La question du système prostitutionnel a toujours été un enjeu important pour les féministes, qui l’ont repéré et contesté comme un élément significatif de l’oppression des femmes. Pourtant il est vrai que les féministes en France aujourd’hui, à part celles directement engagées dans ce combat contre le système prostitutionnel et l’aide aux personnes qui en sont victimes, l’ont considéré de manière trop ponctuelle ces dernières années.
C’est le caractère de plus en plus dramatique de la situation faite aux femmes prostituées, la croissance de ce système notamment dans ses dimensions internationales, et le défi que représente la renaissance des politiques réglementaristes, qui a ranimé notre préoccupation. La situation actuelle a aussi ranimé la controverse. Celle-ci prend des formes nouvelles, notamment avec certaines prises de positions se réclamant du féminisme, de la solidarité avec les personnes prostituées, de la parole des femmes prostituées, mais qui contestent l’abolitionnisme pour revendiquer la reconnaissance du « travail du sexe »(1). Je voudrais résumer d’emblée le point de vue qui est le mien, avant de préciser des notions et des faits historiques qui me semblent importants et évoquer ces controverses.
Le système prostitutionnel est une institution organisant l’objectification et l’appropriation d’une catégorie de femmes (et d’hommes assimilés ainsi à des femmes) vouées à la satisfaction de ce qui est construit comme les besoins sexuels des hommes ; ces femmes sont stigmatisées, alors que les acheteurs sont déresponsabilisés ; intrinsèquement, ce système est une violence contre les femmes qui en sont victimes, et contre toutes les femmes, soit divisées entre « la mère » et « la putain », soit par définition toutes appropriables, vendables et achetables ; il est étroitement lié à tout le système de stéréotypes, de discrimination et d’oppression sexistes, et constitue une manifestation particulièrement révélatrice de la domination masculine ; ce système et l’industrie de l’exploitation sexuelle connaissent une croissance énorme en liaison avec la mondialisation du capitalisme et le développement des idéologies et politiques néo-libérales qui légitiment et favorisent cette évolution économique.
Réglementarisme, prohibitionnisme, abolitionnisme.
Le réglementarisme est une organisation administrative et policière, qui en France caractérise le Second Empire et la IIIe République. Fichées, raflées, enfermées dans des maisons closes, contraintes à des contrôles médicaux, internées dans des hôpitaux et des prisons, les femmes prostituées sont privées de tout droit. C’est pour abolir cette réglementation que se forme le mouvement abolitionniste ; pour les féministes abolitionnistes il s’agissait aussi de lutter pour la disparition de la prostitution, identifiée à la mise en esclavage des femmes, contre la « double morale », et au nom de la dignité, des droits et de la liberté des femmes. L’actuel mouvement abolitionniste est d’une très grande hétérogénéité et inclut des courants tout à fait réactionnaires qui ne s’opposent à la prostitution que parce qu’ils défendent le contrôle de la sexualité des femmes dans le cadre de la famille et du mariage. Selon moi, les féministes doivent s’en démarquer, refuser des alliances incompatibles avec leurs objectifs de libération(2), et rénover l’abolitionnisme et son langage.
En 1946, l’Assemblée constituante abroge « les dispositions prévoyant l’inscription des prostituées sur des registres spéciaux de police » et ferme les maisons de tolérance, mais établit un « fichier sanitaire et social » centralisé sur l’ensemble du territoire. En 1960, la France ratifie la Convention de l’ONU de 1949 et une ordonnance supprime (officiellement) ce fichier et définit des mesures pour les « personnes en danger de prostitution ». Cette Convention de 1949 vise à réprimer « la traite des êtres humains » et « l’exploitation de la prostitution d’autrui » mais n’est pas dotée de mécanismes contraignants pour les Etats qui l’ont ratifiée. Elle ne criminalise pas les personnes prostituées (ni d’ailleurs les acheteurs). En France, donc, le proxénétisme est un délit (articles 225-5 à 225 12 du nouveau code pénal), mais non la prostitution ; cependant le « racolage public » (dit aussi « actif ») est une contravention passible d’une amende (article R. 625-8), le « racolage passif » n’étant plus une contravention depuis 1994.
Mais la France est-elle réellement abolitionniste ?
Ce sont les limites de la politique française qu’il faut contester, non l’abolitionnisme par lui-même. En effet rien n’est fait pour entraver la construction du système prostitutionnel, ce qui exigerait notamment de favoriser une prise de conscience des acheteurs potentiels et de lutter contre tout ce qui peut pousser des femmes à y entrer. Les femmes prostituées sont stigmatisées et subissent exclusions, violences et discriminations, injustices. La répression du proxénétisme passe très souvent par des pressions et des violences policières contre les prostituées elles-mêmes. L’action des services publics pour permettre aux femmes de se libérer du système prostitutionnel, grâce à des logements, des ressources, des emplois, des refuges pour les plus menacées, est quasi inexistante ; l’Etat se décharge de son rôle sur les associations.
Les lois et réglementations contre l’immigration et restrictives du droit d’asile contraignent des femmes à faire appel à des trafiquants pour venir en France. Sans titre de séjour et sans droits, des femmes étrangères de plus en plus nombreuses subissent des situations dramatiques, prises entre deux violences, celle des réseaux de proxénétisme et celles des politiques anti-immigré(e)s(3). En ce domaine encore plus que dans d’autres, les proclamations françaises restent de simples intentions.
Mondialisation, néo-libéralisme… et néo-réglementarisme
L’exploitation de la prostitution, nourrie des crises sociales, des guerres et des inégalités, connaît une très forte expansion économique, génère des profits énormes, est de plus en plus transnationale. Dans ce capitalisme avide de conquérir de nouveaux marchés et toutes les sphères de la vie, le corps devient de plus en plus une marchandise. Tout cela est légitimé par l’idéologie libérale et celle du déterminisme économique.
Faut-il accompagner ces évolutions ou les combattre ?
De puissants groupes d’intérêt poussent à la légalisation du proxénétisme et à l’organisation d’espaces reconnus de vente et d’achat du corps des femmes. D’ores et déjà les régimes réglementaristes, dont les partisans mènent un lobbying intense dans les institutions européennes et internationales, sont un point d’appui pour les organisateurs et les bénéficiaires, capitalistes privés ou Etats-proxénètes, du système prostitutionnel(4). Un récent rapport de l’Organisation internationale du travail propose de reconnaître l’économie de l’exploitation du sexe des femmes (nommée « secteur du sexe »), pour que les Etats puissent mieux la contrôler et en bénéficier(5). Pour les femmes du Sud, ou d’Europe de l’Est, enfermées ou jetées massivement dans la misère et le chômage, on légitime ainsi l’abandon de tout projet de développement économique et social égalitaire, puisqu’elles peuvent toujours « travailler » dans ce « secteur ». Voilà qui va très bien avec les politiques d’ajustement structurel et les intérêts du capitalisme, national ou mondialisé.
Quels droits pour les personnes prostituées ?
Des groupes de personnes prostituées, d’action avec des personnes prostituées, de lutte contre la traite, s’organisent. Les exigences de parole, de dignité, de droits, d’accès à la santé, à la protection contre le Sida, ne sont pas contestables. Mais quel est l’argumentaire, le projet politique, et les non-dits, de ces groupes anti-abotitionnistes(6) ?
« La légalisation ne mettra pas fin à l’abus, elle rendra l’abus légal » (7)
Certains groupes de personnes prostituées revendiquent la reconnaissance de la prostitution comme travail et promeuvent le terme de « travailleuses(eurs) du sexe ». Etre attentives à ce discours est une chose, l’approuver sans distance critique, sans le contextualiser, une autre. Toute parole, même collective, de personnes opprimées est-elle nécessairement une parole vraie ? Toute revendication une revendication juste ? Certains documents reproduisent exactement la justification patriarcale de la fonction des femmes au service des hommes et de leurs « besoins sexuels », comme le Manifeste des travailleuses du sexe du Comité Mahila Samanwaya à Calcutta(8).
Dans ce texte sont juxtaposées sans lien logique des prises de positions en faveur d’un « monde social égalitaire, juste, équitable, libre d’oppression (…) pour un futur non sexiste » et une critique de la subordination sexuelle des femmes d’une part, et une justification de la prostitution par « la demande sociale » et les « services sexuels » rendus aux hommes d’autre part. On peut s’interroger aussi sur la liberté dont disposent ces personnes et ces groupes et les conditions de production de leur discours. Yolande Grenson(9) à partir de son expérience et de celle de son association à Anvers explique, combien forts sont la nécessité de donner sens et légitimité à son existence et le mécanisme de déni, condition de la survie. Les femmes victimes de violences familiales, comme d’autres personnes subissant des atteintes prolongées à leur intimité même en témoignent aussi.
Cette réflexion critique est d’autant plus nécessaire qu’il n’y a pas qu’un seul discours, et que des propos différents sont tenus par d’autres femmes prostituées ou s’étant libérées du système prostitutionnel(10). Mais peu de mouvements (en France) ont pu favoriser l’expression publique de ces points de vue, et beaucoup de ces femmes veulent, on le comprend aisément, tourner la page. Sur ce silence, là encore la comparaison peut être faite avec les femmes qui ont subi des viols ou violences domestiques, sachant que la stigmatisation et les risques sont bien plus grands encore dans le cas des femmes ayant subi la prostitution.
Certains groupes militants et certaines institutions politiques disent combattre la prostitution « forcée » : y en a-t-il qui soit libre ? Ils se mobilisent contre le trafic « illégal » des êtres humains : y en a-t-il qui soit légitime ? Que signifie lutter contre « le trafic » sans combattre le système prostitutionnel lui-même ? Lutter contre les violences associées à ce système, sans lutter contre sa violence intrinsèque ? Combattre la prostitution des enfants et l’admettre dès que la personne est majeure ? Que signifie libre choix, consentement, dans un monde de violence et d’inégalité ? Il y a là une argumentation individualiste-libérale où la notion de liberté est déconnectée de l’analyse globale et des rapports sociaux et économiques de domination et d’inégalité d’une façon qui empêche de comprendre la prostitution comme institution, et non addition arbitraire d’actes individuels. Un groupe de femmes asiatiques l’explique clairement : « La prostitution pré-existe en tant que système qui nécessite un approvisionnement en corps de femmes, et c’est pourquoi des femmes et des filles sont enlevées, trompées, ou persuadées de fournir cet approvisionnement. Comment elles entrent dans la prostitution n’a aucune pertinence pour le fonctionnement du système prostitutionnel »(11). Plus encore, c’est une utilisation à contre-sens de concepts et revendications féministes, comme celui du droit à disposer de son corps, qui sont coupés de la perspective d’émancipation qui en était partie intégrante.
Pour l’accès au droit commun, pour l’extension du droit commun
Que « la prostitution » soit reconnue comme un « travail » serait une régression pour toutes les femmes et un grand succès pour le patriarcat et le capitalisme : ce serait l’acceptation du fait que des femmes (et toutes les femmes) sont à la disposition sexuelle des hommes, que le corps des femmes est un marché économique. C’est la pérennité et la croissance du système prostitutionnel qui seraient assurées, alors que d’autres stratégies pourraient le combattre et favoriser l’émancipation des femmes. Et on peut douter que ce serait un progrès pour les femmes actuellement victimes du système prostitutionnel.
L’obtention de droits n’exige en rien un statut professionnel de prostitué(e).(12)
Ce pour quoi il faut lutter, c’est l’accès au droit commun, indépendamment de cette place dans le système prostitutionnel. Les femmes dans la prostitution doivent bénéficier des droits universels inhérents à la personne humaine, des droits civiques et sociaux universels, droits qu’il faut étendre, garantir, faire appliquer, pour tous et toutes, et des politiques contre les discriminations faites aux femmes.
Au lieu de vouloir « la reconnaissance internationale du droit à la prostitution » (13), pourquoi ne pas vouloir la reconnaissance internationale du droit à ne pas se prostituer ? Ce serait nettement plus émancipateur et révolutionnaire !
Combattre le système patriarcal
Cet objectif implique de poursuivre l’analyse critique du système patriarcal, et de s’interroger davantage sur les autres acteurs du système prostitutionnel, les acheteurs, et les organisateurs. L’asservissement des femmes dans le système prostitutionnel ne peut se séparer de l’ensemble des violences contre les femmes et des formes d’appropriation de leur corps et de leur être. Unifier la lutte contre les violences faites aux femmes en y incluant la lutte contre le système prostitutionnel s’impose, et les groupes de femmes qui favorisent la prise de parole et l’action des femmes victimes de viol ou de violences domestiques, ou des femmes migrantes, pourraient ainsi contribuer à construire des espaces où pourraient se déployer la réflexion et la prise de parole des femmes parmi les plus opprimées, sans qu’elles soient séparées des autres ni stigmatisées.
Les mouvements féministes ont trop peu approfondi des propositions en positif, et ils ont trop laissé l’action dans ce domaine à des associations spécifiques (même s’il y a des féministes dans ces associations) au lieu de l’intégrer à leurs préoccupations globales et de le prendre en compte transversalement. Car cette lutte contre le système prostitutionnel rejoint les autres luttes des femmes, celles contre les violences, celles pour les droits des femmes migrantes (au séjour, à la libre circulation, à l’égalité, à l’autonomie) et pour le droit d’asile, celles contre la pauvreté, l’exploitation capitaliste, la mondialisation néo-libérale et les inégalités, et tant d’autres.
Article écrit le 7 décembre 2000, publié dans Prochoix en mars 2001 et proposé à Sisyphe en octobre 2002.
SOURCES
1. On peut voir ainsi que dans le Dictionnaire critique du féminisme, qui vient de sortir aux PUF, il y a deux articles sur « prostitution », tout à fait opposés. C’est le seul terme dans ce dictionnaire qui ait ainsi deux définitions.
2. Le colloque de la Fondation Scelles, en juin 2000, faisait se côtoyer des féministes et des réactionnaires patentés, notamment Pierre Chaunu.
3. Et encore une fois ce sont elles qui sont stigmatisées, de façon raciste et sexiste, par exemple les femmes d’Europe de l’Est et du Sud-Est, prostituées ou non (car le stéréotype est que ce sont des prostituées, ou des femmes recherchant le mariage avec un Français pour les papiers), vues comme des femmes aliénées, stupides ou naïves.
4. Sur la persistance des régimes réglementaristes (Allemagne) ou leur mise en place (Pays-Bas) et sur les politiques européennes et internationales, voir : « l’Appel contre l’Europe proxénète » ; les documents du Réseau international des droits humains, en particulier Malka Marcovitch, « Rapport au Groupe de travail sur les formes contemporaines d’esclavage », juin 2000 ; les articles de Marie-Victoire Louis, « Quand les Pays-Bas décriminalisent le proxénétisme », Le Monde Diplomatique, mars 1997, « l’Union européenne va t-elle nous faire vivre dans une Europe proxénète ? », Le Monde, 10-11 mai 1998.
5. Lin Lean Lim (ed.), The sex sector : the economic and social bases of prostitution in southeast Asia, Genève, 1998. Voir l’analyse critique par Janice Raymond, Coalition against trafficking in women, Légitimer la prostitution en tant que travail ?, traduction française par Bernice Dubois et Malka Markovitch, 1999. Site web de la CATW : www.uri.edu/artsci/wms/hughes/catw
6. On peut lire ainsi dans « comment réduire un groupe au silence ? », rapport d’activité 1999 de l’association Cabiria, cet énoncé au mépris de toute réalité historique : « si le réglementarisme n’est pas à défendre en lui-même, il présente au moins l’avantage de considérer les femmes comme des citoyennes alors que l’abolitionnisme supprime le peu de droit que les femmes avaient alors », et plus loin : « ce sont les abolitionnistes qui ont rendu les femmes à une condition d’esclaves ». Cabiria, « action de santé communautaire avec les personnes prostituées », Lyon. Site web :www.cabiria.asso.fr
7. Une « survivante de la prostitution », citée par Donna Hughes dans « Would legalizing prostitution curb the trafficking in women ? », Transitions, january 1998 (site web de la CATW).
8. Traduit et publié en français par Cabiria. Pour un autre point de vue voir : Coalition against trafficking in women Asia-Pacific, « Sex : from intimacy to ’sexual labor’, or : is it a human right to prostitute ? », ainsi que le rapport sur l’Inde dans « Factbook on global sexual exploitation » (site web de la CATW).
9. Yolande Grenson, entretien dans Chronique féministe, n°70, octobre-novembre 1999
10. Cabiria assure que seul le courant féministe non-abolitionniste « va prendre en charge les positions, les souhaits et les paroles des intéressées elles-mêmes sur leur situation » (rapport cité plus haut). Pour d’autres points de vue « des intéressées elles-mêmes » voir la section « survivor testimony » sur le site de la CATW, des témoignages comme celui de Barbara (La partagée, éditions de Minuit, 1977) et l’entretien avec Yolande Grenson cité plus haut.
11. CATW Asia-Pacific (article cité).
12. Contrairement à ce qu’affirme le « Manifeste pour une pleine citoyenneté des prostitué-e-s », Politis, 25 mai 2000.
13. Réseau Voltaire, communiqué n°00/0183, juin 2000.
Lire le Dossier sur la prostitution sur le site Les Pénélopes.