Stella, un organisme montréalais d’aide et de défense des femmes prostituées, créé en 1995, revendique la décriminalisation totale de la prostitution et la reconnaissance des droits des « travailleuses du sexe ». Une position qui ne fait pas l’unanimité. Pour la majorité des féministes, la prostitution relève de l’exploitation sexuelle des femmes et constitue une violation des droits humains, nécessitant son abolition et la criminalisation des clients et des proxénètes.
Dans le cadre restreint de cet article, je me bornerai à parler de la prostitution des femmes adultes sans aborder, autrement qu’en passant,
la prostitution infantile, masculine et le trafic transnational. Depuis
les années 70, il existe ici, en Europe et aux États-Unis un courant en
faveur de la reconnaissance du concept de « travailleuses du sexe »,
pourvoyeuses de services sexuels, au même titre que d’autres le sont de
services sociaux. Dans une telle perspective, les femmes prostituées ne
seraient pas différentes des autres personnes exploitées, broyées par la
mondialisation et la mise en marché de tout ce qui vit. Il n’y aurait
donc aucune raison pour qu’elles ne bénéficient pas des mêmes droits que l’ensemble des travailleuses et des travailleurs.
Au Québec, ce sont les membres de l’organisme Stella qui se font les
porte-parole de ce courant de libéralisation de la prostitution. Elles
refusent qu’on traite les femmes prostituées en victimes, affirment que la
plupart ont choisi librement d’être prostituées et y trouvent une source
d’affirmation de soi (empowerment). On peut cependant s’interroger sur
de telles affirmations quand une étude internationale démontre que 92 % des femmes prostituées quitteraient la prostitution si elles le pouvaient (1).
Quant au courage des femmes prostituées, il est indubitable car, pas un
témoignage qui ne dise, à l’instar de Jeanne Cordelier dans ses mémoires
de prostitution : « quand la porte de la chambre a claqué, il n’y a
plus d’échappatoire. Voie sans issue, pas de porte de secours (2). »
Un glissement progressif vers la déshumanisation
Dans ce débat, tous les mots sont piégés, particulièrement les concepts
de droit, de libre choix, de travailleuses du sexe. Au sujet de cette dernière notion, l’ex-prostituée française Agnès Laury croit qu’une définition plus conforme à la réalité serait celle de : « marchandises vendues par des hommes à des hommes »(3).
L’existence de la prostitution banalise l’esclavage sexuel des femmes et
renforce l’image qu’elles sont de simples objets interchangeables devant
être accessibles et disponibles pour tous les hommes en tout temps et
partout. La culture patriarcale repose sur le principe que l’unique
devoir et pouvoir des femmes réside dans l’art de satisfaire
sexuellement les hommes dans le mariage ou la prostitution.
Nous vivons dans un univers consommationnaire où la primauté va à
l’individualisme, à la consommation effrénée des êtres et des choses, le
nec plus ultra étant de nous consommer les uns les autres. Dans un tel
contexte, la notion de travailleuses du sexe sert à faire tomber
l’opposition féministe à la mise en marché des femmes à l’échelle
planétaire. Et les clients ne demanderont pas mieux de croire que c’est
par choix, voire par goût, et non par nécessité, comme le démontrent
toutes les enquêtes, que des femmes sont prostituées.
Les intérêts en jeu
Quand je me demande à qui profiterait la libéralisation de la prostitution, je pense que ce ne serait ni aux femmes prostituées ni à l’ensemble des femmes. Ça profiterait d’abord aux souteneurs, aux dealers, au crime organisé en général, aux clients pour qui il importe peu que la sexualité soit un acte machinal, dépourvu de réciprocité et de toute responsabilité, l’essentiel étant que tous, quel que soit leur statut social, puissent s’acheter à volonté le pouvoir sur une femme.
Quant aux femmes prostituées, il est impossible d’en parler en bloc, parce que
leur situation diffère considérablement selon qu’elles soient call
girls, escortes, danseuses nues, qu’elles travaillent dans la rue ou
dans les salons de massage, selon qu’elles soient autonomes ou doivent
donner une bonne partie de leurs rétributions à un proxénète.
Elles sont recrutées en moyenne vers l’âge de 13 ans, vulnérabilisées
par la violence de leur milieu, la pauvreté, le chômage, la drogue. La
majorité d’entre elles subissent un dressage forcé de la part des
souteneurs ou des gangs de rue qui vise à les dépersonnaliser jusqu’à ce
qu’elles n’aient plus la faculté d’agir et même de penser par
elles-mêmes. Plusieurs passent par les centres d’accueil et la prison,
plus de la moitié sont toxicomanes. Comment dans de telles conditions
parler du choix librement consenti d’être prostituées ?
À l’échelle internationale, les revenus de la prostitution sont de
l’ordre de 72 milliards par année, et dépassent maintenant les revenus de la drogue et des armes, soit des millions de dollars au
Canada, où un proxénète se fait en moyenne quelque 144 000 $ par année pour chaque prostituée (4). À Montréal seulement, 5 000 à 10 000
personnes en vivent. Il est clair que nombreux sont ceux qui ont intérêt
à l’expansion d’un marché si rentable. Bénéficiant de complicités à tous
les échelons de la société, ils ont les moyens financiers et médiatiques
pour faire d’une étincelle un incendie inextinguible en exagérant
l’importance de la division au sein du mouvement féministe et en
surmédiatisant la position d’une minorité prétendant parler au nom de
toutes les femmes prostituées.
Le corps marchandise
Le mouvement actuel de libéralisation de la prostitution prend racine
dans la libéralisation générale de l’économie et sert objectivement ses
intérêts. Il est de plus en plus fréquent d’entendre, aux Nations-Unies
ou dans les médias, un discours dans lequel on présente l’industrie du
sexe comme une alternative aux problèmes économiques, voire même un
chemin vers le développement.
L’Organisation Internationale du Travail (OIT) a fait, en 1998, la
promotion d’un rapport favorable à la légalisation de la prostitution
dont « la possibilité d’une reconnaissance officielle serait extrêmement
utile afin d’élargir le filet fiscal et couvrir ainsi nombre d’activités
lucratives qui y sont liées » (5). On admet ainsi carrément que la
prostitution a pris les dimensions d’une industrie et contribue,
directement ou indirectement à l’emploi, au revenu national et à la
croissance économique des pays !
La prostitution constitue une des formes les plus violentes de
l’oppression collective des femmes et, à part de rares exceptions, elle
est toujours sous le contrôle coercitif des proxénètes (6). Dès lors,
peut-on invoquer, comme un droit humain, celui de disposer de son propre corps dans des conditions qui contreviennent si explicitement au respect de la dignité et de l’intégrité de la personne, reconnu par la
Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de
l’exploitation de la prostitution d’autrui, adoptée le 2 décembre 1949
par les Nations-Unies ?
Les nombreux témoignages de femmes prostituées, qui ont brisé la loi du
silence, montrent qu’elles sont constamment en butte aux humiliations de toutes sortes, aux vols, aux agressions physiques et sexuelles, quand ce n’est pas à la roulette russe des rapports sans préservatifs. « J’avais
peur, consciente que la situation pouvait déraper à tout moment », dit
Mylène, prostituée québécoise (7). Ce ne sont certes pas tous les hommes
qui sont violents mais, fondamentalement, ce qu’ils achètent, c’est le
pouvoir de l’être impunément. « Les filles battues qui ne portent pas
plainte ont intégré le message que la société leur renvoie : la
prostitution, c’est un package deal ; il faut encaisser, même
l’inacceptable (8) ». Combien de temps encore confondra-t-on
systématiquement le droit des hommes avec les Droits de l’Homme ?
Le courant pour la libéralisation totale de la prostitution cherche
actuellement à discréditer les féministes qui s’y opposent en qualifiant
leur discours de moralisateur et en les accusant de victimiser et de
stigmatiser les femmes prostituées. Ce ne sont pourtant pas elles qui sont
responsables des conditions de travail des femmes prostituées et de l’hostilité
des gens qui voient leur milieu de vie transformé en marché ouvert de
femmes et de drogues. Parce qu’on n’est pas arrivé à extirper les causes
d’un problème, faut-il en légitimer les conséquences ?
Pistes d’action
Pas une femme ne peut rester indifférente face à un problème qui, en
bout de ligne, nous concerne et nous atteint toutes. Il est clair que la
libéralisation de la prostitution, tant des proxénètes que des clients,
réclamée par Stella, ne saurait constituer une véritable alternative à
la misère croissante des femmes prostituées mais serviraient à les y enfoncer
plus inexorablement encore.
Il en est de même d’ailleurs de la proposition de retour aux maisons
closes, préconisée par le Bloc québécois. Cette solution ferait de
l’État le principal proxénète de la même façon qu’il a remplacé ici la
mafia dans les casinos. L’exemple de la Hollande montre que la
légalisation institutionnalise et légitime « l’industrie » du sexe,
camoufle les proxénètes en contremaîtres et entrepreneurs légaux, et
rationalise la mise en marché des femmes prostituées au plan local et
transnational.
Le seul espoir réside dans l’exemple de la Suède qui, depuis 1999, a
promulgué une loi criminalisant non plus les femmes prostituées, mais les
proxénètes et les clients. Cette politique a permis de diminuer de
moitié le nombre de femmes prostituées, même si elle n’a pas encore réussi à
enrayer complètement la prostitution clandestine. Le gouvernement
suédois continue toutefois de poursuivre ses efforts en injectant sans
cesse de nouvelles sommes pour la désintoxication, la réinsertion des
femmes prostituées et la responsabilisation des clients. Il est aussi
encourageant de noter que le Lobby Européen des Femmes, constitué
d’environ 3500 groupes, a pris position en faveur de l’adoption par
leurs gouvernements d’une politique similaire à celle de la Suède (9).
Au Québec, il y a un consensus pour que tous les niveaux de gouvernement cessent de traiter les femmes prostituées comme des criminelles et leur fournissent l’accès aux services sanitaires, sociaux, judiciaires et
policiers qu’elles réclament. Là où il y a débat, c’est sur la
criminalisation des clients, les proxénètes tombant déjà, bien que de
façon très laxiste, sous le coup de la loi au Canada.
Le Québec pourrait s’inspirer de l’expérience suédoise et de villes
comme Toronto et Vancouver qui cherchent à fournir aux femmes prostituées
l’aide et la protection dont elles ont besoin, à mettre en place des
moyens de résistance aux proxénètes et aux dealers (souvent les mêmes), de dissuasion et de sensibilisation des clients. L’abolition de la
prostitution est une action à long terme qui suppose la remise en
question des rapports sociaux, économiques et sexuels de domination
ainsi que des mesures immédiates pour combattre la pauvreté et la
violence envers les femmes.
« Pour s’en sortir, dit l’ex-prostituée Agnès Laury, il faut la volonté
inébranlable de ne plus retourner sur le trottoir, être aidée et surtout
totalement coupée du milieu » (10). Bref, passer du statut de victime à
celui de « survivante », de femme qui n’accepte plus et se bat. Il est
grand temps de briser le silence sur le rôle de l’acheteur de services
sexuels en se demandant si ce n’est pas le droit et le pouvoir
discrétionnaire aux sévices sexuels qu’il achète. Il s’agit non pas de
puritanisme, mais d’une question éthique fondamentale concernant la
marchandisation de l’humain. Au lieu d’invoquer le libre choix de vendre
son corps, ne faudrait-il pas plutôt en appeler au principe d’humanité,
à une limite librement consentie, comme on l’a fait pour l’inceste et
l’esclavage, face à la mise en marché tant de la sexualité que de la
reproduction ?
NOTES
1 Françoise Guénette, entrevue avec Gunilla Ekberg, « Le modèle suédois », Gazette des femmes, mars-avril 2002, Vol. 23, no 6.
2 Jeanne Cordelier, La dérobade, Paris, Hachette, 1976.
3 Agnès Laury, Le cri du corps, Paris, Pauvert, 1981.
4 Conseil du statut de la femme, La prostitution : profession ou
exploitation ? Une réflexion à poursuivre, juin 2002. Gazette des femmes . Ce document est disponible en version intégrale (PDF) ou en version synthèse.
5 Lin Lean Lim, The Sex Sector : The Economic and Social Bases of
Prostitution in Southeast Asia, Genève, Organisation internationale du
travail (OIT), 1998.
Janice Raymond, Legitimating prostitution as sex work : UN Labor
Organization (ILO) calls for recognition of the sex industry, 1998
6 Delphine Saubaber, « Paroles d’anciennes », L’Express, 22.08.02.
7 La parole aux prostituées
8 Ibid.
9 Françoise Guénette, entrevue avec Gunilla Ekberg, « Le modèle suédois », Gazette des femmes, mars-avril 2002, Vol. 23, no 6.
10 Les survivantes
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Françoise Guénette, entrevue avec Gunilla Ekberg, " Le modèle suédois ", Gazette des femmes, mars-avril 2002, Vol. 23, no 6.
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Non ! ... à l’Europe proxénète, SOS SEXISME, avril 2000
Élaine Audet, Rights of Women or Right to Women, september 17th, 2002
StandingAgainst Global Exploitation (SAGE)
Prostitution, Feminism and Critical Praxis : profession prostitute ?
Références sur la position pro-libéralisation
Claire Thiboutot, Stella, p. 6-9 dans le rapport de la FFQ, décembre 2001.
Site Cybersolidaires dans la rubrique " Prostitution - travail du sexe ". Montréal, 15 septembre 2002
* L’aut’journal a également publié cet article dans son édition de septembre 2002.
– Version anglaise : Élaine Audet, Rights of Women or Right to Women, september 17th, 2002