ne hais pas les hommes " ou " Je ne dis pas que je suis féministe parce que je ne veux pas que les gens croient que je hais les hommes ". J’ai traité pour la première fois de ce problème en 1978, au moment où j’ai commencé à écrire quotidiennement pour le cahier Famille du Toronto Star.

Dans notre culture, aujourd’hui comme il y a 25 ans, le fait de réclamer autant de droits et de pouvoir que les hommes est tenu pour équivalent à haïr chacun d’entre eux. C’est un mensonge idiot mais une tactique efficace pour faire taire les jeunes filles et les femmes qui se laisseraient bâillonner plutôt que de risquer l’isolement social.

Il peut même arriver que des femmes engagées dans la lutte contre le sexisme fassent des pieds et des mains pour se distancier de l’image donnée au féminisme. Une de mes premières chroniques déplorait le double langage d’une garde de sécurité de 20 ans qui, enceinte, avait été chassée de son emploi à l’édifice de l’assemblée provinciale. " Je ne suis pas une féministe enragée ", disait-elle, reprenant le vocabulaire culpabilisant de l’époque, " mais je crois réellement à un salaire égal pour un travail égal. "

J’avais été engagée par feu Martin Goodman, alors rédacteur en chef du Star, après qu’il m’eût enseigné, dans son spacieux bureau, ce qu’il entendait par " la page des femmes ".

" Vous voyez la Tour du CN, là-bas ? Eh bien, si je la regarde et que je vois un homme en train de l’escalader, c’est une nouvelle à mettre en première page. Si je regarde et que je vois une femme escalader cette tour, il s’agit d’une nouvelle pour la page des femmes, " m’avait-il expliqué solennellement.

J’ai souri et accepté l’emploi. Et le Star, porté par une lame de fond de soutien populaire, n’a jamais failli une fois, au cours de toutes ces années, dans son ferme appui à mon journalisme militant.

C’était une époque passionnante pour un mouvement des femmes qui venait de trouver sa force. Nous faisions tomber les lois inéquitables comme autant de quilles un soir de chance. Cédant aux pressions de la population, les gouvernements ont commencé à financer nos organisations militantes, nos groupes de recherche et nos organismes de pression.

Lorsque la Cour suprême du Canada a cristallisé l’injustice que vivaient les femmes avec son infamant arrêt Murdoch de 1973 (en refusant à une agricultrice des Prairies la moindre part du ranch où elle avait travaillé également aux côtés de son mari durant 25 ans), le tollé populaire a été tel que presque toutes les administrations provinciales ont promptement réformé leur législation sur les biens du mariage.

Avec cinq chroniques par semaine, j’avais suffisamment d’espace pour m’amuser, parler de mes propres histoires et continuer à scruter l’actualité avec un regard féministe. J’aimais particulièrement extraire la " perspective " d’une femme à propos d’une nouvelle que tous les autres chroniqueurs en ville traitaient avec condescendance.

À mes yeux, le féminisme embrassait tous les aspects de l’autodétermination de la vie des femmes, des recettes de soupe au poulet jusqu’au boycottage de Nestlé et aux luttes menées d’arrache-pied pour empêcher la déportation de réfugiées politiques vers des maris ou des gouvernements assassins.

Le Star s’est impliqué dans bon nombre de ces luttes en m’accordant de l’espace supplémentaire, des photos, parfois même des éditoriaux, et nous avons gagné bon nombre de batailles. Des femmes sont vivantes aujourd’hui parce que le Star m’a aidée à monter au front pour leurs droits.

Quelques critiques occasionnelles, publiées sous la rubrique Courrier du Star, ont amené une partie de mon public à croire que je suscitais une implacable levée de boucliers. La vérité était toute autre. Dès le début, les femmes et beaucoup d’hommes ont réagi à mon message avec énormément d’encouragements.

Certains de mes affrontements les plus pénibles ont été intérieurs. Quelques lectrices et lecteurs indignés m’ont appris à accroître mes sentiments d’empathie pour y inclure toutes sortes de sensibilités encore négligées. J’ai appris que mes écrits ne devenaient que meilleurs et plus riches lorsque je m’imposais de ressentir la souffrance que vivaient d’autres personnes dans des domaines glauques que j’aurais préféré ignorer, comme l’inceste et la violence psychologique.

J’ai vécu de façon continue et parfois avec réticence, une véritable éducation du cœur.

Il y avait des semaines où je recevais et lisais longuement plusieurs centaines de lettres, où j’ai trouvé des leçons exceptionnelles sur les vies des mères assistées sociales, des personnes handicapées ou marginalisées au nom de leur origine ethnique. Je rangeais ces lettres dans des classeurs débordants, réticente à jamais me défaire de ces legs de vie, offerts en toute confiance.

À ses débuts les mouvements féministe et communautaire avaient un tel élan que mes lectrices et lecteurs répondaient par milliers et même par dizaines de milliers aux campagnes lancées dans le Star.

J’invitais mon public à venir en aide à des centres de femmes menacés, des maisons d’hébergement, des services pour enfants, des troupes de théâtre, des librairies - et votre réaction a été magnifique, personnelle, sous forme de dons d’argent et de lettres passionnées adressées aux gouvernements.

Quelle vie privilégiée j’ai eue : je n’ai jamais eu à couvrir un problème qui ne m’intéressait pas ou à écrire un seul mot dont je n’étais pas absolument convaincue.

Par contre, certains récits toxiques m’ont profondément habitée et ne m’ont jamais vraiment quittée. J’étais hantée par les horreurs infligées aux femmes violées et battues. Il m’est arrivé de ne pouvoir trouver le sommeil à la pensée des jeunes victimes d’agression sexuelle et de leur trahison si courante aux mains de l’appareil judiciaire. Je connais les noms de dizaines de médecins, de prêtres et de psychothérapeutes qui ont exploité sexuellement des femmes et des enfants et qui n’ont jamais eu de comptes à rendre. J’ai entendu ces récits de la bouche de leurs victimes, qui devaient trouver une oreille sympathique.

Les gens me demandent souvent pourquoi, malgré ses réussites passées, le mouvement des femmes semble actuellement si dormant et pourquoi les jeunes femmes, héritières des libertés remportées par les féministes, semblent si passionnées par l’industrie du mariage, le "marchandisage" de la sexualité et les autres entreprises rétrogrades qui piègent les femmes dans un genre de bulle spatio-temporelle antiféministe.

Je crois connaître la réponse. Le féminisme s’est imposé dans la culture dominante, il a bâti de nouvelles libertés et de nouveaux droits. En nommant certains crimes secrets et en les traînant au grand jour, il a mis sur pied toute une panoplie de services (refuges, centres de crise et counseling féministe) qui demeurent absolument indispensables. Mais la réaction masculiniste - la crainte qu’éprouvent les hommes face à la montée des droits des femmes - a nourri le triomphe de gouvernements de droite. Aujourd’hui, nous sommes submergés de grossiers stéréotypes sexuels générés par les médias populaires de masse, qui appartiennent tous à quelques grandes entreprises ultra-conservatrices. Le pire coup de Jarnac porté au militantisme des femmes a été l’ensemble des restrictions gouvernementales. Le harcèlement des conservateurs et le scalpel de Paul Martin ont privé les organisations féministes de leur financement de base, les condamnant au silence.

Aujourd’hui, la totalité des énergies du mouvement vont à préserver les services aux femmes que nous avons créés avec autant d’espoir et que nous soutenons maintenant au prix d’un tel épuisement. Un triste exemple parmi d’autres : la semaine dernière, le personnel déjà surchargé d’un centre local d’aide aux victimes d’agression sexuelle a dû faire de longues heures supplémentaires pour préparer et faire cuire 175 tartes aux pommes afin de lever des fonds essentiels.

J’ai confiance que les femmes reprendront la lutte féministe lorsque leurs droits chèrement gagnés seront visiblement menacés. Nous savons reconnaître l’injustice. Nous avons nommé des oppressions qui étaient autrefois invisibles, l’inégalité de salaire et le harcèlement sexuel, par exemple. Et nous possédons aujourd’hui des instruments juridiques et constitutionnels pour nous défendre. Les jeunes féministes - et il y en a plusieurs - déploieront nos luttes dans de nouvelles directions. Le mouvement est aujourd’hui mondialisé ; nous devons maintenir la pression sur les médias pour qu’ils rendent compte de cette réalité.

Au revoir, chères lectrices et lecteurs du Star. Durant toutes ces années, vous avez été les " confidentes secrètes " à qui j’ai narré l’éducation de mes trois enfants, mes problèmes de poids, de tabagisme et de cancer du sein, ma manie du jardinage, mon long et heureux mariage, ainsi que des passions et des imbroglios politiques trop nombreux pour que je les énumère. Les mots manquent pour vous dire à quel point j’aurai la nostalgie de ce contact nourrissant avec autant d’entre vous.

P.S. : N’envoyez pas de fleurs ; votez plutôt pour David Miller…

(Traduction : Martin Dufresne)

Publié dans le Toronto Star, 1er novembre 2003

Mis en page sur Sisyphe le 3 novembre 2003

Michele Landsberg, journaliste


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