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lundi 5 mai 2008


Un universalisme sans universalité
La lesbienne dans Le Deuxième Sexe

par Marie-Jo Bonnet, historienne






Écrits d'Élaine Audet



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Le texte que vous allez lire a été écrit pour ma communication au colloque international : "Pour une édition critique du Deuxième Sexe", dirigé par Ingrid Galster, et qui eut lieu à l’Université catholique d’Eischätt (Allemagne), du 10 au 13 novembre 1999.
J’ai été invitée pour traiter du chapitre sur « La Lesbienne ». A l’issue de la séance, Ingrid Galster m’a informée qu’elle ne voulait pas le publier dans les actes du colloque car il ne lui convenait pas. Les tentatives de négociations menées ensuite par la première éditrice (qui sera écartée) n’ont pas abouti.
Il a donc été censuré. Marie-Victoire Louis s’étant opposée à cette censure (voir les pièces mises en ligne sur son site), son texte a également été refusé.
Nous les soumettons à votre connaissance. Merci à Sisyphe de nous accueillir.

Marie-Jo Bonnet, 14 octobre 2005

Parler du chapitre de "La Lesbienne" dans Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir paraît aujourd’hui incongru, tant le sujet est encore tabou.

Tabou dans son oeuvre biographique, d’abord, puisqu’elle n’aborde jamais l’aspect charnel de ses relations avec les femmes en dépit d’un projet littéraire motivé par la volonté de tout dire et d’être sincère.

Tabou dans "la famille", dans son cercle d’amis et chez ses admirateurs, ensuite. La publication des Mémoires d’une Jeune fille dérangée par Bianca Lamblin (1993) a été entourée d’un pieux silence bien que les faits n’aient pas été démentis. Ce que raconte Bianca Lamblin est donc vrai, mais gênant apparemment, puisqu’on savait dans son entourage immédiat que "Le Castor" était bisexuelle.

Tabou chez les féministes, enfin, où la question des rapports entre l’amour pour son propre sexe et l’égalité politique entre les sexes est toujours épineuse, c’est le moins qu’on puisse dire (Bonnet : 1998 a, 85).

Mais cinquante ans après la publication du Deuxième Sexe, nous ne pouvons plus feindre d’ignorer que Simone de Beauvoir était bisexuelle. Le Journal de guerre et les Lettres à Sartre, publiées en 1990 par Sylvie Le Bon, sont particulièrement explicites. A la date du 11 décembre 1939, Beauvoir écrit à Sartre en parlant de Bianca Lamblin, qui porte, dans ses lettres, le pseudonyme de Védrine :

    "On a eu des étreintes passionnées, et à vrai dire j’ai pris quelque goût à ces rapports" (Beauvoir : 1990 a, 344). Plus tard elle remarque : "ça me fait quand même drôle d’être passionnément aimée de cette manière féminine et organique par deux personnes : Védrine (...) et Sorokine" (Beauvoir : 1990 a, 370). Sartre ne se fait guère d’illusions car il lui répond le 23 décembre suivant : "Vous m’amusez avec votre harem de femmes. Je vous encourage fort à bien aimer votre petite Sorokine, qui est toute charmante. Mais direz-vous, il faudra la sacrifier à la fin de la guerre. Vous êtes une naïve, mon amour, car de deux choses l’une : ou vous n’y aurez pas trop tenu et alors, telle que vous êtes, fin de la guerre ou pas vous la laissez tomber comme un crachat, mauvais petit que vous êtes. Ou bien, comme cela se produit, vous vous y attachez et alors je vous sais assez âpre pour vouloir la garder envers et contre tous. Il serait tout à fait dommage de sacrifier ce pur et charmant petit coeur" (Beauvoir : 1983, 503).

A ces deux relations nous pouvons ajouter Olga Kosakiewitch (1) qui fut son élève à Rouen en 1933 et inspira le personnage de Xavière dans L’Invitée (Beauvoir : 1943).

La relation avec Nathalie Sorokine n’a d’ailleurs pas été sans poser de problèmes puisque sa mère (Nathalie était mineure, comme Olga et Bianca Lamblin), a porté plainte en décembre 1941 pour « excitation de mineure à la débauche ». Sa mère n’était pas d’accord avec Simone de Beauvoir qui soutenait Nathalie dans son refus d’épouser un homme qu’elle n’aimait pas, tout en ayant pris à sa charge l’entretien de la jeune fille pendant ses études. Après une enquête judiciaire menée en mars 1942, Beauvoir sera suspendue de l’Éducation Nationale en juin 1943, et réintégrée à la Libération.

Est-ce cet épisode noir qui a inspiré à Sartre l’idée d’écrire Huis Clos ? Rédigée dès l’automne 1943, la pièce met en scène trois personnages bien singuliers : Inès, la lesbienne, suicidée par son amante Florence qui a ouvert le gaz et a survécu. Elle se retrouve en enfer non pas parce qu’elle est « déjà damnée », mais parce qu’elle a « besoin de la souffrance des autres pour exister » (Sartre, 1943, 144), comme elle l’explique elle-même. Estelle, l’infanticide, qui a tué l’enfant qu’elle a eu avec son amant alors qu’elle était mariée, et Garcin, le lâche, figure de l’antihéros (Bonnet : 2000, 255). La pièce sera représentée fin mai 1944 et filmée en 1954 par Jacqueline Audry avec Arletty dans le rôle d’Inès. Or le roman de Beauvoir, L’Invitée, se terminait sur une intrigue semblable puisque la narratrice se débarrasse de sa rivale en ouvrant le gaz dans sa chambre. Cette coïncidence n’est pas fortuite.
Enfin, parmi les sources autobiographiques manifestes mais occultées, nous pouvons citer Quand prime le spirituel, roman de jeunesse qui sera publié en 1979 et dont la dernière partie, l’histoire de Marguerite, raconte une scène de séduction avortée entre Marie-Ange et la narratrice. Quand l’auteur écrit dans la préface que l’histoire de Marguerite « était en grande partie celle de mon adolescence » (Beauvoir : 1979, 5), on ne peut plus croire qu’elle ne s’est pas inspirée de sa propre expérience pour écrire le chapitre sur la lesbienne.

Devant ces faits, on peut s’étonner que Deidre Bair ait expédié en quatre lignes la genèse de "La lesbienne" en disant : "Violette Leduc alimenta aussi la machine de Beauvoir lancée à plein régime : une grande partie du chapitre sur les lesbiennes est fondée sur sa situation et ses expériences " (Bair : 1991, 455). S’il en est ainsi, pourquoi Beauvoir ne cite-t-elle pas dans ce chapitre une seule ligne de Violette Leduc, alors que deux livres étaient déjà parus, L’Asphyxie en 1946 et L’Affamée en 1948, qui la concernent directement puisqu’elle y parle de sa passion impossible pour Beauvoir sous le pronom "Elle". De plus, nous savons que c’est Beauvoir qui incita Violette Leduc à écrire Ravages, dont elle lisait les chapitres au fur et à mesure que Leduc les écrivait (Jansiti : 1999 et Viollet : 2000), et dont le début avait été publié en 1948 dans la revue de Barbezat, L’Arbalète, sous le titre Je hais les dormeurs. Si Beauvoir évacue les références à Violette Leduc dans ce chapitre, alors qu’elle la cite dans le chapitre sur "La Mère", c’est probablement parce qu’elle disposait de ses propres sources d’inspiration, ou qu’elle ne voulait pas se référer à Violette sur ce chapitre- là. Impliquée à son corps défendant dans la passion de Violette, elle se trouvait dans la délicate position d’encourager l’écrivaine tout en rejetant la lesbienne. Relation ambivalente, s’il en est, trop exposée cependant pour en faire état publiquement si tôt. La publication de leur correspondance croisée nous donnera peut-être plus d’éléments.

De son vivant, Simone de Beauvoir fut très peu loquace sur le sujet. Ainsi, quand Hélène Vivienne Wenzel la questionne en 1984, elle nie quasiment avoir tout rapport personnel avec le lesbianisme :
"H.V. Wenzel : (...) you had treated the subjet of lesbianism in The Second Sex in 1949 in a much more equitable and comprehensive fashion than other similar studies of that period. And at that time you already knew Violette Leduc and other lesbians in France. Did you base your own study on these acquaintances ?
S. de B. : Oh, no never. I think I knew... I think it was really pretty superficial, what I said about lesbianism. I did know some lesbians, but not many. I knew Violette Leduc, but she had never spoken to me about her own sexual life, because she was ambivalent (...)" (Wenzel : 1986, 259).

« Oh, no never »... N’est-ce pas là une stupéfiante dénégation proférée par une femme connue dans le monde entier, dont le Deuxième Sexe est traduit en de nombreuses langues, qui est unanimement reconnue comme la grande théoricienne de l’émancipation féminine, mais qui, deux ans avant sa mort, nie encore être personnellement concernée par le lesbianisme.

Pourquoi a-t-elle menti ? Pourquoi, jusqu’à sa mort, a-t-elle caché la vérité sur la question de ses relations « organiques » avec les femmes ? Nous n’osons employer le mot amour, car d’amour entre femmes, nous verrons qu’il n’en est guère question dans « la lesbienne ».

Ambivalence d’une vie..., ambivalences d’une éducation bourgeoise et catholique, d’une époque, et d’une intellectuelle liée à Sartre par un mariage morganatique (2). Beauvoir assume un acte interdit qu’elle n’a pas fait (en 1971, elle signera le Manifeste des 343 femmes déclarant s’être fait avorter illégalement), et nie un acte autorisé qu’elle a fait (si le détournement de mineure est un délit, l’homosexualité entre adultes ne l’est pas). Est-ce la façon ambivalente dont Beauvoir utilise les concepts de la philosophie existentialiste qui éclate ici sur le terrain de l’homosexualité ? Elle est reconnue comme choix, mais déniée comme situation. On remarquera en effet que le chapitre clôt la partie "Formation". La lesbienne n’est donc pas une « situation », c’est-à-dire une position au milieu du monde comme la femme mariée, la mère, etc..., ni une « justification » et encore moins une « libération ». Elle est un apprentissage, une « étape », et d’ailleurs, Beauvoir en parle abondamment dans les chapitres précédents où elle met en place l’idée que "les caresses homosexuelles n’impliquent ni défloration ni pénétration : elles assouvissent l’érotisme clitoridien de l’enfance sans réclamer de nouvelles et inquiétantes métamorphoses " (Beauvoir : DS, 2, 112). Nous savons donc, avant même d’entamer notre chapitre, que l’amour lesbien ne transforme pas la jeune fille en femme. Dans le chapitre « Prostituées et hétaïres », nous saurons aussi que "un grand nombre de prostituées sont homosexuelles" (Beauvoir : DS, 2, 439).

Cependant, l’ambivalence ne va pas jusqu’à mettre les lesbiennes dans le même camp que les pédérastes. Dans une lettre à Algren, elle écrit : "Mon essai s’appellera Le Deuxième Sexe. En français ça sonne bien, parce qu’on appelle toujours les homosexuels le "troisième sexe" sans mentionner que les femmes viennent en second, et non simplement à égalité avec les hommes..." (Beauvoir : 1997, 396).

La première question qui se pose à la lecture de ce texte est de savoir pourquoi les homosexuels hommes appartiennent au troisième alors que les lesbiennes appartiennent au second. Elles pourraient appartenir elles aussi au troisième sexe. Or c’est là précisément que le choix philosophique de Beauvoir intervient. Son objectif, en effet, n’est pas de contester la norme hétérosexuelle, mais de déconstruire le mythe de la féminité.

Est-ce pour cette raison que le chapitre sur la lesbienne est passé quasiment inaperçu lors de la publication du Deuxième Sexe, la presse se contentant d’y faire de vagues allusions et, dans le pire des cas, de dénoncer « l’écoeurante apologie de l’inversion sexuelle et de l’avortement ».
Beauvoir est loin d’avoir fait l’apologie de l’inversion sexuelle, comme nous allons le voir. On est frappée, au contraire, par l’étonnante timidité des propos qui contraste avec Gide et Proust, qui osèrent, vingt-cinq ans plus tôt, attaquer de front le sujet en publiant respectivement Le Corydon (1911) et Sodome et Gomorrhe (1920). Non seulement elle est en retrait de ces deux grands écrivains masculins, mais en deçà du mouvement d’émancipation sexuelle des années folles dont Natalie Clifford Barney, d’une part, et l’héroïne de La Garçonne, du roman de Victor Margueritte (1922), de l’autre, furent les flamboyantes figures tutélaires. De toute évidence, Simone de Beauvoir n’a pas lu Les Nouvelles pensées de l’Amazone, parues, pourtant, en 1939. Elle n’a pas lu non plus tous ces romans-reportages de l’entre-deux-guerres qui déculpabilisaient l’homosexualité comme Notre Dame de Lesbos de Charles-Etienne (1924), Lucienne et Reinette de la féministe Suzanne de Callias (1926), Dames seules de Maryse Choisy (1932). Elle ne cite pas non plus les écrivaines de langue anglaise comme Djuna Barnes et son extraordinaire Nightwood (1937), Virginia Woolf, qui pose pourtant dans Orlando (1928) la question du rapport sexe/genre et méditait, dès 1929, dans Une chambre à soi, sur l’immense changement que représente dans la littérature la simple phrase "Chloé aimait Olivia..."

Beauvoir n’a pas seulement occulté les grandes créatrices mais, oubli encore plus révélateur de ses partis-pris, elle ne cite pas une seule fois la poésie de Sappho dans ce chapitre. Or personne n’ignorait le nom de la grande poétesse lyrique grecque dans le milieu cultivé qui était le sien. Une statue de Sappho avec sa lyre, sculptée par Bourdelle, figurait à l’entrée du Pavillon du Livre de l’Exposition Universelle de 1925 (Bonnet : 2000, 210) et son oeuvre poétique était largement traduite, ne serait-ce que par Renée Vivien, en 1911, et Théodore Reinach en 1937, dans une édition bilingue publiée par "Les Belles Lettres".
Les références s’organisent autour de deux axes principaux :

 Les sources à prétention scientifique, marqueuses d’une distance que l’auteur prend avec son sujet dans un souci d’objectivité maintes fois souligné par des "on" suivis de la locution "en vérité" annonçant sa propre opinion. Sept sexologues, psychiatres et psychanalystes des deux sexes sont convoqués sur le sujet de "l’inversion sexuelle" qui est discuté sur vingt pages, en accordant une place prépondérante aux histoires de travesties que Beauvoir affectionne particulièrement puisque sur les cinq longues citations de Havelock Ellis, Stekel et Krafft Ebing, quatre leur sont consacrées. Mais elle ne cite pas Psychopathologie d’un cas d’homosexualité féminine (1920) de Freud, ni sa théorie de la bisexualité ni les écrits de Jung sur l’Androgyne. Elle ne se réfère pas non plus à la réflexion sur l’amour menée par Platon dans Le Banquet et Le Phèdre. Ce n’est donc pas avec des philosophes qu’elle discute ici, mais avec des psychiatres du XIXe siècle et des sexologues anglo-saxons. Le désir pour son propre sexe n’est donc pas une question philosophique ni un sujet d’engagement.

 La deuxième source est littéraire. Discutée sur dix pages à peine, elle survient à un moment bien précis du chapitre, celui où Beauvoir aborde l’ambivalence. Mais Colette, qui est presque exclusivement citée, ne l’est jamais comme bisexuelle. Une simple étude du choix des citations extraites de Ces plaisirs montrerait comme Beauvoir a systématiquement écarté ce qui ne sert pas son propos, à savoir les réflexions de Colette sur le plaisir, l’hermaphrodisme et la liberté. Quand à Renée Vivien, les dimensions érotique et anarcho-féministe sont complètement effacées (Bonnet : 1995, 260).

Simone de Beauvoir avait-elle conscience de ces lacunes lorsqu’en 1984 elle répondait aux questions d’Hélène V. Wenzel :

"H.V. Wenzel : And today, thirty five years later, how would you write that same chapter ? Would it be the same, different ?

S.de Beauvoir : Oh, I don’t know at all. I think I would write it differently, but I have no idea what I would say about it. (...) I know much more now, and based on what I now know, on my experiences of lesbians, and on many other things, of course, I would surely write it differently... Besides, there’s a whole lesbian literature now that didn’t exist then... the only book I had read about it was probably The Well of loneliness which is, literarily speaking, a very bad book even if it’s interesting" (Wenzel : 1986, 22-23).

Il n’est pas certain que Simone de Beauvoir aurait écrit ce chapitre différemment si l’occasion s’en était présentée. Que dit sa conclusion de 1949 : "En vérité l’homosexualité (....) est une attitude choisie en situation, c’est-à-dire à la fois motivée et librement adoptée". Et plus loin elle ajoute : "C’est pour la femme une manière parmi d’autres de résoudre les problèmes posés par sa condition en général, par sa situation érotique en particulier" (Beauvoir : DS, II, 217).

Voilà donc l’exemple même d’une pensée à vocation universaliste qui dénie à la lesbienne l’universalité. Elle dissocie volontairement la « condition en général » et « la situation érotique en particulier », exactement comme elle le fera en 1980 dans une lettre de soutien à Christine Delphy dans le procès qui l’opposait aux exclues de l’équipe fondatrice de Questions féministes. Cette lettre est citée par Frédéric Martel dans son livre sur l’histoire du mouvement homosexuel en France depuis 1968. Il écrit : "Ce document inédit reste essentiel. Il confirme que le refus de l’autonomie de la question lesbienne s’inscrit dans la filiation de Simone de Beauvoir". Et que disait ce document cité en partie dans les minutes du procès : "J’ai trouvé et trouve toujours scandaleux que ces personnes [les lesbiennes radicales] aient fait passer leurs intérêts sectaires avant l’intérêt féministe général" (Martel : 1996, 139).

L’opposition intérêts sectaires/intérêt féministe général procède de la même logique que celle qui conclut le chapitre sur la lesbienne.

D’où cette question : quelle est la responsabilité de Beauvoir dans l’occultation du lesbianisme aujourd’hui ? Car occultation il y a, non seulement sur le plan de l’érotisme - la sexualité féminine, pour Beauvoir, c’est aimer un homme - mais sur le plan de l’universalité. Simone de Beauvoir inscrit la lesbienne dans un universalisme sans universalité (3), c’est-à-dire un universalisme auquel la lesbienne ne participe pas en tant que femme qui aime les femmes. C’est un universalisme où seules les hétérosexuelles représentent toutes les femmes tandis que les lesbiennes ne représentent qu’elles-mêmes. Si les lesbiennes doivent se reconnaître dans les hétérosexuelles (c’est ça l’universalisme du sujet), la réciproque ne l’est pas. En conséquence de quoi on peut dire que l’hétérosexualité est essentialisée alors que le lesbianisme est un indice de spécificité féminine dans le domaine de la sexualité.

Avant de commencer la lecture du chapitre, il est nécessaire de dire un mot du contexte immédiat de la rédaction d’un chapitre qui s’effectua vraisemblablement durant l’hiver 1948-1949.

C’est une époque où Beauvoir est amoureuse d’Algren et où elle vit avec un homme une relation sexuelle intense qui la comble. Elle a trente-neuf ans. Ses passions féminines remontent à dix ans, mais elle n’a rien oublié de ce qu’elle a vécu.

Elle est l’objet d’une passion dévorante, ardente, exclusive de la part de Violette Leduc. C’est une passion qui la gêne et l’agace mais pas au point de rompre toute relation avec elle. "Solitaire, lesbienne au fond du coeur, elle est de beaucoup la plus hardie des femmes que je connaisse, écrit-elle à Algren le 7 octobre 1947. (...) Elle sait parler de l’amour sur un ton émouvant et remarquable". Et elle écrit cette phrase superbement révélatrice de ses catégories conceptuelles : "Celle-là, avec une sensibilité féminine, écrit comme un homme" (Beauvoir : 1997, 111).

Bianca Lamblin, que Simone de Beauvoir revoyait à cette époque, m’a confié qu’elle ne lui a jamais parlé de ce chapitre (4). D’ailleurs, les deux femmes n’ont jamais parlé d’homosexualité entre elles, ni de l’homophobie et, quand j’ai demandé à Bianca Lamblin comment leur relation amoureuse avait commencé, elle a répondu que "c’est venu tout seul" du fait qu’elles dormaient dans le même lit lors de leur voyage dans le Morvan, fin juin 1938. Aucune culpabilité n’était attachée à cet acte d’amour, plutôt de la bravade car elles se sont même tenu la main dans le car qui les ramenait à Paris, en dépit du regard hostile des passagers.

L’inconscience de l’homophobie chez Beauvoir va de pair avec son rejet de la bourgeoisie. Elle veut braver les interdits, tout voir, tout connaître, tout goûter. Le lesbianisme rentre dans cette avidité. C’est un objet de consommation comme un autre (voir dans son Journal les métaphores alimentaires où elle compare la jouissance organique à du foie gras, « et pas de la meilleure qualité », précise-t-elle en connaisseuse (Beauvoir : 1990b, 143). Le lesbianisme n’est pas une situation dans le monde. C’est une formation, la dernière avant d’aborder la maturité. Son pouvoir de contester l’idéologie bourgeoise est donc pratiquement nul du fait que c’est une consommation sans conscience, et sans intelligence de la jouissance.

Le manuscrit du chapitre « La lesbienne » ne se trouve pas à la Bibliothèque Nationale de France. Il a disparu avec toute la partie Formation. J’ai mené une enquête auprès de Michelle Vian, qui a donné un manuscrit du Deuxième Sexe à la Bibliothèque Nationale, et de Denise Pouillon pour savoir où il est, mais sans résultat.

Dès la première lecture, il apparaît que le plan est difficile à trouver. C’est une pensée qui tourne en rond et se contredit souvent. Beauvoir n’utilise pas ici ce qu’elle a dit dans les chapitres précédents. Elle cherche et récuse les différents types d’explication de l’homosexualité comme les données physiologiques, l’histoire psychologique, les circonstances extérieures, « l’absence ou l’échec de relations hétérosexuelles », la non-mixité, etc. "Aucune n’est déterminante, dit-elle en conclusion, encore que toutes contribuent à l’expliquer". On voit donc, qu’elle approuve ce qu’elle récuse, ce qui explique les contradictions du chapitre qui sont symptomatiques de sa propre attitude face au lesbianisme. C’est pourquoi la lecture s’organise autour des trois principales contradictions qu’il révèle.

1 - Beauvoir écrit qu’il faut juger l’homosexualité d’après son authenticité mais termine le chapitre par une description des "comédies de l’inauthenticité".

La notion d’authenticité apparaît après une première critique des représentations des sexologues et des psychiatres. « Aucun destin anatomique ne détermine leur sexualité », écrit-elle dès le premier paragraphe, et elle montre à l’aide de plusieurs exemples de femmes aux caractères viriloïdes accentués que la virilité d’une femme ne la voue pas nécessairement à l’homosexualité. Je note en passant que ces premiers exemples de sexualité féminine sont tous des femmes qui aiment des hommes.

"En vérité, conclut-elle, la lesbienne n’est pas plus une femme « manquée » qu’une femme « supérieure ». L’histoire de l’individu n’est pas un progrès fatal : à chaque fois le passé est ressaisi par un choix neuf et la « normalité » [notons les guillemets] du choix ne lui confère aucune valeur privilégiée : c’est d’après son authenticité qu’il faut la juger. L’homosexualité peut être pour la femme une manière de fuir sa condition comme une manière de l’assumer" (Beauvoir : DS, II, 195).

La « normalité » ne peut donc être un critère de jugement puisque la féminité est considérée comme naturelle. On voit ici se mettre en place le thème universaliste de la conclusion. S. de Beauvoir inclut le problème de la femme dans celui de la condition humaine en général. Le thème de l’érotisme disparaît ici tandis qu’apparaît celui de la « condition humaine » qui nous amène à l’introduction du volume : "Les femmes d’aujourd’hui sont en train de détrôner le mythe de la féminité. Elles commencent à affirmer concrètement leur indépendance, mais ce n’est pas sans peine qu’elle réussissent à vivre intégralement leur condition d’être humain".

Pour juger de l’authenticité, Beauvoir a recours à la terminologie existentialiste. "La femme est un existant à qui on demande de se faire objet", écrit-elle, avant d’établir une série d’équivalences qui vont peser lourd dans la lecture de la femme lesbienne. En effet, si l’objet = rapport au masculin = passivité = féminité, le sujet se définit nécessairement par l’activité, la virilité et le rapport au féminin. Mais cela ne signifie pas pour autant que dans son rapport au féminin, la lesbienne accède au statut de sujet autonome, actif, « refusant le mâle » et « refusant de se faire proie », parce que, écrit-elle, "L’homme est plus agacé par une hétérosexuelle active et autonome que par une homosexuelle non agressive ; la première seule conteste les prérogatives masculines" (Beauvoir : DS, II, 196). On voit ainsi comment Beauvoir se réfère au point de vue masculin pour disqualifier le rapport au féminin dans le cadre lesbien. Elle fait sien le regard de l’homme pour dire alors que amours saphiques "apparaissent souvent chez les adolescentes comme un ersatz des relations hétérosexuelles" (Beauvoir : DS, II, 196), autrement dit comme des relations inauthentiques.

Puis Beauvoir remet en question la distinction des sexologues entre inverties masculines et féminines parce qu’elle lui paraît arbitraire. "Définir la lesbienne virile par sa volonté d’imiter l’homme, c’est la vouer à l’inauthenticité" (Beauvoir :DS, II, 197), écrit-elle. On pourrait croire que Beauvoir s’élève ici contre la culture savante héritée de l’Antiquité qui définissait la tribade comme une femme qui « contrefait l’homme » (Bonnet : 1995, 64). Il n’en est rien, car la virilité de la lesbienne ne peut pas être authentique. En effet, si la lesbienne virile s’élève contre la spécification féminine, et Beauvoir cite deux exemples de travesties présentés par Havelock Ellis et Stekel, "cette révolte n’implique nullement une prédestination saphique". Pourquoi ? Parce que des femmes hétérosexuelles sont aussi en révolte contre cette spécification, au point, écrit-elle, que "la femme dite « virile » est souvent une franche hétérosexuelle". Et la lesbienne virile alors ? Eh bien, elle n’existe pas car sa virilité, nous dit Beauvoir, n’est pas un trait de son érotisme, mais de sa position sociale. Je cite : "Ce qui donne aux femmes enfermées dans l’homosexualité un caractère viril, ce n’est pas leur vie érotique qui, au contraire, les confine dans un univers féminin : c’est l’ensemble des responsabilités qu’elles sont obligées d’assumer du fait qu’elles se passent des hommes" (Beauvoir : DS, II, 214).

On aura compris que l’érotisme n’est pas ce qui caractérise la lesbienne. Et d’ailleurs, comment pourrait-elle avoir une sensualité agressive puisque, remarque avec acuité Beauvoir : "Elle demeure évidemment privée d’organe viril ; elle peut déflorer son amie avec la main ou utiliser un pénis artificiel pour mimer la possession ; elle n’en est pas moins un castrat" (Beauvoir : DS, II, 203). Il est d’autant plus vain de ranger les lesbiennes en deux catégories tranchées qu’une "comédie sociale se superpose à leurs véritables rapports", poursuit Beauvoir inexorablement. Et de dire exactement ce qu’elle reprochait aux psychanalystes : "Se plaisant à imiter un couple bisexué, elles suggèrent elles-mêmes la division en « viriles » et « féminines » (Beauvoir :DS, II, 211). Autrement dit les catégories virile/féminine ne sont pas produites par la société mais reproduites par les lesbiennes qui arrivent ainsi aux "inutiles fanfaronnades et à toutes les comédies de l’inauthenticité. La lesbienne joue d’abord à être un homme ; ensuite être lesbienne même devient un jeu ; le travesti, de déguisement se change en livrée ; et la femme sous prétexte de se soustraire à l’oppression du mâle se fait esclave de son personnage ; elle n’a pas voulu s’enfermer dans la situation de femme, elle s’emprisonne dans celle de lesbienne" (Beauvoir :DS, II, 217).

Que l’homosexualité soit une prison pour Beauvoir, c’est probable. Mais pourquoi généraliser en un faux paradoxe qui disqualifie la lesbienne jusque dans sa liberté de sujet existant ? On voit ainsi comment la série d’oppositions paradigmatiques sujet/objet, actif/passif, masculin/féminin, hypothèque toute possibilité de comprendre la vérité de l’amour entre femmes. De plus, ces oppositions s’appuient sur une conception de la conscience qui barre tout accès à l’inconscient et à la part cachée de soi-même. Si une conscience est toujours consciente d’elle-même, comme le postule l’existentialisme, on ne risque pas de découvrir des vérités cachées. Pourquoi une femme désire-t-elle une autre femme quand toute son éducation, sa culture, sa religion, la conditionnent à désirer un homme ? Pourquoi et comment a-t-elle échappé à ce conditionnement, voilà des questions que ne se pose guèreBeauvoir.Cequil’intéresseuniquement,c’estdedétruirele mythe de la féminité.

2- Beauvoir critique le naturalisme mais s’identifie à la femme virile hétérosexuelle.

Beauvoir critique le naturalisme à deux reprises dans ce chapitre. Une première fois lorsqu’elle aborde les conflits que l’érotisme de la femme-sujet doit surmonter. Une deuxième fois lorsqu’il s’agit de définir la lesbienne « virile » selon le critère de l’authenticité. Nous avons vu comment cette définition avorte à cause de ses présupposés philosophiques qui ne laissent aucune place à la relation sujet-sujet. Nous allons voir maintenant comment une proposition à première vue révolutionnaire subit le même sort. "Si l’on invoque la nature, on peut dire que naturellement toute femme est homosexuelle" (Beauvoir : DS, II, 195). Comme Beauvoir vient d’expliquer "qu’on considère comme normal le système qui la livrant comme proie à un homme lui restitue sa souveraineté en lui mettant dans ses bras un enfant", il y a de fortes chances pour qu’elle ne voie pas cette proposition comme quelque chose de positif. Et de fait, elle va montrer avec l’exemple de l’adolescente, "qui redoute la pénétration", que si désirer un corps féminin est pour l’homme une manière de se poser comme sujet, il est « au contraire » pour la femme une manière de se reconnaître comme objet parce qu’elle voit en ses semblables et en soi-même une proie.

Pour ce faire, elle compare le regard sur les lesbiennes à celui porté sur les pédérastes. "Le pédéraste inspire de l’hostilité aux hétérosexuels mâles et femelles car ceux-ci exigent que l’homme soit un sujet dominateur. Au contraire, les deux sexes considèrent spontanément les lesbiennes avec indulgence". Autrement dit, ce n’est pas la société et ses représentations qui voient le mâle comme sujet dominateur, ce sont les hétérosexuels mâles et femelles. Ce cliché est amené par un travail de généralisation abusive qui réduit les individus à des catégories. Quand elle dit « l’homme », « la femme », « le pédéraste », « l’adolescente », « l’invertie », « l’homosexuelle », « la lesbienne », employés d’ailleurs pour les trois derniers sans définition préalable, elle escamote la problématique individuelle du désir, réduisant la rencontre à une relation de pouvoir, et l’amour à de la prédation ( cf. la « proie », « l’objet »). S’ensuit inévitablement un deuxième cliché : l’indulgence dont bénéficient les lesbiennes. Elle ne tient pas compte du voyeurisme masculin, dont le comte de Tilly, cité à l’appui de « l’indifférence amusée », en est un exemple éclatant dans le XVIIIe siècle libertin. Il s’agit de montrer ici que "les amours saphiques sont dans la majorité des cas une assomption de la féminité, non son refus".

Ainsi, la première critique du naturalisme sert à démontrer que la lesbienne ne contribue à aucune libération. Beauvoir peut donc adopter l’idée que toute femme est « naturellement homosexuelle ». Car si le point de vue de la nature pour une femme c’est « voir en ses semblables et en soi une proie », est « naturellement homosexuelle » la femme qui se reconnaît comme objet.
On voit ainsi comment le mythe de la féminité fait écran au discours homophobe. Car ce qui est reproché aux lesbiennes par « la société », ce n’est pas de désirer le féminin, c’est d’imiter l’homme en faisant des actes contre-nature. Cette occultation du véritable discours répressif est d’autant plus surprenante que Beauvoir a été elle-même la cible d’une loi réprimant le détournement de mineure entre femmes au nom des pratiques sexuelles naturelles. Elle n’est pas la première dans cette situation. En 1934, une ouvrière habitant le Var, Claire Parrini, fut condamnée à trois mois de prison avec sursis et 25 francs d’amende pour « pratique contre nature accomplie sur des filles mineures » (5). L’Arrêt de la Cour d’Appel d’Aix du 6-12-34 stipulait :

    "Attendu que l’article 334 (334-1) du Code pénal n’atteint pas, en principe, les actes de séduction personnelle et directe, les manifestations physiologiques naturelles d’un sexe pour l’autre, ce texte trouve son application lorsque, en l’espèce, il s’agit de faits contre nature, qui doivent être considérés comme des actes de perversion, de dépravation et d’excitation à la débauche, actes qui font de leur auteur un agent de corruption" (Semaine Juridique : 1935, 259).

Ces jeunes filles étaient ses compagnes de travail et, comme ces « pratiques impudiques » se passaient sans témoin et sans « entremetteuse », la Cour de Cassation annula le jugement en 1937 pour « manque de base légale ». On voit néanmoins que l’article du code pénal réprimant « l’excitation de mineur à la débauche » s’applique autant aux lesbiennes qu’aux pédérastes. Or Simone de Beauvoir ne veut pas le savoir, pas plus qu’elle ne veut se souvenir d’avoir été elle-même accusée de détournement de mineure. Sa déposition devant l’inspecteur Dubois, lors de l’enquête judiciaire menée contre elle en 1942, est révélatrice de cette attitude.

"Nathalie, comme certaines jeunes filles de son âge, me portait une admiration vraiment exaltée. Je n’ai jamais répondu à ses appels et, au contraire, je l’ai dirigée vers des relations sexuelles normales. Nathalie Sorokine est violente, impulsive et combien de fois, plus tard lorsque je ne fus pour elle que son amie et son professeur, me reprochait-elle certaines de mes relations masculines" (Joseph, 1991, 210-212). Si l’on peut comprendre que Beauvoir nie avoir des relations sexuelles « anormales » sous le régime de Vichy, on s’explique moins comment elle n’hésite pas à charger son amie pour se parer de toute la respectabilité qui sied à un professeur. La version de Nathalie Sorokine est bien différente mais nous voyons qu’elle utilise le même vocabulaire que Beauvoir : "Je n’aimais pas cet homme et je voulais m’en séparer à tout prix. J’inventai alors cette histoire de rapports sexuels avec Mlle de Beauvoir afin de me débarrasser de M. Dupas. Mlle de Beauvoir m’avait donné ce conseil. M. Dupas comprenant que j’étais une femme "faussée sexuellement" me laissa le quitter. (...) Je tiens à dire que je suis une femme normale. Je n’ai jamais eu de relations sexuelles avec des femmes" (Joseph : 1991, 211).

Les deux femmes sont les seules à parler de « relations sexuelles normales ». Interrogées, Olga parle « d’avances d’ordre très spéciale », Wanda de « moeurs spéciales », Sartre de « sentiments particuliers vis-à-vis des femmes », et « d’amitié réciproque entre Mlles Beauvoir et Sorokine ». Quant à M. Dupas, son ex-amant, c’est pour lui une « réelle passion ». On voit donc que pour Beauvoir, le problème n’est pas vraiment le naturalisme mais la normalité, ce qui l’a probablement déterminée à refouler l’épisode au point qu’elle s’emploie dans Le Deuxième Sexe à verrouiller une éventuelle accusation de lesbianisme derrière la critique du mythe de la féminité. Elle investit la féminité de tout ce qu’elle rejette dans la société au nom du naturalisme sans se rendre compte qu’en contre-investissant la virilité de qualités hyperpositives elle pratique exactement ce qu’elle dénonce.

Mais il y a virilité et virilité. Nous avons déjà vu que la lesbienne virile est à ses yeux un castrat. Nous allons voir maintenant qu’elle n’éprouve pour les femmes qu’elle désire que « mépris », « dégoût », et « sadisme ». Beauvoir amène cette idée en deux temps. Une première fois en citant le cas de la travestie étudiée par Steckel où il apparaît qu’elle « avait un profond mépris » pour les jeunes filles qu’elle désirait, qu’elle « éprouvait du dégoût », et qu’après son mariage elle "couchait avec les femmes de manière épisodique et sadiquement" (Beauvoir :DS, II, 203). Bien que cet exemple tire la lesbienne virile vers le pathologique, Beauvoir n’hésite pas à reprendre ces notions à la fin du chapitre au sujet de Gertrude Stein et Alice Toklas, écrivant : "C’est à l’égard des femmes que l’homosexuelle très virile aura une attitude ambivalente : elle les méprise, mais elle a devant elles un complexe d’infériorité à la fois en tant que femme et en tant qu’homme" (Beauvoir : DS, II, 216).

De même, reprenant à son compte les variations immémoriales des hommes sur "les femmes entre elles", elle écrit : "Les femmes entre elles sont impitoyables ; elles se déjouent, se provoquent, se poursuivent, s’acharnent et s’entraînent mutuellement au fond de l’abjection". (Beauvoir :DS, II, 213). Notons le mot très fort d’abjection, qui tout en exprimant un véritable dégoût de l’auteur, révèle en fait un conflit intérieur. Comme l’écrit Groddeck dans Le livre du Ça : "Observez et voyez contre quoi s’élèvent les gens, ce qu’ils méprisent, ce qui les dégoûte. Derrière les invectives, le mépris, le dégoût se cache toujours et sans aucune exception un grave conflit qui n’a pas trouvé sa conclusion. Vous ne pourrez jamais faire fausse route en supposant que l’homme qui a beaucoup aimé et aime encore ce qu’il déteste, qu’il a admiré et admire encore ce qu’il méprise, qu’il a désiré avec âpreté et désire encore ce qui le dégoûte" (Groddeck : 1963, 102).

Ce dégoût de la femme virile pour la femme qu’elle désire n’est-il pas l’écho de son propre dégoût plusieurs fois exprimé dans ses lettres à Sartre de 1939. "Nuit pathétique, passionnée, j’étais écoeurée de passion, c’est du foie gras mais de mauvaise qualité par-dessus le marché", dit-elle d’une nuit passée avec Louise Védrine (Beauvoir : 1990 a : 225) (6).

N’est-ce pas aussi une partie d’elle qu’elle méprise en l’autre, et mutile en elle-même ? Comment peut-on désirer la féminité quand on se pense comme sujet souverain, « femme de tête » et d’action dont la « sensualité robuste ne s’effraie pas de l’âpreté mâle » ? Pour Beauvoir, seule la femme virile hétérosexuelle est « normale ». Et de faire un éloge passionné des hétérosexuelles viriles, citant George Sand, Mme de Stael, Catherine de Russie et Isabelle Ehberardt, sans que le nom d’une seule lesbienne virile ne lui vienne sous la plume alors que dans ce domaine, ce ne sont pas les exemples qui manquent au cours des siècles. Rosa Bonheur, la peintresse animalière qui s’habillait en homme et vécut quarante ans avec Nathalie Micas, la comédienne Françoise Raucourt au XVIIIe siècle (Bonnet : 1995, 169), Mlle de Maupin au XVIIe, Christine de Suède, sans oublier Mary, brûlée vive au XVIe siècle parce qu’elle s’était mariée avec la femme qu’elle aimait en se faisant passer pour un homme (Bonnet : 1998b, 23). Il faudrait aussi évoquer la bisexualité de George Sand et les propos de Colette sur le « sexe officiel et le sexe clandestin » (Colette : 1971, 72).

Le mépris affiché de Beauvoir pour les lesbiennes va si loin qu’elle s’en prend même aux artistes et écrivains féminins parmi lesquelles, reconnaît-elle, on compte de nombreuses lesbiennes. Mais, "ce n’est pas que leur singularité sexuelle soit source d’énergie créatrice, ou manifeste l’existence de cette énergie supérieure ; c’est plutôt qu’absorbées par un sérieux travail elles n’entendent pas perdre leur temps à jouer un rôle de femme ni à lutter contre les hommes" (Beauvoir : DS, II, 201).

L’érotisme une nouvelle fois évacué, que leur reste-t-il de spécifique ? "Inachevée en tant que femme, impuissante en tant qu’homme", […] rien ne donne une pire impression d’étroitesse d’esprit et de mutilation que ces clans de femmes affranchies" (Beauvoir : DS, II, 217). Exit donc les femmes affranchies et place à la troisième contradiction.

3 - L’homosexualité est choix mais la lesbienne est ambivalente. Ou chassez le naturalisme, la normalité revient au galop.

La notion d’ambivalence court tout au long du chapitre. Dans les toutes premières pages, d’abord, quand Beauvoir écrit : "Ce qu’il faut expliquer chez l’invertie ce n’est donc pas l’aspect positif de son choix, c’en est la face négative : elle ne se caractérise pas par son goût pour les femmes, mais par l’exclusivité de ce goût" (Beauvoir : DS, II, 196).

Voilà qui est original, en effet, mais l’ambivalence apparaît surtout lorsque Beauvoir compare la lesbienne à la femme normale. "De même que la femme frigide souhaite le plaisir tout en le refusant, la lesbienne voudrait souvent être une femme normale et complète tout en ne le voulant pas". (Beauvoir :DS, II, 202). Quel bel aveu ! car n’est-ce pas là que se situe son problème ? D’où la mise en équivalence avec la frigidité, car ce que refuse la femme frigide ce n’est pas le plaisir, c’est l’homme qui prétend le lui donner, ou le lui prendre. Ainsi, l’ambivalence ne se situe pas par rapport aux catégories naturalistes masculin/féminin, mais par rapport à la norme dominante. Et d’ailleurs, Beauvoir ne cesse de s’élever contre la division entre lesbiennes viriles et féminines, contre la séparation entre hétérosexuelles et homosexuelles. Si les rapports aînée/cadette sont marqués par l’ambivalence, si elle est constitutive du couple lesbien et si même "leur sexualité est ambiguë", ce n’est pas qu’elles n’ont pas vraiment choisi entre être féminine ou virile. C’est parce qu’elles vivent la non-séparation entre l’objet et le sujet.

"Entre l’homme et la femme l’amour est un acte", écrit Beauvoir, et je précise, un acte reconnu comme tel, donc normal. "Entre femmes l’amour est contemplation ; (...) la séparation est abolie, il n’y a ni lutte, ni victoire, ni défaite ; dans une exacte réciprocité chacune est à la fois le sujet et l’objet, la souveraine et l’esclave ; la dualité est complicité" (Beauvoir : DS, II, 213). Autrement dit, il y a mélange, non différenciation des sujets. D’où son développement sur « la ressemblance », « le dédoublement » et ce qu’elle appelle « le miracle du miroir » qui signifie au moins une chose, grave pour la féministe Beauvoir : la femme ne se construit pas comme sujet dans le face-à-face érotique avec un autre sujet femme. C’est face à un homme que la jeune fille se métamorphose en sujet actif, autonome, viril. Pas face à une femme.

Que dire de plus ? Le choix amoureux des lesbiennes demeure impensé à la fin du chapitre. En revanche, nous avons assisté à la :

 Négation de l’éros lesbien. "L’érotisme souvent n’a qu’une assez petite part dans ces unions - la volupté a un caractère moins foudroyant, moins vertigineux qu’entre l’homme et la femme. Elle n’opère pas d’aussi bouleversantes métamorphoses". Seule est légitimée l’hétérosexualité.

 Négation de la spécificité du couple lesbien. "Comme celle d’un homme et d’une femme, l’association de deux femmes prend qualité de figures différentes. ... il y a parmi les lesbiennes des prostituées comme des grandes amoureuses". Tout en lui conservant un caractère pervers, le couple homosexuel est évacué et demeure impensé du fait qu’il est semblable en tout point au couple hétérosexuel.

 Négation de l’amour comme source de connaissance de soi et libération des conditionnements sociaux. Les femmes qui ont fait le choix « exclusif » d’aimer des femmes sont « enfermées dans l’homosexualité ».

 Négation du patriarcat. Les lesbiennes "se conduisent comme des hommes dans un monde sans hommes". La proposition est évidemment fausse. Elles ne vivent pas dans un monde sans homme mais dans un monde fait par et pour les hommes.

La supériorité érotique de l’homme n’est jamais contestée. A la fin de la partie Formation, nous savons qu’être une femme, authentique, sujet, souveraine, c’est désirer un homme. Mais surtout, l’universalisme lénifiant de la conclusion retire au couple lesbien toute légitimité. Car si tout revient au même, pourquoi, dès lors, être homosexuelle ?

La lesbienne est la pierre d’achoppement de la thèse anti-naturaliste défendue par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe. On ne naît pas femme, mais on ne devient pas lesbienne pour autant.

Beauvoir popularise les thèmes de la psychiatrie du XIX siècle sur l’inversion sexuelle. C’est dans le chapitre sur la lesbienne que nous rencontrons la fréquence la plus élevée du terme « virile ». Et pour cause ! La norme hétérosexuelle « virile » est non seulement reconnue comme telle, approuvée, utilisée, reconduite sans discussion ; mais elle fonde la représentation de l’universalisme beauvoirien. En s’attaquant exclusivement au « mythe de la féminité », Beauvoir a sauvegardé celui de la « virilité », peut-être pour se protéger elle-même comme « femme de tête » reconnue par l’Homme-Institution (elle fut classée seconde à l’agrégation de philosophie derrière Sartre) et se reconnaissant elle-même dans les catégories philosophiques construites par lui.

Beauvoir nous montre que sans l’amour il y a « l’inversion sexuelle » ; sans écoute du désir, il y a une conception du sujet tout puissant, non clivé, qui projette sa propre ambivalence sur le couple lesbien. Sans l’amour de soi comme femme, il y a l’hétérosexuelle virile qui juge la lesbienne coupable de désirer la féminité de la femme parce que, pour la philosophe colonisée par la conscience virile, la féminité est une « mutilation ».

Avec Le Deuxième Sexe, Beauvoir a ancré le féminisme dans la sociologie, et non dans la philosophie ; elle l’a ancré dans l’indifférenciation et le tragique. « Toute conscience poursuit la mort de l’autre », écrivait-elle en exergue de L’Invitée (Beauvoir : 1943, 6). Cette citation de Hegel montre que c’est sa conception de la conscience qui l’empêche de voir dans le lesbianisme un acte de co-naissance réciproque et expérimentale de la femme avec la femme qui relie, par la dynamique propre du désir, le plan purement « organique » à celui du Coeur et de l’Esprit.

Beauvoir, une janséniste du féminisme ?

Appendices

L’Affaire Beauvoir - in Gilbert Joseph, Une si douce occupation... SdB et JPS 1940-44, Albin Michel, 1991.

 18 décembre 1941 : Mme Sorokine dépose une plainte pour "excitation de mineure à la débauche". Pièce non retrouvée.

Nathalie Sorokine, née 4 mai 1921 à Constantinople (sa mère 25 janv. 1897 à Moscou).

A connu Beauvoir en 1938 au lycée Molière.

Enquête judiciaire : Procès verbal de l’audition menée par l’inspecteur Dubois le 10 mars 1942

Nathalie S. : " ... Mlle de Beauvoir résolut de parler à ma mère afin de l’autoriser à m’aider pécuniairement à poursuivre mes études. Ma mère accepta. (...) Je n’aimais pas cet homme et je voulais m’en séparer à tout prix. J’inventais alors cette histoire de rapports sexuels avec Mme de Beauvoir afin de me débarrasser de M. Dupas. Mlle de Beauvoir m’avait donné ce conseil. M. Dupas comprenant que j’étais une femme "faussée sexuellement" me laissa le quitter. (...) Je tiens à dire que je suis une femme normale. Je n’ai jamais eu de relations sexuelles avec des femmes".

Simone de Beauvoir : Nathalie, comme certaines jeunes filles de son âge, me portait une admiration vraiment exaltée. Je n’ai jamais répondu à ses appels et, au contraire, je l’ai dirigée vers des relations sexuelles normales. Nathalie Sorokine est violente, impulsive et combien de fois, plus tard lorsque je ne fus pour elle que son amie et son professeur, me reprochait-elle certaines de mes relations masculines.

J’ai reçu des lettres de menaces de Mme Sorokine qui me demande de lui rendre sa fille. Je ne comprends pas ces menaces. (...) Je tiens à ajouter que je connais Olga Kosakiewicz ; c’est une de mes anciennes élèves également très douée pour les études. Je l’ai conseillée pendant plusieurs années. Jacques Bost est maintenant son ami".

Olga : "Elle est toujours en excellent rapport avec Mlle de Beauvoir. Elle ajoute que Mlle de Beauvoir ne lui a jamais fait d’avances d’ordre tout spécial et qu’elle ne lui a présenté aucun homme dans un but déterminé. Elle dit ignorer les relations sexuelles possibles entre Mlle de B. et Mlle S."

Wanda : "Elle dit que Mlle de Beauvoir est victime de calomnies car elle ne peut croire qu’elle soit de moeurs spéciales".

Sartre : "Il dit connaître Mlle Sorokine depuis 1941. Mlle de Beauvoir la lui aurait présentée comme une de ses amies. Ce serait une jeune fille très exclusive dans ses sentiments d’amitié, mais aussi très violente. Il peut affirmer que Mlle de B n’a jamais eu d’idées et de sentiments particuliers vis-à-vis des femmes. Il signale toutefois l’amitié réciproque de Mlle de B et Mlle Sorokine".

Dupas : amant d’octobre 1940 à octobre 1941 : "... elle avait une réelle passion pour Mlle de B. Elle parlait continuellement d’elle".

Préfecture de police - Direction police judiciaire n° F78478. Parquet du tribunal de 1ere Instance, 4ème section n° 110873, Paris, 10 mars 1942).

 3 avril 1942 : le Recteur Gidel demande l’exclusion de S. de B. et Jean Paul Sartre de l’Académie de Paris : "(...) Ainsi, à s’en tenir aux propres déclarations de Mlle de B., il apparaît avec évidence que ce professeur, qui en impose à ses élèves par sa facilité brillante et sa sécheresse hautaine, affiche dans sa propre conduite comme dans son enseignement un mépris supérieur de toute discipline morale et familiale. Il ne lui appartient pas de former de futures éducatrices".

 17 juin 1943 : Arrêté d’exclusion de S. de B. de l’Éducation Nationale

*

Attentat aux mœurs - Excitation de mineures à la débauche. Pratiques contre-nature accomplies sur des filles mineures. Art. 334 c. pénal.

Arrêt de la cour d’appel d’Aix - 6-12-1934
Ministère public contre femme Parrini

Attendu qu’il a été établi, par l’information et les débats et qu’il n’est pas contesté par la prévenue que celle-ci a, en 1932 et 1933, à B... (Var), à plusieurs reprises, attiré chez elle diverses jeunes filles mineures, notamment la jeune Galiano et la jeune Albin, toutes deux âgées de 17 ans ; au cours de la nuit, elle s’est livrée, tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre, dans son lit où elle les faisait coucher avec elle, à des scènes obscènes ; c’est ainsi qu’elle a touché avec ses mains les parties sexuelles de Jeanne Galiano qui, la première fois, a ressenti une vive douleur ; Simone Albin a déclaré qu’elle éprouvait elle-même "une forte sensation".

Attendu que l’article 334 (334-1) du Code pénal n’atteint pas, en principe, les actes de séduction personnelle et directe, les manifestations physiologiques naturelles d’un sexe pour l’autre, ce texte trouve son application lorsque, en l’espèce, il s’agit de faits contre nature, qui doivent être considérés comme des actes de perversion, de dépravation et d’excitation à la débauche, actes qui font de leur auteur un agent de corruption.

La cour déclare F... (Claire), atteinte et convaincue d’avoir à ... en 1932 et 1933, attenté aux moeurs en excitant habituellement la débauche et la corruption de filles mineures.

La Semaine juridique notait alors que cet arrêt n’était pas conforme à la doctrine de la Cour de Cassation.

Appel de la Cour de Cassation - 30-1-1937.
Claire Parrini avait été condamnée par la cour d’appel d’Aix à trois mois de prison avec sursis et 25 francs d’amende.

Ne sont passibles, quels que soient les actes de débauche qu’ils aient commis, des peines édictées par l’art. 334, 1, que ceux qui s’entremettent pour satisfaire les passions d’autrui ; il est seulement énoncé à l’arrêt attaqué que Claire Parrini attirait chez elle de jeunes compagnes de travail et se livrait sur elles à des pratiques impudiques, sans qu’il ressorte que ces scènes se soient passées en présence d’autres de ses compagnes. Il ne résulte pas de ces énonciations que la prévenue ait cherché dans ces pratiques la satisfaction d’autres passions que les siennes ; il s’ensuit que l’application de l’art. 334 al. 1 n’est pas justifiée et que dès lors la condamnation manque de base légale. Par ces motifs, etc...( l’arrêt d’Aix est cassé).

in La Semaine juridique, 1935, p.259-60.

Bibliographie

BAIR, Deirdre (1991), Simone de Beauvoir, Paris, Fayard.
BEAUVOIR de, Simone (1997), Lettres à Nelson Algren, Un amour transatlantique 1947-1964. Texte établi, traduit de l’anglais et annoté par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris, Gallimard, Folio.
(1990a), Lettres à Sartre, Paris, Gallimard.
(1990b), Journal de guerre, Paris, Gallimard.
(1979), Quand prime le spirituel, roman, Paris, Gallimard.
(1949), Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, (Col. Folio 2 vol., 1976)
(1943), L’Invitée, Paris, Gallimard.
BONNET, Marie-Jo (2004), « Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ? », Paris, Odile Jacob.
(2000), Les Deux Amies, essai sur le couple de femmes dans l’art, Paris, Blanche.
(1998a), « De l’émancipation amoureuse des femmes dans la Cité - Lesbiennes et féministes au XXe siècle », Les Temps Modernes, n° 598, mars-avril, 84-112.
(1998b), « Les bûchers de Gomorrhe », Ex Aequo, 18, 23.
(1995), Les relations amoureuses entre les femmes du XVIe au XXe siècle, Paris, Odile Jacob.
(1981), Un choix sans équivoque, Paris, Denoël-Gonthier.
COLETTE (1934), Ces plaisirs... réédité Le pur et l’impur (1971) Paris, Le Livre de poche.
GRODDECK (1963), Le livre du ça, Paris, Tel, Gallimard.
JANSITI Carlo (1999), Violette Leduc, Paris, Grasset.
JOSEPH, Gilbert (1991), Une si douce occupation : Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, 1940-1944, Paris, Albin Michel.
LAMBLIN, Bianca (1993), Mémoires d’une jeune fille dérangée, Paris, Balland.
MARTEL, Frédéric (1996), Le rose et le noir, Les homosexuels en France depuis 1968, Paris, Le Seuil.
SARTRE, Jean-Paul (1983), Lettres au Castor et à quelques autres, Édition établie par S. de Beauvoir, Paris, Gallimard.
(1944), Huis clos, Paris, Gallimard.
SEMAINE JURIDIQUE, LA, (1935), 259-60.
VIOLLET Catherine (2000), « Violette Leduc, de Ravages à La Bâtarde », Genèse du Je, Dir. Philippe Lejeune et Catherine Viollet, Paris, CNRS Ed., 105-122.
WENZEL, Helene Vivienne (1986) « Interview with Simone de Beauvoir », in S. de Beauvoir : witness to a century, Yale French studies, n°72, 15-40.

Notes

1. Cela m’a été confirmé par Denise Pouillon qui fut une de ses amies des années cinquante à sa mort. Olga souffrit de la jalousie de Beauvoir, à l’époque du trio, car Sartre l’aimait et voulait en faire sa maîtresse. Mais Olga n’a jamais voulu, malgré l’admiration et l’affection profonde qu’elle lui portait.
2. Une lettre de Sartre à Simone de Beauvoir de 1930 commence par ces mots : "Ma petite épouse morganatique" (Sartre : 1983, 41). D’après le dictionnaire Robert, un mariage morganatique se dit d’une union contractée par un prince et une femme de condition inférieure.
3. Je remercie Sylvie Sabouret d’avoir attiré mon attention sur cette question et lu attentivement avec moi la partie "Formation".
4. Bianca Lamblin m’a reçue chez elle, à Paris, le 19 octobre 1999.
5. Je remercie Claude Courouve de m’avoir signalé ce document.
6. On retrouve les mêmes expressions dans son Journal de guerre et dans ses Lettres à Sartre de cette époque. L’étude des variantes n’est pas menée ici car elle nous conduirait à une analyse du « trio » qui n’est pas le propos de cet article.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 octobre 2005.



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Marie-Jo Bonnet, historienne

Docteure en histoire (université de Paris VII), historienne d’art,
écrivaine et conférencière. Marie-Jo Bonnet a publié sa thèse une première fois en 1981 puis, elle a été rééditée sous le titre Les relations amoureuses entre les femmes du XVIe au XXe siècle (Odile Jacob - 1995, réédité en poche en 2001). Puis, Les Deux Amies, essai sur le couple de femmes dans l’art (Blanche - 2000), Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ? (Odile Jacob - 2004), Les Femmes dans l’art, (de La Martinière - 2004), et Les Femmes artistes dans les avant-gardes, Ed. Odile Jacob, 2006. Auteure de nombreux articles en France et à l’étranger, elle a aussi participé à un film télévisé sur Vermeer, Dire le féminin pour France 2. Elle a enseigné l’histoire de l’Art à la Columbia Université programs in Paris (Les femmes artistes à Paris au XXe siècle, Amour et art au XXe siècle) et à Carleton College. Présidente fondatrice de l’Association SOUFFLES d’ELLES qui organise le premier Café des femmes à la Coupole depuis 2003.



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