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mardi 13 décembre 2005


La violence domestique comme torture
Les effets psychodynamiques de la violence (2e de 3 articles)

par Jules Falquet, sociologue






Écrits d'Élaine Audet



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Pour ce qui est des effets psychologiques produits sur les personnes qui en font l’objet, torture et violence domestique possèdent également d’étranges ressemblances. Elizabeth Lira et Eugenia Weinstein définissent ainsi ce qu’elles appellent les effets psychodynamiques de la torture (Lira, Weinstein, 1990) :

    "Les expériences de torture déchaînent une conjonction spécifique de conflits et de mécanismes psychologiques que nous appelons psychodynamiques de la torture, du fait de leur force et de leur potentiel transformateur de la vie psychique. Par dynamiques psychiques, nous entendons des processus qui surgissent de l’internalisation d’un fait externe de la réalité historico-sociale, qui est assimilé comme un fait interne, se transformant en une réalité subjective et agissant comme telle (Bulham, 1985)."

En ce qui concerne la violence domestique, on peut penser qu’il se produit également un phénomène d’internalisation : les coups qui atteignent le corps s’impriment aussi dans l’esprit, insultes et menaces affectent durablement la vie psychique. Il est intéressant de comparer plus en détail les effets psychodynamiques de la torture analysés par Elizabeth Lira et Eugenia Weinstein à ceux que peut produire la violence domestique. Les auteures distinguent huit dynamiques, qui se combinent de diverses manières pour affecter durablement les personnes qui ont été torturées : dynamique de la dissociation, de l’autodestruction, de la dévalorisation de soi-même, de la confusion, des relations interpersonnelles, de la culpabilité, de la torture sexuelle et de la dimension existentielle. Nous les présenterons ici, en nous demandant dans quelle mesure elles s’appliquent dans le cas de la violence domestique.

La dynamique de dissociation consiste à réussir à penser que "ces choses m’arrivent à moi comme objet et non comme sujet". La personne est comme absente, indifférente. Parfois même, par un curieux retournement psychologique, elle se place moralement "au-dessus" de son tortionnaire, comme cette épouse qui se souvient (Cañas 1989) : "Quand il buvait, je l’excusais de me frapper, parce que je disais ’le pauvre petit’."

Les sentiments d’irréalité qui accompagnent la dissociation peuvent aller jusqu’à oublier ou nier les faits de violence. Selon les auteures (Lira, Weinstein, 1990) :

    "La dynamique de la dissociation commence comme une ressource adaptative pendant la torture, mais persiste ensuite. La victime peut souffrir un appauvrissement de son expérience de vie, du fait qu’elle se trouve déterminée par des émotions, des significations ou des perceptions qu’elle ne peut se rappeller complètement ni intégrer dans sa conscience. [...] En même temps, la personne tend à projeter les aspects dissociés sur les autres, ce qui affecte ses relations les plus intimes et significatives."

Quantité de femmes ayant fait l’objet de violence domestique évitent de mentionner les tourments vécus et se voient amenées à faire comme si rien ne se passait. La personne maltraitée tente d’oublier, mais continue d’être hantée par les souvenirs odieux ou honteux, qui s’immiscent silencieusement entre elle et les autres, jusque dans ses relations les plus importantes ou dans des relations ultérieures (5). Souvent, les femmes se rendent compte qu’il vaut mieux garder le silence (Garaízabal, Vásquez 1994) :

    "Quand j’avais sept ans, un ami de mon papa venait à la maison et il me touchait, il me disait des choses et il se branlait devant moi. Je n’ai jamais eu le courage de le dire à personne. J’avais peur, je me sentais coupable. Quand j’avais neuf ans, un homme a voulu me violer mais ma sœur m’a sauvée. [...] Je l’ai dit pour m’en soulager à mon fiancé, mais il ne m’a pas aidée. Au contraire : je me suis sentie encore plus mal parce qu’il m’a fait des reproches et il m’a traitée de pute."

La dynamique d’autodestruction est ainsi décrite (Lira, Weinstein, 1990) :

    "L’autodestruction peut se manifester par des symptômes psychologiques (manque d’entrain, auto-dévalorisation, sentiments de perte, impuissance sexuelle, incapacité de travailler), des conduites autodestructrices (tentatives de suicide, destruction des relations les plus intimes, renoncement à des aspects partiels du projet de vie ou son abandon pur et simple), ou dans des symptômes psychosomatiques (gastrites, difficultés respiratoires ou cardiovasculaires)."

On constate chez les femmes victimes de violence domestique des symptômes très semblables - symptômes qui sont d’ailleurs généralement admis comme étant une réaction probable en cas de viol. Dans un échantillon de jeunes femmes venues dénoncer des agressions sexuelles, le Secrétariat national de la famille salvadorien - pourtant conservateur -observe que ces agressions causent "une catastrophe émotionnelle qui a des implications durables et des répercussions sur la vie personnelle et sexuelle future d’importance inconnue." Selon leurs mesures, 53% des victimes éprouvent une "infravalorisation d’elles-mêmes, c’est-à- dire bas niveau d’auto-estime", 28% du "désintérêt pour les activités quotidiennes et/ou pour entreprendre de nouvelles activités", 50% de l’agressivité, 33% de l’anxiété, 22% de la dépression, 39% ressentent des opinions négatives envers le sexe masculin, 39% font des cauchemars, 33 % souffrent de maux de têtes, 28% de pertes d’appétit (Secretaría Nacional de la familia 1992). A propos de la torture, les auteures poursuivent (Lira, Weinstein, 1990) : "Dans cette dynamique de la destruction, les sentiments de perte ou de dépouillement, d’impuissance ou de passivité absolue, ainsi que ceux de caractère agressif qui ne rencontrent pas de possibilité de décharge appropriée - et qui doivent être absorbés par la personne elle-même-sont essentiels. Ces trois types de sentiments s’enchaînent et rendent possible une spirale autodestructrice."

Lira et Weinstein développent à propos des effets de la torture un concept-clé pour comprendre la violence domestique, lié à la spirale d’autodestruction : l’impuissance consciente (Lira, Weinstein, 1990) : "L’impuissance forcée, la passivité du fait de supporter et du silence s’érigent en une paradoxale forme de protection, qui nous ramène au caractère perverti de la relation humaine dans la torture. D’une certaine manière, au milieu de l’impuissance généralisée de la situation, se développe une impuissance consciente."

Le témoignage d’une Salvadorienne éclaire bien cet aspect (Cañas 1989) : "Bon, je me rapetisse quand [mon mari] me dispute, quand il me chicane et qu’il me dit des choses idiotes, moi, je préfère rester silencieuse. Je ne sais pas : je ne suis pas née pour être en train d’argumenter. C’est facile de me rabattre le caquet. Moi, en général, je vois qu’ils nous font chier [nos friegan], ils nous font du chantage, avec plein de choses, et nous nous laissons faire, quoi."

Même s’il s’agit d’une sorte de protection, le fait d’apprendre à supporter et à s’accommoder de l’impuissance peut donc bel et bien être considéré comme un effet secondaire nocif de la torture. Pour ce qui concerne la violence domestique, l’apparente passivité des femmes, si souvent décriée ou analysée comme une preuve de leur consentement et de leur goût masochiste "naturel" pour les coups (Maugin Pellaumail 1979), pourrait être analysée comme une forme de défense qui, à la longue, se transforme en impasse. Cette impasse est d’autant plus dommageable qu’elle peut être vécue dans la culpabilité, qu’elle perdure dans le temps et qu’elle tend à se perpétuer à travers les générations : combien de mères tentent d’enseigner à leur fille à supporter en silence ? Dans cette perspective, >b>la "passivité" avec laquelle certaines femmes vivent la violence domestique ne correspond pas à une tendance psychologique innée, mais bel et bien à un conditionnement psychodynamique concret.

La dynamique de dévalorisation de soi-même est liée, selon les mêmes auteures (Lira, Weinstein, 1990), à ceci :

    "La conciliation entre cet autre que j’ai été dans la torture et ce que je suis moi, pour que la personne qui a souffert cette expérience puisse intégrer une image cohérente d’elle-même, produit de hauts niveaux de tension. [Il faut analyser] tant les contradictions dans l’image de soi, que l’éventuelle assimilation de l’identité dénigrée, détruite ou sous-valorée."

Dans le cas de la violence domestique, comment une femme intériorise-t-elle les sarcasmes, les injures, les jugements de valeur négatifs portés sur elle de manière répétée et durable ? Comment vit-elle sa "double vie" de femme battue et de travailleuse, de voisine ou d’amie qui ne laisse rien paraître des humiliations subies ? Même les courageuses révolutionnaires du FMLN ne sont pas épargnées par les agressions et la dévalorisation qui s’ensuit (Garaízabal, Vásquez 1994) : "Mon chef [politico-militaire] a essayé de me séduire mais il ne me plaisait pas. Comme je n’ai pas répondu à ses avances, dans une réunion, il m’a harcelée et il s’est consacré à me dénigrer. J’espérais que mon amie m’aiderait mais elle s’est mise de son côté. Depuis lors, j’ai un grand complexe d’infériorité, je ne me sens jamais sûre de moi. Dans cette réunion-là, je me suis sentie comme un déchet, comme un torchon."

Les femmes paraissent tendanciellement portées à se faire d’elles-mêmes une image négative et à posséder une faible estime de soi. Il est intéressant de rapprocher ce phénomène du fait que, bien souvent, elles vivent depuis la plus tendre enfance des traitements dévalorisants - plus ou moins subtils - que la violence domestique prolonge à l’âge adulte. C’est ce que résume une Salvadorienne (Cañas 1989) : "Nous, les femmes, nous sommes marginalisées à la maison. Depuis le moment où naît une fille - ’Ah ! une fille !’ - déjà les parents ne sont plus très contents, et à partir de là ça commence."

La dynamique de la confusion se base sur le fait que (Lira, Weinstein, 1990) :

    "Les fantasmes conscients ou inconscients les plus atroces ou pervers sont devenus non seulement imaginables, mais aussi possibles. La personne torturée les a expérimentés et peut les vivre à nouveau. Dans ce contexte, le jugement de réalité - fonction du moi qui permet au sujet de faire la différences entre les données externes et les déterminants internes - est très exposé à subir des perturbations. Cette dynamique de la confusion est responsable d’une bonne partie des séquelles de type paranoïde qu’on observe chez les personnes torturées."

En ce qui concerne la violence domestique, beaucoup de femmes manifestent de la peur, une peur qui se mêle à des angoisses qui semblent empreintes de paranoïa aussi bien que des craintes raisonnables fondées sur des faits réellement advenus, comme le montre ce témoignage recueilli par Mercedes Cañas (Cañas, 1989) :

    "Figurez-vous que ce n’est pas que je l’aime. Allez savoir ce qui me retient, peut-être je ne sais pas... Enfin bien sûr que je sais : c’est la crainte peut-être. Plus exactement la peur qu’il me fasse la vie impossible hors d’ici, c’est de cela que j’ai peur. Figurez-vous, bon, j’ai mon travail. Mais si je m’en vais je sais qu’il ira me chercher. Il sait où je travaille, il connaît mes horaires et par où je passe et tout. [...] Je pensais toujours à ça, parce qu’il me l’a dit. Il m’a dit ’moi je te cherche, même si c’est au fond de la mer j’irai te chercher. Pas parce que je t’aime mais pour te faire du mal’. C’est comme ça qu’il me disait, c’est peut-être ça qui m’a retenue. [...] J’ai eu la possibilité de partir et l’appui des deux familles, mais comme je vous dis, je ne sais pas mais j’ai eu peur figurez-vous, peur."

La dynamique des relations interpersonnelles est expliquée comme suit (Lira, Weinstein, 1990) :

    "La relation tortionnaire-torturé constitue un des aspects significatifs du traumatisme. La victime doit vivre involontairement la dégradation et la déshumanisation maximum d’une relation humaine. [...] Le caractère sadique de cette relation et son intense caractère émotionnel déterminent diverses modalités d’adaptation et de réponse à cette relation de la part de la personne torturée."

Nous avons vu plus haut que, en ce qui concerne la violence domestique, un des aspects les plus complexes que doit gérer la femme est précisément le fait que la personne aimée/qui l’aime - et agit en quelque sorte au nom de l’amour - et la personne qui lui fait violence ne font qu’une. Ce n’est pas autre chose que remarquent Delphy et la plupart des groupes de femmes qui travaillent sur le sujet (Delphy, 1997) : "Le bourreau est le soigneur... qui cogne et qui console. Qui console et qui cogne. La figure de la toute-puissance."

Alors que dans le cas de la torture, il est généralement épargné à la victime de revoir son tortionnaire, l’immense majorité des femmes maltraitées sont immergées continuellement dans une relation qui, de manière récurrente, manifeste un caractère sadique. Il paraît douteux qu’elles s’adaptent sans dommage psychologique à cette situation qui serait, dans tout autre cas, considérée comme éminemment perverse (1). Pourtant, la situation des femmes qui vivent quotidiennement la violence domestique semble anodine, alors qu’elle est peut-être pire que celle d’une personne torturée, puisque pour l’épouse, la relation avec le "tortionnaire" est réputée durable, emplie de bons sentiments et basée sur l’amour et l’implication psychologique réciproque.

D’ailleurs, un autre effet particulièrement destructeur de la torture est la dynamique de la culpabilité, qui "provient du sentiment d’implication que la personne ressent" (Lira, Weinstein, 1990). Dans la torture, elle peut venir de l’acte de trahir, des réponses d’abandon face à la torture - par exemple de sentiments de plaisir ou d’excitation conscients ou inconscients dans le cas de la torture sexuelle, des relations établies avec le tortionnaire "gentil", du fait d’avoir survécu, ou des implications pour la famille. Dans le cas de la violence domestique, comme on vient de le voir, une relation affective durable existe - et doit socialement exister - avec la personne qui fait souffrir : le sentiment d’implication dans ce qui se produit est une donnée centrale. Quant à la culpabilité entraînée par d’éventuelles conséquences sur la famille, il suffit de penser à ce que peut ressentir une femme dont les enfants sont battus par le mari/compagnon, ou éventuellement victimes de violences sexuelles.

En ce qui concerne la dynamique de la torture sexuelle, les points communs avec le viol conjugal sont évidents : honte et culpabilité font partie des effets centraux. Les auteures soulignent d’ailleurs (Lira, Weinstein, 1990) :

    "Ce noyau de honte et de culpabilité se développe de manière différenciée selon les valeurs des personnes affectées, leur condition socio-culturelle, leur âge et leur sexe. [...] L’agression sexuelle sur la femme consiste en général en abus sexuel et viol, phénomènes qui très souvent font partie des fantasmes féminins associés à la torture, mais qu’elles visualisent aussi comme dangers auxquels elles sont exposées dans d’autres circonstances, du seul fait de leur condition de femmes."

Le viol conjugal est fréquent. Il possède des effets négatifs manifestes, différents selon la condition socio-culturelle de la femme et selon les circonstances, notamment la présence éventuelle de tierces personnes, comme dans un cas rapporté par Cañas, où l’interviewée ne parvient pas même à nommer l’agression (Cañas 1989) : "Devant les enfants, oui, très souvent ils voyaient, tous les jours et aussi le ... [le viol]. Parce que nous sommes pauvres, alors la chambre est petite, c’est-à-dire dans notre chambre les enfants dormaient et nous aussi, et ils se rendaient compte. Même dans l’obscurité, ils se rendaient compte de tout le bruit que ça faisait."

Parmi les conséquences, les auteures soulignent que l’on peut observer (Lira, Weinstein, 1990) : "Un ensemble de fantasmes liés à l’expérience traumatique. Ceux-ci déclenchent une phase d’anticipation qui déforme le désir, remplaçant le fantasme du plaisir par des émotions douloureuses (humiliation, répugnance) qui affectent en définitive la conduite spontanée et normale du sujet."

Dans ce cas, le parallèle avec la violence domestique de caractère sexuel est frappant : les propos des auteures peuvent s’appliquer directement au viol - conjugal ou non. Un exemple permet de voir comment se mêlent les effets de paranoïa induite avec des anticipations terribles - même si elles ne concernent pas la personne elle-même (Cañas, 1989) :

    "Hier, je suis rentrée à la maison et j’ai dit à ma fille qu’elle mette le verrou aux portes. Je me suis sentie plus en sécurité. Chaque fois que je reviens à la maison, je regarde la vulve de mes deux filles de 5 et 6 ans. C’est devenu une habitude. Je les regarde par crainte qu’il leur soit arrivé quelque chose, comme à moi. Je sens qu’elles sont entourées de bêtes sauvages qui n’attendent qu’un moment d’inattention de ma part pour agir. Quand j’arrive, la première chose que je leur demande, c’est si quelqu’un les a touchées. Quand j’étais petite fille, on a abusé de moi."

Enfin, la dynamique de la dimension existentielle décrite par les auteures semble s’appliquer dans bien des cas de violence domestique. Elle est liée au fait que la torture (Lira, Weinstein, 1990) "implique jusqu’au plus profond le sens de la vie, l’être dans le monde, la manière de vivre son corps et son moi, ainsi que les possibilités d’établir des relations."

Bien que les expériences de la violence domestique puissent être très variées dans leur forme et leur gravité, il est clair que peu de femmes en ressortent indemnes. On observe même souvent ensuite de leur part une plus grande difficulté à établir des relations humaines de confiance. On observe notamment une tendance à la répétition des expériences de violence, aussi bien au cours de la vie d’une femme maltraitée que de mère en fille, comme cette femme qui rapporte (Cañas 1989) : "Moi, j’ai eu une enfance terrible à cause de ce qui est arrivé à ma mère avec mon père. Alors elle aussi, c’était une femme névrosée et elle m’a fait souffrir. Et après, je suis allée souffrir avec [mon mari]."

Ainsi, de nombreux parallèles existent entre certaines des méthodes de la torture et de la violence domestique, ainsi qu’entre les effets psychodynamiques produits par l’une et l’autre sur les personnes qui en font l’objet sur le plan individuel. Tout en gardant à l’esprit qu’ils ne signifient nullement que toute violence domestique soit équivalente à toute situation de torture, nous analyserons maintenant le contexte qui permet l’exercice de la violence domestique et plus généralement de la violence contre les femmes, en montrant à quel point, de même que pour la violence dite politique, il s’agit d’un contexte éminemment social.

 Lire la 3e partie de cet article intitulée « La violence domestique comme torture : logiques sociales de la violence domestique et de la torture »

Note

1. On verra à ce sujet le film de Liliana Cavanni, Portier de nuit, dans lequel Charlotte Rampling et Dirk Bogarde interprètent les principaux personnages. La première est une ancienne prisonnière des nazis, qui retrouve par hasard l’un de ses anciens tortionnaires, devenu portier de nuit. La relation "amoureuse" et sexuelle qui se noue alors sur la base de l’ancienne relation tortionnaire-suppliciée, particulièrement perverse, fait précisément l’objet du film. On se reportera également avec profit à l’analyse féministe matérialiste que Pascale Noizet fait de "l’idée moderne d’amour", à travers l’étude des romans sentimentaux, notamment Pamela ou la vertu récompensée de Samuel Richardson, de 1740, et des romans Harlequin (Noizet, 1996).

Références

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Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er décembre 2005.

Les trois parties de cette étude

 La première partie de ce texte intitulée « La violence domestique comme torture : une guerre de basse intensité contre les femmes ? »
 La deuxième partie intitulée « La violence domestique comme torture : effets psychodynamiques de la violence »
 La troisième partie intitulée « Logiques sociales de la violence domestique et de la torture »



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Jules Falquet, sociologue



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