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L’urgence est-elle de faire de la prostitution un métier ?
Selon une argumentation néo-libérale

18 janvier 2004

par Elise Thiébaut, journaliste


Fanées, égarées, rétrogrades ou sectaires… les féministes ne sont pas à la
fête si l’on en croit l’offensive idéologique dont elles sont aujourd’hui la
cible de la part d’une génération qui se dit nouvelle, un peu comme ces
paquets de biscuits qui affichent, dans une étoile vert fluorescent « neue,
new, nouveau ! » pour raviver l’intérêt du consommateur.

Qu’avons-nous fait, que n’avons-nous pas fait, nous, les féministes
anonymes, pendant qu’on nous croyait, qu’on nous disait mortes « puisque l’égalité était désormais atteinte » ? Que faisaient donc les Iacub, les Millet, les Robbe-Grillet, les Carthonnet qui aujourd’hui se targuent de
nous donner des leçons en revêtant la tenue adéquate, cuir-cuir,
fouet-fouet, en nous traitant de vieilles et de culs serrés, où étaient-elles pendant qu’on essayait, péniblement certes, maladroitement parfois, inefficacement trop souvent, d’endiguer le « backlash », ce retour
de bâton qui frappe les acquis des femmes partout dans le monde ?

La manœuvre n’est pas nouvelle. Elle relève d’un retournement pervers qui était déjà à l’œuvre dans l’Antiquité, visant à désigner les victimes comme consentantes, complices même du mal qui leur était fait : les femmes n’avaient pas d’âme, les esclaves n’étaient qu’à demi-humains, et s’ils, elles se voyaient privés de leur liberté, c’était parce qu’ils, elles
l’avaient voulu.

Ce que mettent aujourd’hui en cause ces « féministes chics », ce n’est pas
l’idéologie dominante, qui par tous les moyens tente de circonscrire les
femmes aux besoins de la marchandisation néo-libérale. Ni les violences, ni le travail précaire, ni le droit à la contraception, ni la lutte contre
l’exploitation sexuelle, ni la pauvreté, ni l’inégalité salariale ne les
font sortir de leurs gonds. Non, ce qui vraiment les conduit à occuper
crânement les médias (au-delà d’une évidente soif de célébrité très Loft
attitude), ce qui les met dans tous leurs états, c’est la défense d’une
prostitution dite « libre », consentie et choisie ; c’est le maternalisme
prétendûment tout-puissant qui, selon elles, constituerait un danger mortel pour les femmes ; c’est, enfin, une « victimisation » qui les enfermerait « dans leurs spécificités ».

Que les débats ne soient pas univoques, nous le concevons. Mais la politique n’est pas une promenade de santé. L’urgence est-elle vraiment, aujourd’hui, à l’heure où des millions de femmes, d’enfants et d’hommes dans le monde sont contraint-e-s à la prostitution, de faire de cette activité un métier ? Cet argument néo-libéral sur les bienfaits de la régulation économique a pourtant fait la preuve de son inefficacité : le profit, par définition, ne se régule pas. Il veut toujours plus, et par tous les moyens. Comment échapper à une condition qui s’inscrirait ainsi dans une pseudo-normalité : "suce, puisque je te paye" ? Aurait-on conçu cette épouvante : au lieu d’abolir l’esclavage, admettre que l’esclave serait désormais bien traité et payé, en restant la propriété d’un autre ?

Il n’y a pas de comparaison possible entre la vente de services (voire de sévices) sexuels et un métier. Parce que la sexualité n’est pas une activité professionnelle, pas plus que la parentalité, pas plus que l’humanité en tant que telle. Elle ne saurait entrer dans le cadre de l’absolutisme économique, tout simplement parce que son but est et doit demeurer la recherche du plaisir mutuel. Que cette recherche soit trop souvent vouée à l’échec, nous le reconnaissons volontiers. Mais soyons franches : l’argent va-t-il nous consoler d’un orgasme manqué ? L’argent serait-il le passeport unique de notre humanité ? Le contrat, la seule forme de relation raisonnable entre deux corps propriétés, s’aliénant l’un à l’autre et se déliant aussitôt, comme deux particules sans conscience ?

Cette conception de l’humanité et de la féminité est une perversion au sens strict, qui voudrait nous mettre toute au régime « indemnitaire » du
pollueur-payeur. Elle trouve son aboutissement dans la conception qu’affiche Marcela Iacub de la maternité, dans laquelle les enfants sont perçus comme des « ennemis ». Et c’est nous qui faisons la guerre aux hommes ! Nous qui n’avons pour ennemi qu’un système, et jamais des personnes !

Malhonnêteté idéologique : pour fonder son discours, cette féministe new-age s’appuie sur un conte philosophique où les femmes sont violées dans leur sommeil, et où les enfants se conçoivent dans un bocal. Dans quel bocal vivent donc ces pornographes distinguées ? Le féminisme, rappelons-le, n’est pas une posture. C’est une position idéologique et politique. Et ce qui est en cause, ce n’est pas l’identité, dont on nous rabâche indéfiniment les revendications nombrilistes (C’est mon choix), ouvrant la porte à toutes les dérives d’un monde décérébré. L’identité, c’est quoi ? C’est qui ? Je n’en sais rien. Je m’en fous. L’identité, c’est la prison du moi. C’est la façon dont sans cesse le système me renvoie à mon origine, à mon image, à mon histoire, empêchant toute forme de dépassement, toute forme d’évolution même. L’identité, c’est le clone par lequel on veut me remplacer. C’est une forme d’oppression subtile qui me veut « à mon image » comme on voulait les femmes « à la cuisine ».

Ne confondons pas. Ce qui est à l’œuvre dans le féminisme, c’est la
condition humaine, et non l’identité humaine, l’identité du « genre », dont on voit bien quelle conception de l’humanité elle charrie. Le différentialisme est une plaie. La soif éperdue de reconnaissance, une impasse : ce n’est pas parce qu’on est pauvre, femme, homosexuel-le, transgenre, prostitué-e, enfant qu’on doit être reconnu-e. La lutte contre les discriminations n’est pas fondée sur ce qui nous distingue les uns des
autres, mais sur ce qui nous unit les uns les autres. Mais ce n’est pas non
plus une question d’amour, Marcela Iacub ayant décidément la manie de
saupoudrer cet ingrédient n’importe où. Il ne s’agit pas d’aimer ou de ne
pas aimer (les prostituté-es, les trans, les partouzes /barrer la mention
inutile), mais bien de voir ce qui, dans notre condition, met un frein à
notre liberté, ou constitue une oppression. La liberté, entendons-nous bien, n’est pas le libéralisme, cette vision marchande et propriétaire de
l’humanité. C’est le cadre dans lequel je peux vivre sans nuire à d’autres,
dans une relation d’égalité, de réciprocité, de respect. Et ne pas nuire,
cela ne peut pas s’arrêter à cette manœuvre libérale : ça fait mal ? alors
je paye ! Sans parler du fait, trop connu, qu’il y a de mauvais payeurs.

Nous sommes tous et toutes des êtres humains. Et, en politique, nous sommes des êtres de droit, citoyennes et citoyens, et non des masques. C’est en tant qu’êtres humains que nous concevons des utopies, au lieu de nous satisfaire de l’image que le monde nous renvoie. Vieilles, fanées,
dépassées, rétrogrades… que d’adjectifs dont nous pourrions nous offusquer. Mais nous ne passons pas notre temps à nous pâmer devant un miroir. Nous regardons l’avenir qui ne nous sourit pas, et nous continuons. Nous sommes nombreuses, nous sommes là. Nous sommes : les féministes anonymes.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 janvier 2004.

Elise Thiébaut, journaliste



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