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Canada : Projet de loi C-22
La réforme de la Loi sur le divorce : la sécurité d’abord

2 novembre 2003

par Regroupement provincial des maisons d’hébergement et de transition pour femmes victimes de violence conjugale

Analyse et recommandations concernant le projet de loi C-22



INTRODUCTION

Depuis 2001, le Regroupement provincial a participé aux consultations sur les droits de garde et de visite et les pensions alimentaires. Il a produit deux avis Les droits de garde et de visite en situation de violence conjugale (2001) et Droits de garde et d’accès : la sécurité d’abord (2002). Dans le cadre de ces prises de position, le Regroupement demandait que le droit de la famille tienne compte de la violence conjugale. Il recommandait de façon plus particulière que :

* les modalités d’exercice de la responsabilité parentale soient davantage précisées, surtout dans les cas de violence conjugale, et que, dans certain cas, on confie exclusivement toutes les responsabilités parentales à un seul parent ;
* la notion d’intérêt de l’enfant soit davantage précisée ;
* la présence de violence conjugale et de violence familiale soit prise en compte par les juges pour déterminer l’intérêt de l’enfant ;
* le critère du maximum de communication soit éliminé dans les cas de violence ;
* l’appareil judiciaire se dote d’outils pour effectuer un dépistage adéquat de la violence conjugale et de la violence familiale.

Le projet de loi C-22 fait des pas intéressants en ce sens, mais nous croyons que le gouvernement doit aller plus loin et assumer le devoir qu’il a d’assurer la sécurité des femmes et des enfants victimes de violence conjugale.

Ce nouvel avis expose donc les motifs qui nous incitent à formuler un certain nombre de recommandations visant une réelle prise en considération de la violence conjugale, incluant l’ajout dans la loi sur le divorce d’une présomption réfutable à l’effet qu’il n’est pas dans l’intérêt de l’enfant, ni celui de sa mère, d’avoir des contacts avec son agresseur ou celui de sa mère à moins qu’ils ne soient assortis de mesures de sécurité et d’encadrement.

Nous croyons que la loi doit protéger les plus vulnérables. Afin de s’assurer de la pertinence des éléments de cette réforme, il est important de préciser quelles sont les personnes qui seront le plus directement concernées par toute réforme du droit de la famille.

Bien que la Loi sur le divorce s’applique à tous les époux canadiens qui divorcent, il faut souligner que nombre d’entre eux concluent des ententes avec ou sans l’aide de juristes et alors le tribunal n’évalue généralement pas quel est le meilleur intérêt de l’enfant. À titre d’exemple, au Québec, une équipe interdisciplinaire de recherche, qui a étudié 800 dossiers judiciaires de divorce ou de séparation ouverts entre 1995 et 1998, a constaté que 73% des couples mariés et 84% des couples en union libre qui mettaient fin à leur union avaient déjà conclu une entente avant de se présenter devant le tribunal.(1) De ce fait, les couples qui ont recours à l’arbitrage du tribunal sont majoritairement ceux vivant dans un contexte de violence conjugale. Et la situation québécoise est comparable à celle rapportée par le Réseau des femmes ontariennes :

"L’Advocate Society of Ontario, une société ontarienne d’avocats, a souligné, dans le mémoire qu’elle a présenté au Comité spécial mixte sur la garde et le droit de visite, que lorsque les juges appliquent les dispositions de la Loi sur le divorce régissant la garde, ils traitent avec une population de demandeurs parmi laquelle les parents en relations conflictuelles sont surreprésentés. En d’autres mots, les parents les plus susceptibles de s’entendre sur le partage des responsabilités parentales ne sont pas ceux qui se retrouvent devant le tribunal. On y voit les parents qui ont le plus de difficultés à assumer le coparentage. En fait, la majorité des cas sur lesquels les tribunaux doivent se pencher portent sur la violence à l’égard des femmes et des enfants, lesquels cas sont les plus susceptibles d’être entendus et les moins susceptibles d’être réglés hors cour. "(2)

Dans son communiqué du 10 décembre 2002, le ministre Cauchon affirmait que la nouvelle loi pourrait aider les parents à diriger leur attention sur les besoins des enfants. Certes, mais ce sont les familles où règne la violence ou de graves conflits qui seront davantage touchées par cette loi parce que ce sont elles qui se retrouvent devant le tribunal.

Le législateur doit donc s’assurer que sa réforme permettra de mieux protéger les enfants exposés à la violence conjugale ou familiale ainsi que les mères victimes de violence conjugale. Une telle prise de position pour la sécurité et le bien-être des personnes plus vulnérables ne nuira aucunement au bien-être des enfants issus des autres familles et ne limitera en aucun cas les droits des différents membres de ces familles.

PARTAGE DES RESPONSABILITÉS ET VIOLENCE CONJUGALE : UN MÉLANGE EXPLOSIF

En ce qui concerne les couples québécois où régnait la violence conjugale, la situation est beaucoup plus difficile : le modèle basé sur le partage des responsabilités parentales et sur la prise de décisions communes est préjudiciable pour les femmes victimes de violence conjugale qui demeurent ainsi vulnérables à la violence et au contrôle de leur ex-conjoint.

En effet, comme nous l’avons dit, la violence et le contrôle d’un conjoint violent ne prennent pas fin avec la dissolution de l’union. Très souvent, ces hommes n’acceptent pas que leur conjointe échappe à leur autorité et à leur pouvoir, ils tenteront donc de garder la main mise sur elle en utilisant tous les prétextes, et l’exercice de leur autorité ou de leur responsabilité parentale sera un moyen de plus pour continuer à les violenter.

Ce phénomène a d’ailleurs tendance à s’accentuer. Via les groupes de pères séparés créés ces dernières années, les conjoints violents peuvent obtenir information, conseils et encouragements à défendre leurs droits devant le tribunal. Contrairement à la majorité des pères québécois, qui n’exercent pas de contrôle sur leur conjointe et sur leurs enfants, les conjoints et les pères abusifs exercent à outrance leur droit de participer activement aux affaires concernant l’enfant ainsi que leurs droits de surveillance et de contestation des décisions de la mère. Cela constitue pour eux autant d’occasions pour poursuivre leur harcèlement et le moins qu’on puisse dire est que certains ne s’en privent pas. Cela fait en sorte que les mères victimes de violence conjugale demeurent coincées avec leur agresseur même si elles mettent fin à l’union.

Cette réalité vécue actuellement par nombre de Québécoises victimes de violence conjugale trouve écho dans la littérature qui confirme que la dynamique d’abus de pouvoir continue pendant les démarches juridiques. Jaffe, Poisson et Cunningham (2001)(3) mentionnent que certains hommes violents menacent de demander la garde ou la garde partagée comme moyen de maintenir le contrôle sur leur ex-conjointe. Les conjoints violents font plusieurs requêtes judiciaires et selon Bowermaster et Johnson (1998)(4) et Zorza (1995),(5) les hommes violents sont deux fois plus susceptibles de demander la garde et ont la même chance de l’obtenir que les pères non violents.

Cela se traduit ensuite par les menaces au moment de venir chercher les enfants, le dénigrement systématique des décisions de la mère au sujet des enfants, la menace de lui faire perdre la garde, le défaut de verser sa pension alimentaire ou d’assumer tout autre responsabilité envers les enfants. Tous les moyens sont bons pour ces hommes dont l’objectif est de soumettre leur ex-conjointe.

La recherche de Diane Lye (1999), réalisée aux États-Unis, montre une réalité semblable à celle observée ici sur le terrain par les intervenantes des maisons d’hébergement. En effet, Madame Lye conclut que "parce que la prise de décisions conjointe découlant du plan parental oblige à des négociations et à des discussions constantes entre la victime et l’agresseur, cela permet à l’agresseur de poursuivre l’abus. "(6)

Son étude révèle aussi "qu’il arrive souvent que le harcèlement relié à la prise de décisions conjointe soit très sérieux et constitue de la violence psychologique continue. Ce type de comportement comprend des prises de décisions arbitraires ou capricieuses, des changements constants de décisions, de l’obstination dans certaines décisions, des liens entre une décision et une autre et des menaces. Il arrive parfois que, dans ce type de harcèlement, l’agresseur utilise le système judiciaire pour accroître le harcèlement en déposant constamment des requêtes devant les tribunaux. "(7)

D’ailleurs, maître Nicholas Bala (2000), professeur à l’université Queen de Kingston, Ontario, dénonce le fait que certains conjoints violents présentent une image respectable et sont très habiles à manipuler les professionnel-le-s, en particulier ceux qui ne sont pas familiers avec la dynamique de la violence et qui sont particulièrement touchés par les désirs de l’enfant. Ceux-ci en arrivent de toute évidence à se ranger du côté du conjoint.(8)

Forcer les femmes à subir un tel harcèlement équivaut à les attacher à leur agresseur. Violence pour violence, contrôle pour contrôle, plusieurs femmes estimeront qu’il vaut mieux demeurer avec leur bourreau. Au moins, elles éviteront l’appauvrissement qui accompagne souvent la séparation.

Or, nous croyons qu’après 25 ans d’efforts - sur les plan législatif, politique et social - pour permettre aux femmes d’échapper à des relations empreintes de violence et de contrôle, il nous faut rendre le droit de la famille cohérent avec notre engagement social contre la violence conjugale. Pour cela, la législation doit être très claire et permettre de limiter le partage des responsabilités parentales dans les cas de violence conjugale ou familiale, elle doit affirmer la primauté de la sécurité sur toute autre valeur [...]

Extraits d’un document produit en août 2003 qu’on peut télécharger sur le site du Regroupement ou directement d’ici en PDF.

Sources

1. JOYAL, Renée et autres. La prise en charge des enfants à la suite des ruptures d’unions au Québec. Contexte général et rôle du système judiciaire. Rapport de recherche présenté au ministère de la Justice et au ministère de la Famille et de l’enfance du Québec, 2002.
2. RÉSEAU DES FEMMES ONTARIENNES SUR LA GARDE LÉGALE DES ENFANTS. Mémoire au Comité fédéral, provincial et territorial sur le droit de la famille, sur la garde, le droit de visite et les pensions alimentaires pour enfants, Ottawa, 2001, p.27-28.
3. GOUVERNEMENT DU QUÉBEC. Ibid, p. 23.
4. JAFFE, Peter et Marlies SUDERMANN. Les enfants exposés à la violence conjugale et familiale : Guide à l’intention des éducateurs et des intervenants en santé et services sociaux, Unité de prévention de la violence familiale, Santé Canada, 1999, p.10.
5. MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX. Rapport du groupe de travail sur les services offerts aux femmes victimes de violence conjugale et à leurs enfants, mars 2003, p. 8.
6. CADRIN Hélène, Lucie CHÉNARD et Josette LOISELLE. Rapport de recherche sur l’état de santé des femmes et des enfants victimes de violence conjugale, Département de santé communautaire, Centre hospitalier régional de Rimouski, 1990, p. 71.
7. PELED Einat. "Secondary victims No more, Refocusing Intervention with children" in Edleson J. L. Eisikovits Z., Future Intervention with Battered women and their families, Sage, Thousands Oaks, Californie, 1996, p. 138.
8. ROSS, S. M. "Risk of physical abuse to children of spouse abusing parents" in Child abuse & Neglects, 20, 1996, p. 589-598.

Mis en ligne sur Sisyphe en novembre 2003

Regroupement provincial des maisons d’hébergement et de transition pour femmes victimes de violence conjugale


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