![]() |
| ![]() |
![]() |
jeudi 25 avril 2013 Prostitution et mariage : une assimilation douteuse
|
DANS LA MEME RUBRIQUE ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() la mondialisation incarnée ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
Pour justifier et banaliser la prostitution, ses défenseurs la comparent fréquemment à un métier comme un autre ou encore au mariage (1 et 2). Evelina Giobbe, ancienne prostituée, qui a étudié les techniques utilisées par les souteneurs, rapporte : "Le proxénète utilise la minimisation et le déni pour masquer les impacts que la prostitution a ou va avoir sur la vie d’une prostituée. Il peut dire à une femme qu’elle est plus futée que les autres qui le font pour rien, ou dire que toutes les femmes sont prostituées, argumentant que certaines le font pour des dîners et d’autres pour de l’argent en espèce. Il insiste aussi sur le fait que la prostitution est un travail comme un autre, et qu’elle ne se vend pas elle-même mais qu’elle vend seulement un service"(3). Il est troublant de noter que l’on retrouve exactement le même discours chez les pro-prostitution, y compris parmi certaines personnes se qualifiant de "féministes" ou "proféministes ". Ce discours se fait de plus en plus fréquent et a des implications politiques précises concernant les femmes, puisque nous sommes toutes prostituables. Il est temps de s’interroger sur le sens des comparaisons qui sont constamment faites entre prostitution et mariage. Historiquement, certains penseurs ont associé le mariage à la prostitution. Dans les années 70, beaucoup de féministes ont également assimilé le mariage à la prostitution. Il s’agissait alors souvent de démystifier le mariage et de révéler la misère sexuelle des femmes. Dans son livre consacré à la sexualité féminine (4), Alice Schwarzer insistait, par exemple, sur la ressemblance entre la vie des femmes mariées qu’elle avait interviewées avec celle d’une prostituée. Ce qui ne l’empêche pas, aujourd’hui où la tolérance face à la prostitution est plus grande que jamais, de lutter contre la normalisation de la prostitution et de dénoncer ses effets déshumanisant. Aujourd’hui, la comparaison entre le mariage et la prostitution sert des fins politiques moins nobles : il ne s’agit plus de dénoncer le mariage traditionnel et la prostitution mais au contraire de faire accepter cette dernière sous prétexte que le mariage l’est. J’entends par mariage traditionnel la division du travail à l’œuvre dans le couple : l’homme travaille à l’extérieur et la femme à l’intérieur (5). Mais le mot mariage est fréquemment utilisé sans que l’on sache toujours à quoi il se rapporte. Dans l’assimilation du "mariage" à la prostitution, on effectue en général deux comparaisons que je vais ici distinguer. – On compare, d’une part, le sexe dans la prostitution et le sexe dans le mariage, particulièrement les rapports sexuels subis, forcés, effectués ou non contre "l’entretien" des femmes. Les couples non mariés peuvent être aussi concernés, c’est en fait la sexualité hétérosexuelle qui est critiquée et/ou comparée. Parfois, on compare également la prostitution à la sexualité homosexuelle. Dans toutes ces approches, la prostitution est perçue comme sexualité. – On compare, d’autre part, ce que le courant pro-prostitution appelle les "services sexuels", à l’œuvre dans le mariage et dans la prostitution, avec les divers services ménagers rendus aux hommes par les femmes, dans le mariage ou même à l’extérieur (services que l’on retrouve sur le marché du travail avec la même division sexuelle du travail à l’œuvre). On compare donc en fin de compte la prostitution avec les divers métiers féminins ; la prostitution est perçue comme travail. Après avoir discuté ces deux types de comparaisons, je montrerai qu’il existe encore deux autres points communs entre la prostitution et le mariage traditionnel : – Le fait que leurs défenseurs utilisent le consentement des femmes pour nier le caractère oppressif de ces institutions. – Le fait que les partisans de la prostitution et du mariage traditionnel considèrent que le problème principal se situe d’abord au niveau des valeurs et non au niveau de la réalité matérielle. I - La prostitution comme sexualité Une des façons de percevoir la prostitution est de mettre l’accent sur le fait qu’elle est comparable à de la sexualité. La prostitution est fréquemment comparée au sexe dans le mariage mais également à la sexualité homosexuelle. a. Viol et "service sexuel" dans le mariage Il peut paraître choquant d’affirmer que la sexualité des femmes mariée est un don unilatéral comparable à de la prostitution. Il semble pourtant que l’égalité des sexes ne soit pas encore réalisée dans les chambres à coucher. Un nombre important de femmes auraient été violées par leur mari. Et qui plus est, plusieurs enquêtes révèlent que la moitié des femmes subiraient des rapports sexuels non désirés (6). Quand, en plus, ces femmes ne travaillent pas à l’extérieur et sont économiquement dépendantes de leur mari, leur rapport à la sexualité peut être comparable dans sa nature à celui des femmes prostituées. Comparer la prostitution avec les violences sexuelles fréquemment à l’œuvre dans le mariage a au moins le mérite de replacer la prostitution dans la catégorie plus large des violences faites aux femmes. b. Limites de la comparaison Si le mariage peut être vécu comme de la prostitution, il est excessif de le réduire à cela. Peut-être pour la moitié des femmes, la sexualité dans le mariage n’est pas subie mais voulue ; et s’il peut y avoir des viols ou des rapports sexuels non désirés, ceux-ci peuvent aussi ne pas avoir lieu. La sexualité dans le mariage peut être sans violence et libre, alors que le sexe dans la prostitution est par définition non désiré par la femme prostituée, ce rapport forcé par des impératifs économiques n’est pas accidentel mais est la condition du contrat. Cela a déjà été souvent dit : la principale différence entre le mariage et la prostitution est que cette dernière n’est pas réformable. D’autre part, même en se concentrant sur les femmes mariées qui subissent plutôt que choisissent leur sexualité, on peut supposer qu’il est moins désagréable d’être utilisée sexuellement une fois par jour plutôt que 10 fois par jours ou beaucoup plus avec des hommes qui n’ont même pas été choisis par la victime (même si cette comparaison reste spéculative et que chaque cas est différent). Je ne veux pas par là prouver que la vie d’une femme mariée est toujours plus heureuse que celle d’une femme prostituée, mais contrer l’affirmation selon laquelle la vie d’une prostituée serait plus agréable car plus émancipée que la vie d’une femme mariée. Certain-e-s auteur-e-s (7) avancent que l’argent reçu par les femmes prostituées leur donnerait un pouvoir de négociation plus fort que celui des femmes mariées. Cette thèse est pourtant invalidée par le fait que les prostituées se plaignent fréquemment de devoir poser des actes sexuels que les femmes mariées refusent. Ainsi, il apparaît que le rôle joué par l’argent est plus ambigu qu’on le croie : s’il donne une certaine indépendance économique à celles qui pratiquent la prostitution à leur compte, il affaiblit en même temps leur pouvoir dans la relation sexuelle prostitutionnelle. Le client est roi, la prostituée est à son service. Toute réciprocité dans la relation sexuelle n’a plus lieu d’être : l’homme prend et ne rend que de l’argent. c. la prostitution est-elle une forme de sexualité stigmatisée ? Une autre comparaison qui place toujours la prostitution dans le registre de la sexualité consiste parfois à l’assimiler à la sexualité hors du mariage, à la liberté sexuelle des femmes ou à la sexualité homosexuelle. C’est l’approche souvent adoptée par les associations dites de « travailleuses du sexe » qui reprennent une théorie établie par une universitaire pour le compte du gouvernement néerlandais. Au nom du féminisme, cette théorie argumente en faveur de la revalorisation de la prostitution : la stigmatisation de la prostitution contrôlerait la sexualité des femmes par l’emploi du mot "pute", utilisé chaque fois qu’une femme adopte une sexualité libre (hors du mariage, non appropriée à un seul homme, etc.). La peur du mot "pute" aurait une fonction comparable à la peur du viol dans le contrôle social des femmes, il faudrait donc revaloriser ce mot et l’activité qui s’y rattache - comme les homosexuels et les lesbiennes ont repris avec fierté les insultes « pédé » ou « gouine ». Selon Gail Pheterson (8), les prostituées seraient stigmatisées à cause de leur sexualité plus libre. C’est pour cette raison que les lesbiennes devraient faire alliance avec les prostituées, leur situation étant comparable. d. Lesbiennes et prostituées : aux deux extrêmes de la condition féminine Selon moi, on ne peut pas comparer lesbiennes et prostituées car elles se trouvent dans des positions très différentes, aux deux extrêmes de la condition féminine. Entre les lesbiennes et les hétérosexuelles, ce ne sont pas les plus stigmatisées qui sont les plus opprimées. Des enquêtes psychologiques montrent que les lesbiennes sont (souvent) moins déprimées et mieux dans leur peau que les hétérosexuelles (9), ce qui est prévisible si l’on compare leurs conditions matérielles d’existence avec celles des femmes hétérosexuelles devant plus souvent faire face aux brimades et à la violence. Sans nier la stigmatisation des lesbiennes - qui a effectivement fonction d’épouvantail pour les femmes hétérosexuelles -, les lesbiennes sont concrètement moins opprimées que leurs sœurs hétérosexuelles. Les féministes radicales (y compris les hétérosexuelles parmi elles) ont d’ailleurs depuis longtemps abandonné l’approche libérale de « tolérance » envers l’homosexualité pour une analyse critique de la fonction tenue par l’institution hétérosexuelle dans l’oppression des femmes (RICH, MAcKINNON, XX). Les lesbiennes ont la chance d’échapper au rapport d’appropriation privé par l’homme, même si cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus du tout de rapport de pouvoir entre elles (10). Qu’elles soient les seules à y échapper, qu’elles échappent ou non au statut de femme peut se discuter, en tout cas elles vivent généralement de façon plus émancipée. Par contre, les femmes prostituées sont, comme le terme populaire l’indique, des "femmes publiques" qui appartiennent à tous les hommes et qui dans la relation prostitutionnelle ne sont jamais sujet mais toujours objet. Ce que les lesbiennes et les femmes prostituées ont en commun est peut-être de s’écarter de la norme mariée hétérosexuelle, mais elles ne s’en écartent pas de la même façon : face à l’appropriation des femmes par les hommes, elles occupent des places opposées. De même leur stigmatisation ne revêt pas le même sens : la stigmatisation des lesbiennes empêche les femmes de remettre en cause l’institution hétérosexuelle et de se libérer par-là du joug de leur mari/ami ; la stigmatisation des prostituées ressemble étrangement à la stigmatisation des femmes violées à qui on impute la responsabilité des violences subies ; cette analyse de la stigmatisation des prostituées recoupe l’analyse des féministes radicales qui voient dans la prostitution une des formes de la violence des hommes contre les femmes. Il est clair que la stigmatisation des personnes dans la prostitution est un problème réel. Mais pourquoi associer systématiquement prostituées et prostitution ? Le lobby pro-prostitution est passé de l’idée que les femmes dans la prostitution sont injustement stigmatisées à l’idée que c’est la prostitution qui devrait être reconnue. Les femmes prostituées sont assimilées à la prostitution, comme si les intérêts de ces femmes et de cette institution étaient les mêmes. A-t-on déjà dit, au nom du féminisme, qu’il fallait valoriser la chirurgie esthétique, le mariage ou le viol pour que les femmes opérées, les femmes au foyer ou les femmes violées se sentent moins stigmatisées ? Il existe une autre façon de lutter contre la stigmatisation des femmes prostituées qui me semble beaucoup plus intéressante. Les féministes radicales abolitionnistes ont souhaité revaloriser les prostituées mais pas la prostitution. Pour cela, la Coalition Against Trafficking in Women (CATW) recommande, par exemple, d’appeler les prostituées des " femmes dans la prostitution" pour insister sur le fait qu’elles sont des femmes comme les autres, qui se trouvent dans une certaine situation (11). Peut-être, comme le suggèrent Christine Delphy et Claude Faugeron (12), la tolérance de certaines féministes face à la prostitution est-elle due en partie au fait que ces féministes perçoivent les prostituées comme des femmes différentes d’elles-mêmes, et la prostitution comme quelque chose qui ne peut pas leur arriver à elles. L’approche de la CATW est donc bienvenue. Celle-ci ne combat pas la stigmatisation en valorisant le statut de prostituée et en renforçant ainsi le lien identitaire des femmes prostituées à la prostitution, mais en insistant sur le fait que les prostituées sont des femmes comme les autres, qui se trouvent dans une situation particulière où toutes les femmes pourraient se trouver mais qu’elles peuvent donc aussi quitter. D’autre part, et c’est sans doute le plus important, les féministes abolitionnistes ne réduisent pas l’’"empowerment" des femmes prostituées au discours, mais militent pour la disparition du système prostitutionnel tout en favorisant la prise de pouvoir concrète (et non spirituelle) des femmes sur elles-même : des associations féministes abolitionistes composées d’anciennes prostituées (13) aident des femmes prostituées à quitter la prostitution, ceci en leur faisant aussi quitter le statut de victime pour celui de « survivante », celle qui n’accepte plus et se bat. II - La prostitution comme travail domestique a. Le "service sexuel" Colette Guillaumin (14) a analysé la situation des femmes comme une appropriation publique et privée. Les femmes ne disposant que depuis récemment de leur propre force de travail et effectuant toujours toute une série de travaux domestiques non monnayés pour leur mari, sans que ceux-ci soient limités dans le temps, conduit Colette Guillaumin à la conclusion que les femmes se trouvent dans un rapport proche de l’esclavage ou du servage qu’elle nomme sexage. L’entrée des femmes sur le marché du travail représente une forme d’émancipation féminine car les femmes n’y donnent plus "gratuitement" et sans limites leurs services. Suivant ce raisonnement, une autre auteure en a conclu que la prostitution représente une forme d’émancipation féminine car les femmes prostituées refusent de donner "gratuitement" et sans limites les services sexuels qu’elles fournissaient à leurs hommes à l’intérieur du mariage (15). b. Spécificité de l’aliénation du corps Christine Delphy et Claude Faugeron (16) ont déjà critiqué ces formes de raisonnements qui prennent comme une donnée le « travail sexuel » des femmes pour les hommes (s’indignant seulement sur sa gratuité), alors que le problème réside d’abord dans l’unilatéralité de ces rapports dont les hommes tirent profit au détriment des femmes. Marie-Victoire Louis a également soulevé les questions éthiques qui devraient se poser face à l’aliénation (vente ou location) du corps, questions que l’on se pose plus souvent pour la location d’utérus et le commerce d’organes. L’aliénation du corps des femmes pour les hommes est-elle inoffensive ? On évacue souvent les questions éthiques au nom d’un "pragmatisme" et d’une certaine urgence sanitaire. Mais, à y regarder de plus près, cette urgence sanitaire évoquée à propos de la prostitution ne concerne en fait que la santé des clients et leur possible contamination par des MST. Quand on s’intéresse à la santé des femmes prostituées, on s’aperçoit en effet qu’une autre urgence sanitaire existe, mais que celle-ci semble rendre tout le monde indifférent. Comme beaucoup de vétérans de la guerre du Vietnam et comme la majorité des femmes violées, les femmes prostituées souffrent de l’état de stress post-traumatique. Ce trouble se caractérise, entre autres, par des flash-back et des cauchemars récurrents. Il a fallu attendre 1998 pour que des chercheuses examinent l’étendue de ce trouble dans des populations de personnes prostituées de divers continents et découvrent que non seulement il affectait la majorité d’entre elles mais, qu’en outre, l’intensité de ce trouble était plus forte que chez les vétérans du Viet Nam (17). Les proxénètes et les associations dites de « travailleuses du sexe » insistent sur le fait que les femmes dans la prostitution ne vendent pas leur corps mais seulement des services sexuels. Carole Pateman montre cependant que, contrairement à ce qui se passe dans l’exercice de tous les métiers, ce n’est pas la fonction que remplissent ces « travailleuses » qui intéressent les clients ou les patrons de maisons closes. Les femmes prostituées ne sont pas indispensables pour remplir ces besoins-là. On trouve même une proportion non négligeable de clients qui demandent aux femmes prostituées d’effectuer des services masturbatoires. Cela conduit Carol Pateman à la conclusion que ce ne sont pas des « services sexuels » que recherchent les clients : les clients « achètent l’utilisation sexuelle d’une femme pour une période donnée. Sinon, pourquoi donc entreraient-ils sur le marché et paieraient-ils pour un ’hand relief’ (service masturbatoire) »(18) . En fait, la comparaison prostitution-viol marital devrait invalider la comparaison prostitution-métier féminin banal : la comparaison du sexe dans la prostitution avec les violences sexuelles dans le mariage devrait confirmer ce que nombre de femmes ressentent déjà, qu’il s’agit plus de violence que de métier. Cependant, l’assimilation de la prostitution au viol marital n’est pas interprétée par le lobby pro-prostitution comme le signe que la prostitution est de la violence ; au contraire, c’est la violence du viol qui est niée et banalisée. Si la prostitution, qui est comparable au viol marital ou à la sexualité forcée des femmes mariée est acceptable, alors ces formes de violence dans le mariage le sont aussi. Plus grave, ce sont toutes les formes possibles de violences sexuelles contre les femmes qui sont banalisées, comme nous allons le voir. Le danger de l’assimilation de la prostitution à un travail est réel. Il a pour conséquence directe la banalisation de la prostitution mais également la banalisation du viol ; c’est donc un formidable recul pour les féministes. Car il faut en effet mener l’argumentation des pro-prostitution jusqu’au bout : si la prostitution est un métier, si la sexualité unilatérale peut être achetée, alors le viol n’est finalement qu’un vol, un "service sexuel" pris gratuitement et illégalement, éventuellement avec violence. La banalisation de l’achat de sexualité implique la banalisation du crime de viol. Si la sexualité est une marchandise comme une autre, comment peut-on continuer à traiter le viol comme un crime en cours d’assise ? Si la prostitution n’est qu’une vente de service sexuel, le viol n’est que le vol d’un service sexuel, éventuellement accompagné de violence sur personne. Les « autres vols » commis avec violence sont considérés comme bénins et ne sont pas traités en cours d’assise. Comment peut-on alors argumenter que le viol est plus grave qu’un vol ? Peut-être le viol est-il trop puni, parce que le vagin a été trop sacralisé, comme disent déjà certains sur la prostitution(19) ? III - Les discours de légitimation de la prostitution et du mariage a. Quand céder n’est pas consentir Il existe, enfin, d’autres points communs entre la prostitution et le mariage traditionnel comme le fait que leurs défenseurs utilisent le consentement des femmes pour nier le caractère oppressif de ces institutions, et plus généralement pour nier l’oppression des femmes. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les appels à la reconnaissance de la prostitution comme un travail et les revendications de rémunération du travail domestique ont émané des mêmes groupes. La division sexuelle du travail à l’œuvre dans le mariage traditionnel, isolant la femme à l’intérieur du foyer et la mettant en situation de dépendance et d’exploitation économique n’est-elle pas voulue par les femmes elles-mêmes ? Il est vrai que de nombreuses femmes affirment avoir choisi d’être femmes au foyer et que certaines se sont même organisées pour militer pour la revalorisation du statut de mère au foyer. Malgré cet argument du consentement, les féministes ont poursuivi leur critique face au mariage traditionnel, percevant que le consentement était parfois une forme de justification des femmes se trouvant dans des situations oppressives. La rémunération du travail domestique a été critiquée pour ses effets négatifs à long terme sur le renforcement de la division du travail entre hommes et femmes. Comme le note Catharine Mac Kinnon (20), aujourd’hui le fait qu’une femme battue reste 20 ans avec son mari violent n’est plus interprété comme un "consentement". "La question ’pourquoi ne part-elle pas’ a été remplacée par ’qu’est-ce qui la fait rester ?’." En ce qui concerne la prostitution, nous n’en sommes pas encore là, constate Catharine Mac Kinnon : "Peut-être quand les femmes dans la prostitution subiront les abus de milliers d’hommes pour leur survie économique pendant 20 ans, cela va à un moment donné également être compris comme non consensuel."(21) Si une prostituée nie ou minimise la violence qu’elle subit, comme c’est fréquemment le cas chez les femmes battues, la société s’empressera, à la différence de ces dernières, de la prendre au mot. Le lobby pro-prostitution se cache derrière "la" parole des prostituées et parle souvent à leur place. Plusieurs prostituées et ex-prostituées, par exemple Yolande Grensen (22), Domenica Niehoff(23) ou Nicole Castioni (24), ont pourtant critiqué les politiques menées par « les associations de travailleuses du sexe » ou le fait que les prostituées n’y soient même pas majoritaires (25). Il y a une sélection des prostituées derrière lesquelles on choisit de se cacher : si celles qui réclament la reconnaissance de la prostitution comme un travail sont présentées en vedettes, les femmes sorties de la prostitution qui ont une position critique ne sont jamais citées. Pourtant, les survivantes sont sûrement celles qui sont le plus libres de parler, avec le recul nécessaire (26). Certaines associations abolitionnistes affiliées à la Coalition Against Trafficking in Women sont constituées à 100% de prostituées et d’anciennes prostituées. Ces organisations font un véritable travail de terrain : leur "pragmatisme" ne se réduit pas à distribuer des préservatifs et à encaisser l’argent des subventions sida, au contraire, elles luttent activement pour aider les femmes à sortir de la prostitution, souvent sans la moindre subvention. Le consentement des femmes entrées volontairement dans la prostitution est bien relatif : ce sont des conditions matérielles et émotionnelles précises qui les font céder plus que consentir ; la majorité d’entre elles entrent dans la prostitution par besoin financier et la plupart d’entre elles ont subi des abus sexuels dans l’enfance, comme le démontrent nombre d’enquêtes sérieuses (27). D’ailleurs, l’oppression des femmes dans la prostitution ou dans le mariage traditionnel ne concerne pas seulement les femmes prostituées mais plus largement toutes les femmes. Ainsi que le rappellent Christine Delphy et Claude Faugeron : « Dans la vision féministe, certaines oppressions comme l’interdiction de l’avortement (et plus largement la non-disposition de son corps) ou l’exploitation du travail domestique sont perçues comme des éléments constitutifs de la situation de base de toutes les femmes, qu’ils soient présents ou non dans les situations individuelles. Toutes les femmes peuvent alors se permettre d’en parler car elles sont très directement concernées. » b. Stigmatisation et évasion mentale Un autre point commun entre le mariage traditionnel et la prostitution est le fait que leurs défenseurs propagent l’illusion selon laquelle le problème de la prostitution et du mariage traditionnel se situe plus au niveau des valeurs que d’une réalité matérielle oppressive. Les partisanes du statut de mères au foyer et les partisan-e-s de la prostitution jouent dans le même registre : il s’agit seulement de changer le discours pour mieux s’accommoder d’une réalité devant laquelle on a démissionné ou on s’est résigné. Ce n’est pas une transformation de la société mais une évasion mentale que l’on propose aux femmes concernées. Aux autres femmes pas (ou pas encore) concernées, on propose un camouflage verbal de certains types d’oppression. Comme les partisanes de la Nature féminine, le courant pro-prostitution ne quitte pas le terrain de l’idéologie : c’est seulement la stigmatisation qui est dénoncée et c’est elle qui explique les conditions de vie difficiles des prostituées ou des femmes au foyer. Marx et Engels écrivaient : « Exiger ainsi la transformation de la conscience revient à interpréter différemment ce qui existe, c’est-à-dire à l’accepter au moyen d’une interprétation différente » (28). Cette démarche, qu’ils qualifiaient de conservatrice, est celle qui est à l’œuvre dans la revalorisation idéologique du statut de mère au foyer ou de la prostitution. Affirmer qu’il y a des femmes au foyer ou des femmes prostituées qui vivent bien ou mal une même situation, qu’il s’agit de perceptions personnelles qui varient, revient à dire que l’oppression n’est pas une réalité matérielle mais est dans la tête. Pour s’en débarrasser, il suffirait donc de changer la perception qu’on a de sa situation en "déstigmatisant" la prostitution ou le statut de mère au foyer. Dire que ces deux groupes de femmes sont injustement méprisés est une chose, dire que c’est leur seul problème en est une autre. C’est une véritable évasion mentale que l’on propose aux femmes dans la prostitution et aux femmes au foyer, une solution apolitique qui a même des implications politiques anti-féministes puisqu’elle se fait par la négation de l’oppression qui est "déstigmatisée", réévaluée, perpétuée (29). CONCLUSION Pour terminer, je souhaiterais insister sur le fait qu’il existe une sorte de "gender gap" en ce qui concerne la prostitution : les enquêtes d’opinion montrent que les hommes sont plus favorables que les femmes à la prostitution ; presque tous les opposants à la loi suédoise contre la prostitution sont des hommes (95%) (30) ; il est également très intéressant de remarquer la sur-représentation de l’argumentaire pro-prostitution chez les hommes féministes ou proféministes (31)... Nous avons vu que la comparaison mariage-prostitution couvre à la fois la dimension sexualité du mariage et la dimension travail des tâches domestiques effectuées en son sein. La prostitution n’est pas de la sexualité. La prostitution n’est pas de la sexualité. Nous avons vu que la principale différence entre mariage et prostitution est que le mariage peut inclure des rapports mutuels exempts de violence, ce qui est impossible dans la prostitution où le corps des femmes est toujours utilisé sans réciprocité possible. De même, il existe peu de points communs entre prostituées et lesbiennes contrairement à ce que suggère parfois le lobby pro-prostitution. Celles-ci occupent des places opposées dans l’appropriation des femmes par les hommes. Le seul point commun, qui est la stigmatisation qu’elles subissent, ne remplit pas la même fonction. La stigmatisation des femmes prostituées peut en outre être combattue autrement que par l’assimilation des femmes prostituées à la prostitution. L’approche des féministes abolitionnistes, qui mettent l’accent sur la situation plutôt que sur l’identité des prostituées, donne la possibilité de comprendre que nous sommes toutes prostituables. Cette optique permet de ne pas renoncer à la lutte contre le système prostitutionel, lutte concrète qui ne se réduit pas au discours. La prostitution n’est pas un travail La prostitution n’est pas non plus un travail. Les femmes n’ont pas à se résigner à rendre des « services sexuels » à leur mari. Leur rémunération n’est certainement pas un moyen de mettre fin à cette utilisation abusive du corps des femmes par les hommes. Au contraire, elle l’institutionalise. La banalisation de la prostitution banalise et le viol marital, et le viol en général qui n’est plus qu’un vol de la marchandise « sexualité ». Par ailleurs, ni le travail domestique que les femmes effectuent pour les hommes, ni la prostitution ne sont des droits masculins éternels face auxquels nous devrions nous résigner. En particulier, la prostitution n’est pas un droit masculin qui doit être accepté au détriment de la santé des femmes ou de leurs droits humains. Il n’existe aucune raison crédible qui explique pourquoi la location du corps des femmes échappe aux considérations éthiques qui sont prises en compte pour d’autres types d’aliénation du corps. On ne sait pas non plus (mais on devine) pourquoi les conséquences désastreuses de la prostitution sur la majorité des femmes concernées sont ignorées ou tues. Il existe des points communs intéressants encore peu examinés entre le mariage traditionnel et la prostitution : c’est l’attitude de leurs défenseurs respectifs. Ceux-ci se basent sur le consentement présumé des femmes qui se trouvent dans ces situations et misent sur une revalorisation idéologique de ces institutions,donc sur leur conservation, au lieu de vouloir les abolir. Les justifications de certaines femmes se trouvant dans des situations oppressives et le désir sincère de reconnaissance sociale de femmes souvent méprisées sont mis en avant et présentés comme leur « consentement ». Un consentement très relatif puisque basé sur des conditions matérielles et émotionnelles spécifiques mais liées à la condition des femmes. Dans le même temps, les avis contraires d’autres femmes se trouvant dans la même situation sont tus et on assiste à la construction d’une « parole » justificatrice prétendument homogène qui sert la perpétuation d’institutions patriarcales (le mariage traditionnel ou la prostitution). Cette parole unique de femmes opprimées par ces intitutions est présentée, par ailleurs, comme la seule légitime en ce qui concerne la prostitution. L’analyse féministe selon laquelle la prostitution est l’une des formes que revêt l’oppression des femmes, forme qui nous concerne toutes, est donc abandonnée. Les prostituées ne sont plus des femmes qui subissent l’un des aspects du patriarcat, mais un groupe différent qui connaîtrait une oppression spécifique qui ne nous concernerait plus et sur laquelle nous n’aurions rien à dire. Une autre attitude commune aux défenseurs de la prostitution et du mariage traditionnel est de prôner la revalorisation de ces institutions. On assume que c’est l’idéologie, la stigmatisation, qui oppriment les femmes exploitées dans ces institutions et non leur situation matérielle qui est en cause. La seule solution proposée est donc un changement de valeurs, une évasion mentale. Cette solution a des effets antiféministes puisqu’elle nie l’oppression et contribue à la perpétuer. Les défenseurs de la prostitution et du mariage traditionnel ont assumé que les intérêts liés au maintien de ces institutions (qui sont en fait ceux des hommes bien sûr) sont identiques à ceux des femmes qui y sont exploitées puis, finalement, à ceux de toutes les femmes. Mais comment expliquer alors que ce soient justement souvent les hommes qui soutiennent la revalorisation du mariage traditionnel ou de la prostitution et les femmes qui soient contre ? Cela ne peut s’expliquer qu’en prenant en compte leurs intérêts matériels véritables, intérêts qui ne correspondent pas du tout à la vision présentée par les défenseurs du mariage traditionnel et de la prostitution. Stéphanie Cordellier a donné cet exposé à un colloque organisé par Christine Delphy pour « Nouvelles Questions Féministes », à l’Université Paris-X, les 25-26 septembre 2001.
Mis en ligne sur Sisyphe, 2002. |