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lundi 26 avril 2004 La pensée "queer" et la déconstruction du sujet lesbien
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Par son refus radical de tout système de catégories identitaires de même que de toute stratégie politique, théorique ou épistémologique qui se réclame d’un tel positionnement, le courant queer remet en question la base identitaire du mouvement des lesbiennes qui s’est constitué depuis plus d’une vingtaine d’années et déstabilise les perspectives féministes qui ont prévalu jusqu’à récemment dans la théorisation du lesbianisme. Dans cette communication, j’aimerais discuter, en tant que sociologue et féministe, certains enjeux soulevés par la pensée queer quant à la (dé)construction du sujet lesbien. En effet, une fois admis le caractère multiple et fragmenté des subjectivités individuelles, quels outils ce courant fournit-il pour penser la diversité parmi les lesbiennes et explorer concrètement les intersections entre sexualité, genre, ethnie et classe ? Alors que le lesbianisme féministe a défini le sujet lesbien comme une identité de genre et comme lieu d’une résistance politique à la domination patriarcale, l’approche dite queer ne risque-t-elle pas d’occulter de nouveau les rapports de sexe en assimilant les unes aux autres les multiples formes de transgressions sexuelles, y inclus le lesbianisme ?
Dans The New Lesbian Studies, un recueil américain faisant écho au premier Lesbian Studies, paru en 1982, Malinowitz et Zimmerman s’interrogent sur l’impact de la pensée queer sur le développement futur des études lesbiennes. La montée rapide de ce courant postmoderne et son pouvoir d’attraction sur les plus jeunes générations les a prises de court, admettent-elles, et les plongent dans l’ambivalence. Alors même qu’elles se réjouissent des ouvertures nouvelles créées par l’expansion accélérée et l’institutionnalisation croissante du champ des études queer (i.e. incluant gais, lesbiennes, bisexuels, transsexuels, etc.), elles s’inquiètent de la remise en question radicale des paramètres sur lesquels s’étaient instituées les études lesbiennes aux États-Unis, notamment de l’évacuation rapide de la pensée lesbienne-féministe. Elles relèvent le paradoxe apparent que d’un côté, le lesbianisme n’a jamais été aussi visible dans l’enceinte universitaire, alors que de l’autre, la catégorie identitaire « lesbienne » est contestée, perforée de toutes parts et vidée de son sens. J’aimerais discuter des apports et des limites de l’approche queer à partir de trois textes américains, un choix éclectique, j’en conviens. Le premier examine l’identité butch dans la culture lesbienne du XXe siècle, tandis que le second analyse le phénomène de la personnification théâtrale de l’autre genre par des gais ou des lesbiennes (un phénomène mieux connu sous le nom de drag queen et drag king). Quant au dernier texte, il témoigne et veut encourager le développement d’un mouvement de libération des transgenrés de toutes tendances sexuelles. Ces trois textes s’intéressent à la construction sociale et culturelle des genres et des sexualité, plus spécifiquement ils explorent les intersections et les multiples croisements entre genres et sexualités, un thème cher aux partisans de l’approche queer. L’identité butch Les recherches historiques l’ont amplement démontré, l’identité butch a des résonances indéniables dans la culture lesbienne, bien que ses significations soient multiples et souvent contradictoires (1). Gayle Rubin en parlera comme d’une catégorie de genre lesbien (lesbian gender), constituée à travers le déploiement et la manipulation des codes et symboles du genre masculin. À travers leur élaboration historique, les genres lesbiens et gais ont acquis une autonomie partielle par rapport au système hétérosexuel des genres. Dans leur article intitulé G.I. Joes in Barbie Land : Recontextualizing butch in Twentieth-Century Lesbian Culture, Sherrie A. Inness and Michele E. Lloyd examinent le sens du terme butch, dans le double but, disent-elles, d’en clarifier la définition et d’en réorienter l’usage. On me permettra de relever un certain volontarisme dans cette dernière intention. Leur méthode est simple : passant en revue une série d’écrits comprenant des récits personnels, des fictions, des analyses théoriques (Butler, Sedgwick, Sue-Ellen Case) et des travaux d’historiennes (Nestle, Davis et Kennedy), elles retiennent quatre éléments autour desquels s’organisent les définitions de butch : 1- Le masculin ou plutôt la performance du masculin, car les auteures empruntent à Butler sa conception du genre (2). L’appropriation des signifiants du masculin (signifiers) et le refus des signifiants féminins associés à la vulnérabilité, l’inefficacité, la disponibilité sexuelle est une composante essentielle et les auteures souhaitent retenir cet élément - c’est même le seul qu’elles retiennent - dans la définition de butch qu’elles privilégient. À leurs yeux, le style butch est plus qu’un style, c’est aussi une affirmation politique, car un refus et un brouillage du système binaire des genres. D’ailleurs, le genre butch demeure toujours quelque peu incompréhensible pour la société hétérosexuelle. 2- Le sentiment d’être un homme. Les auteures rejettent cet élément : l’expérience d’une butch n’est pas et ne peut être celle d’un homme même si la pression sociale peut l’amener à s’interroger sur son genre véritable et sur sa volonté de devenir ou non un homme. 3- Le rôle actif dans les échanges sexuels, rôle qui diffère toutefois du modèle hétérosexuel classique, en ceci que la butch prend son plaisir à donner du plaisir à sa partenaire tout en ne se laissant pas elle-même toucher. Inness et Lloyd se réfèrent ici au modèle de « stone butch » qu’on peut retracer dans la culture lesbienne d’après-guerre. Cet élément est à rejeter car, affirment les auteures, le répertoire sexuel des butchs, tout comme celui des lesbiennes en général, s’est maintenant élargi, de telle sorte qu’une dissociation s’impose entre l’identification à un genre et la pratique sexuelle. Elles vont plus loin, il faudrait, selon elles, défaire l’agrégation sexe biologique, genre, sexualité et désir. 4- Enfin, elles constatent l’omniprésence du couple butch-femme dans les représentations de la sexualité lesbienne dans les fictions ou au cinéma, comme si l’un ne pouvait aller sans l’autre, comme si le désir sexuel ne pouvait surgir, circuler en dehors de cette opposition entre ces deux pôles interdépendants, entre du masculin et du féminin. Cette conception a des racines historiques et la force subversive des rôles butch/femme a longtemps résidé dans l’appropriation parodique du modèle du couple hétérosexuel. Mais n’est-ce pas là maintenir un fond d’hétérosexualité, reproduisant ainsi les constructions sociales dominantes du désir, lequel est toujours vu à travers la complémentarité des genres, et reproduisant les constructions dominantes de l’homosexualité, pensée à travers les mêmes catégories ? Pourquoi ne pas envisager d’autres construits, comme celui de butch/butch, qui déstabilisent ces constructions ? Apports et limites de l’approche queer Au-delà de son intérêt proprement descriptif quant aux diverses significations du terme butch, cet article illustre bien, à mon avis, les apports et les limites de l’approche queer dans sa capacité : 1- D’analyser le caractère socialement et culturellement construit des catégories relatives au sexe, au genre, à la sexualité. En cela, l’approche queer n’innove pas mais elle mène de manière plus systématique cette opération de déconstruction des représentations culturelles dominantes, y inclus en débusquant ces mêmes schémas culturels lorsqu’il se retrouvent dans les représentations minoritaires. Les auteures reprennent l’idée de Biddy Martin selon laquelle la négation de l’expérience lesbienne passe moins par le contrôle de ce qu’elles font au lit que par leur effacement dans les champs discursifs. En effet, la naturalisation des normes relatives au genre et à la sexualité a pour effet d’oblitérer la pluralité sexuelle, notamment l’existence lesbienne en soi mais aussi la pluralité sexuelle parmi les lesbiennes, surtout lorsque celle-ci prend des formes trop menaçantes ou incompatibles avec les schèmes culturels dominants. 2- De défaire l’agrégation entre sexe biologique, genre, sexualité hétérosexuelle ou homosexuelle et désir sexuel, de désarticuler ces composantes habituellement confondues ou amalgamées afin d’explorer l’ensemble des combinaisons possibles entre elles. Dans les discours traditionnels, l’homosexualité a été le plus souvent expliquée comme une inversion des genres, attribuable à des facteurs tantôt physiologiques, tantôt psychologiques. Par la suite, l’introduction du concept d’orientation sexuelle a eu pour effet de dissocier genre et objet du désir sexuel. Mais en concevant l’orientation homosexuelle comme une forme pré-déterminée de la sexualité humaine, ce concept réifie, essentialise le désir sexuel. De plus, son usage s’est inscrit dans un discours défensif qui cherche à établir une séparation rigide entre genre et sexualité. Concrètement, par exemple, ce discours affirmera que l’orientation sexuelle n’a rien à voir avec le genre, que les homosexuels ne sont pas des efféminés, les lesbiennes ne sont pas masculines, bref pour s’attaquer aux anciens préjugés, on avancera des contre-vérités qui participent d’une même vision naturalisante et essentialiste. 3- De sortir du cul-de-sac de l’approche identitaire qui a dominé la conceptualisation du sujet lesbien tant au plan théorique que dans les recherches historiques. Cul-de-sac parce qu’après plusieurs années de débats, force est d’admettre qu’il est impossible d’en arriver à une définition adéquate d’un tel sujet. Les définitions trop larges (ex. Adrienne Rich) diluent la spécificité des expériences lesbiennes et versent dans l’ahistoricisme. Par contre, les définitions trop étroites limitent notre appréhension de la sexualité entre femmes, mais aussi des relations et des solidarités qu’elles ont nouées. Ou encore, elles conduisent à créer une hiérarchie parmi les lesbiennes, en distinguant implicitement les vraies lesbiennes, celles qui satisfont au modèle théorique, des autres. Les définitions créent des catégories, fixent des limites et engendrent forcément des exclusions, rappellent les tenants de l’approche queer. D’ailleurs, quels critères retenir dans une telle définition (le contact génital, l’attachement émotif, l’identification consciente du sujet lui-même...) quand on sait que ces critères se joignent de multiples façons ? L’approche queer ne résout pas le problème mais elle le pose différemment en reconnaissant d’emblée la diversité des non-conformismes aux modèles (sexualité et genre), ou, pour reprendre les termes de Donna Penn, en proposant d’analyser autant la construction de la normalité que les différentes géographies de la déviance par rapport au système dominant. Cela dit, l’article d’Inness et de LLoyd n’est pas exempt de tout hégémonisme identitaire puisque de toutes évidences, le couple butch/butch y apparaît comme le plus queer, ou le plus déstabilisateur des catégories binaires du genre. Ce qui m’amène à parler des faiblesses de l’article. On y traite de l’identité butch dans la culture lesbienne au XXe siècle à partir d’une sélection de textes écrits, un corpus non justifié, où se retrouve pêle-mêle divers types d’écrits et plusieurs époques, et à travers lequel les auteures examinent l’image de la butch sans trop nous préciser la méthode qu’elles ont appliquée. La butch est ici ramenée à son image, au sens associé à cette image, en d’autres termes, sa réalité est réduite à une dimension figurative et à cette seule dimension. Un tel réductionnisme est certainement l’une des principales critiques que l’on peut adresser à l’approche queer. Toute la réalité est ramenée à la seule dimension symbolique et discursive. Les rapports de domination ? On les analyse en termes de discours dominants, avec leurs codes imposés, leurs silences et leurs catégories normatives. Les luttes de pouvoir ? On les analyse en termes de stratégies discursives de domination ou de résistance. De plus, on ne trouve dans cet article aucune référence à la classe sociale, à l’origine ethnique, à l’âge, au lieu de résidence, à la couleur de la peau et à tous ces autres fragments qui composent les subjectivités individuelles et qui sont rapidement évacués, une fois prêté le serment d’office. Aucune information non plus sur les auteures des textes analysés. Un pur univers de significations dans lequel les auteures butinent à leur gré. Ansi que Ki Namaste l’avait noté pour les transgenrés, l’on évacue les réalités psychiques individuelles des butchs, tout autant que les réalités socio-historiques. Le sujet ? Un corps performant dans cet univers de signes que les théoriciens se chargent de décoder. Opaque à lui-même, le sujet ne peut s’exprimer ni se révéler aux autres. Pourquoi alors l’interroger ? Prisonnier des schèmes culturels dominants, le sujet n’est pas outillé pour les déconstruire. Pourquoi alors l’interroger ? La personnification théâtrale du genre féminin Dans « Dick(less) Tracy and the Homecoming Queen : Lesbian Power and Representation in Gay-Male Cherry Grove », Esther Newton, ethnologue, s’intéresse à la pratique de drag queen, ou personnification théâtrale du genre féminin, une pratique qui fait partie de la culture gaie et qui commence à se développer dans la culture lesbienne tout en y demeurant encore marginale (on parlera alors de drag king). Elle le fait à partir d’un terrain, Cherry Grove, un terrain avec lequel elle est familière puisqu’elle a déjà publié une étude historique et anthropologique sur ce lieu de rencontre et de villégiature pour gais, localisé près de New York. À partir de l’analyse d’un événement, Newton veut démontrer qu’on ne peut détacher les pratiques symboliques des conditions matérielles dans lesquelles elles s’inscrivent, pas plus que des intentions des actrices qui les incarnent et des auditoires qui les interprètent. Elle les examine comme des stratégies symboliques par lesquelles des individus et des collectivités emploient des schèmes culturels afin de produire des significations nouvelles et faire avancer des agendas particuliers dans une situation donnée. Cherry Grove est un lieu fréquenté par des gais depuis les années 1930 et plus récemment par des lesbiennes, un haut lieu de production culturelle, où ont été créées depuis plusieurs années des pièces de théâtre faisant appel à l’humour gai - camp. Il s’y tient annuellement un concours de drag queen (Homecoming Queen, institué en 1976), le gagnant du concours est investi d’un rôle symbolique lors de diverses activités estivales (allant de la cueillette de fonds au bingo). Il est également le personnage central d’un rituel cérémoniel, celui de l’invasion du village voisin de Fire Island, ayant lieu tous les 4 juillet, où il apparaît en drag queen et est escortée d’une butch en tuxedo. Newton rappelle l’écart de pouvoir entre gais et lesbiennes tel qu’il s’est manifesté à travers l’histoire de Cherry Grove : historiquement, les hommes gais ont eu plus d’argent, plus de pouvoir, leurs institutions sont plus nombreuses, ils occupent un plus grand espace public et symbolique ; par contre, la minorité lesbienne gagne du terrain tant sur le plan démographique qu’économique, et les rapports de force changent, ce qui n’est pas sans créer des tensions et susciter des stratégies variables chez les lesbiennes dans les relations qu’elles entretiennent avec les gais. Newton s’attarde sur un épisode survenu à l’été 1994, lorsqu’une lesbienne butch s’est présentée et - avec l’aide d’amis gais - a gagné le concours de drag queen. Elle raconte les réactions que cela a suscitées, l’opposition de certains gais qui refusaient que la communauté soit représentée par une femme, les lettres ouvertes dans les journaux locaux, certains propos carrément misogynes (les lesbiennes auraient profité de l’épidémie du sida pour envahir le territoire des gais alors que, de fait, les lesbiennes continuaient d’être minoritaires à Cherry Grove, d’autres ont ajouté que c’était Newton, une chercheure lesbienne, qui avait publié le premier ouvrage sur Cherry Grove). Newton constate que la candidature de cette lesbienne butch a aussi bénéficié de l’appui de nombreux gais et de la mobilisation des lesbiennes, encore que celles-ci étaient divisées : les unes s’identifiaient comme queer et se sentaient plus proches des gais, elles étaient désireuses d’accéder aux pratiques symboliques que ceux-ci avaient mises en place au fil des ans ; d’autres, que Newton qualifie de postféministes, considéraient patriarcal le concours de drag queen, une affaire de gars sans intérêt pour elles et ne suscitant nullement l’envie de lutter pour s’y faire accepter, mais certaines ont quand même appuyé la nouvelle élue. Selon Newton, l’enjeu d’un tel épisode est la constitution d’un pouvoir symbolique pour les lesbiennes, un pouvoir qui déstabilise le monopole traditionnel des hommes sur les représentations culturelles gaies/queer. Tout en développant son analyse, Newton se livre à une critique du courant queer, lui reprochant notamment de s’intéresser aux pratiques symboliques à l’intérieur d’un espace abstrait, désincarné, livresque ou ludique, de verser dans des interprétations gratuites et des généralisations qui n’ont aucun fondement historique, d’oblitérer les rapports de sexe, et plus largement d’ignorer l’ensemble des rapports sociaux (de classe, ethnie, etc.). Sa critique devient par moments assez mordante : ainsi, avance-t-elle, théoriser sur les représentations culturelles tout en faisant l’économie d’une démarche ethnographique révèle une attitude impérialiste ou élitiste, qui équivaut à dire : on s’en fout de ce que vos représentations signifient pour vous, ce sont nous, les universitaires, qui pouvons seuls les interpréter et en déterminer le sens. À la question de savoir si de telles pratiques culturelles renforcent les catégories traditionnelles de genre ou les déstabilisent en brouillant leurs frontières, Newton refuse de répondre a priori ou de manière générale. De la butch à la transgenrée C’est un premier roman à saveur autobiographique, Stone butch Blues, qui a fait connaître Feinberg, un roman où elle s’identifie comme lesbienne d’allure très masculine, allant jusqu’à se faire passer pour un homme et amorcer un processus de changement de sexe sans toutefois le mener à terme. Dans ses autres écrits, elle s’identifie comme transgenrée. Précisons d’abord qu’elle n’est pas une universitaire. Quels sont ses autres écrits ? Un manifeste méconnu, Transgender Liberation. A Movement whose Time has Come, publié en 1992, soit juste un peu avant ce roman, dont la lecture m’a fascinée. Ce pamphlet d’une vingtaine de pages dénonce l’oppression des transgenrés et prône la création d’un mouvement de libération qui leur soit propre. Il présente toutes les caractéristiques d’un discours identitaire essentialiste. Sa thèse centrale est la suivante : il y a toujours eu, dans toutes les cultures et à toutes les époques, des hommes et des femmes qui ont traversé les frontières des catégories de genre, des berdaches amérindiens à Billie Tipton, cette musicienne de jazz décédée en 1989, en passant par Jeanne d’Arc et Christine Jorgensen, le premier transsexuel à devenir mondialement connu suite à une opération de changement de sexe au début des années 50. Le transgenrisme est une forme d’expression humaine très ancienne mais c’est avec la division de la société en classes qu’a débuté l’oppression des transgenrés. Depuis lors, ceux-ci ont subi la répression, été forcés de se cacher, de se rendre invisibles. Encore maintenant, ils sont victimes de préjugés et de discrimination. Mais ils résistent à leur oppression, depuis que des jeunes gais travestis - transgenrés - ont répondu au harcèlement policier à Stonewall. Dans Transgenders Warriors. Making History from Joan of Arc to Dennis Rodman, Feinberg reprend sensiblement la même thèse, tout en l’enrichissant, en la documentant davantage, en la nuançant et en adoptant un ton moins gauchiste que dans le pamphlet précédent. Elle précise le sens du terme « transgenré », un terme parapluie qui englobe les transsexuels, les travestis, les bigenrés, les intersexuels ou hermaphrodites, les femmes masculines et les hommes féminins, les androgynes, les femmes à barbe, les femmes qui font du body-building en dérogeant au modèle jugé acceptable pour un corps féminin, etc., et cela, quels que soient leurs désirs et pratiques sexuelles. À la fin du livre, on retrouve une liste des organisations, des références bibliographiques et une charte des droits liés au genre. Bref, le prototype d’un mouvement qui se crée et se donne une cohésion sur une base identitaire : un nom, une histoire commune, une oppression spécifique, des ennemis, une lutte à mener et une communauté à bâtir. À un autre niveau, en lisant Feinberg, on a l’impression que cette identification au transgenrisme permet à Feinberg de reconstruire le sens de son expérience personnelle et politique, depuis sa petite enfance jusqu’au contexte des années 90, d’interpréter ses souffrances, ses amours, de se nommer et de révéler ce moi authentique qui lui a longtemps échappé vu l’occultation sociale du transgenrisme. Elle conclut d’ailleurs son introduction par ces mots : à ceux/celles qui, bien intentionnés, me disaient ne pas comprendre qui j’étais, voici ma réponse. Alors que les théoriciens-nes queer tendent à interpréter les diverses manifestations du transgenrisme comme des pratiques anti-essentialistes qui brouillent les frontières des catégories traditionnelles des genres, chez Feinberg, la notion de transgenrisme devient le lieu d’une affirmation identitaire tant au plan personnel que comme projet politique. Quel paradoxe ! De plus, elle présuppose l’existence des catégories de genres, le transgenrisme étant vu comme une espèce de troisième genre, tout comme l’idée de troisième sexe mise de l’avant par Magnus Hirschfeld au début du XXe siècle. Mais ce qui m’a désarçonnée, en tant que lesbienne-féministe, c’est le glissement de toute une série d’expériences et de figures historiques, de la catégorie lesbienne à la catégorie transgenrée. Je me suis sentie littéralement désappropriée de ma propre histoire, de celles que nous - lesbiennes-féministes - nous étions données. Les perspectives lesbiennes-féministes s’enracinent historiquement dans la vague féministe des années 1970. Dans un contexte où, il n’est pas inutile de le rappeler, les lesbiennes étaient constamment renvoyées à des définitions négatives d’elles-mêmes, s’est amorcée une construction identitaire positive, fondée sur l’affirmation d’une solidarité liée au genre tout en se revendiquant de la spécificité du sujet lesbien, lequel se différencierait à la fois des femmes hétérosexuelles et des hommes gais. Le dénominateur commun de la pensée lesbienne-féministe est de procéder à partir d’une analyse des intérêts liés aux rapports de sexe, ou au genre selon la terminologie américaine, et de situer le lesbianisme comme lieu d’une résistance politique au patriarcat, la non-conformité aux modèles de genre faisant partie de cette résistance. D’où l’alliance de la pensée lesbienne-féministe avec le champ des études féministes - même si elle y est parfois considérée comme une bête noire - et sa distanciation vis-à-vis des études gaies qui dérivent, quant à elles, d’une analyse de l’identité sexuelle et des intérêts qui en découlent. Le lesbianisme féministe manifeste, il est vrai, un certain degré d’essentialisme, à tout le moins un essentalisme stratégique, en ce sens qu’il attribue un sens et une valeur à la catégorie identitaire lesbienne. Certes, il est aisé de constater que les significations données au terme "lesbienne" varient, voire qu’elles se concurrencent les unes les autres. Mais précisément, les luttes de tendances au sein du mouvement des lesbiennes peuvent être analysées comme des luttes pour l’hégémonie identitaire, une identité dont découleraient les priorités de lutte, les formes de résistance, les services à se donner collectivement : lesbiennes politiques vs lesbiennes tout court, lesbiennes féministes vs lesbiennes radicales, etc.). Par son refus radical de toute stratégie identitaire, qu’elle soit politique, théorique ou épistémologique, ce courant postmoderne déstabilise les perspectives lesbiennes-féministes qui avaient jusqu’alors prévalu. L’atomisation du sujet dans la pensée queer et postmoderne Le postmodernisme appréhende l’identité comme une construction particulière, idiosyncratique et ultimement dépourvue de significations. Que veut dire : Je suis lesbienne ? se demande Judith Butler. À quels critères dois-je satisfaire ? Qu’est-ce que je révèle aux autres de moi-même ? Comment prétendre à une représentation unifié et totalisante du soi sur la base du genre ou de la sexualité ? La pensée postmoderne insiste sur le caractère multiple, fragmenté et instable des subjectivités, et en conséquence, privilégie l’exploration des intersections, des brouillages. Zimmerman déplore l’amnésie du mouvement queer, la mise à l’écart du discours lesbien-féministe, alors qu’il s’en approprie les idées sans reconnaissance, sans en situer la genèse, voire même sans citation des sources, tout en vilipendant les valeurs et l’existence du lesbianisme-féministe, dont il donne une représentation faussée et ahistorique. On aboutit ainsi, selon la chercheuse, à l’atomisation du sujet (corps performant, sujet opaque à lui-même), à l’affirmation de la diversité individuelle, de la pluralité des sexualités, des genres, des significations attribuées au genre, à la déconstruction des catégories. À la limite, à une vision très libérale : chacun et chacune est unique. On a aussi reproché aux théoriciens-nes queer leur langage hermétique, leur opportunisme théorique (se présenter comme le dernier chic intellectuel, citant plus volontiers les philosophes français - Foucault, Derrida et Lacan - et négligeant la contribution féministe (Lisa Duggan). Certains écrits questionnent le travail théorique et politique accompli par le féminisme et lui dénie tout caractère radical en le considérant comme un mouvement assimilationiste, voire conservateur. Zimmerman est d’accord pour affirmer que la subjectivité est multiple et fragmentée. C’est facile de parler de positions multiples du sujet, de la fragmentation, de l’identité déconstruite. C’est plus difficile de le mettre en pratique car nous aspirons à une certaine consistance, à l’unité et à l’harmonie, bref, à créer des communautés cohérentes. Selon ces auteures, il faut continuer d’explorer les particularités des histoires, des perspectives, des subjectivités et des identités lesbiennes. On n’a pas encore assez exploré le sujet lesbien, on ne peut l’écarter. Newton dit la même chose d’une certaine manière. Par contre, Zimmerman et Malinowitz admettent la fin de l’hégémonie du discours féministe sur la théorie et la pratique lesbiennes. Elles refusent d’y voir une remontée de l’homophobie ou un effet de la seule mixité. Elles appellent au dialogue et à participer aux débats. En conclusion, je pense que les études lesbiennes émergent encore très lentement dans les universités québécoises francophones. Dans les communications présentées au colloque de l’ACFAS (1998), on peut constater que la réflexion et la recherche sur les lesbiennes s’imprègnent encore largement de la pensée lesbienne-féministe, bien que leur inscription dans les structures et les pratiques universitaires soit encore fragile, voire éphémère, parce que résultant le plus souvent d’initiatives individuelles, plutôt qu’institutionnelles, et variables d’une université à l’autre. Contrairement à ce qui se passe chez nos voisins anglophones, les études lesbiennes n’occupent pas ici une place restreinte, mais reconnue, dans le giron des programmes d’études féministes universitaires, ni même ailleurs dans l’université, une place que la pensée queer viendrait questionner ou menacer. J’avancerais même que, dans le contexte québécois, la confrontation des perspectives queer et lesbiennes-féministes peut amorcer et stimuler la réflexion sur certains enjeux théoriques escamotés jusqu’à maintenant tout autant par les féministes que dans le domaine naissant des études gaies. Notes 1. L’identité butch est tantôt incluse, tantôt excluse de la catégorie lesbienne comme signifiant ne pas vouloir être une femme, tantôt examinée comme un rôle historique précis dans le contexte des années d’après-guerre, tantôt rejetée comme stéréotype dérogatoire ou - par les lesbiennes féministes notamment - comme reproduction des rôles socio-sexuels. Cette identité a pris récemment d’autres significations que dans les périodes précédentes. Références Feinberg, Leslie, " To be or Not to Be" in The Columbia Reader on Lesbians & Gay Men in the Media, Society and Politics, Larry Gross & James Woods (eds.), NY : Columbia U. Press, 1999:112-117. Reprinted from Transgender Warriors : Making History from Joan of Arc to Rupaul by Leslie Feinberg, Boston : Beacon, 1996 : 101-107, 192 (notes). – Communication donnée au colloque de l’ACFAS, à l’Université Laval (Québec), le 13 mai 1998. Mis en ligne sur Sisyphe le 13 avril 2004. |