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samedi 5 mai 2007 La violence domestique comme torture - Une guerre de basse intensité contre les femmes ? (1er de 3 articles)
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Cet article, que nous présentons en trois parties en raison de sa longueur, a paru en 1997 dans Nouvelles Questions Féministes, Vol. 18, 3-4, pp 129-160, sous le titre « Guerre de basse intensité contre les femmes ? La violence domestique comme torture, réflexions sur la violence comme système à partir du cas salvadorien », et en espagnol en 2002 sous le titre « La violencia doméstica como forma de tortura, reflexiones basadas en la violencia como sistema en El Salvador », dans Revista del CESLA, n°3, pp. 149-172, Centro de estudios latinoamericanos, Universidad de Varsovia. La violence domestique ou conjugale ayant les mêmes racines où que ce soit dans le monde, cette analyse a donc une portée universelle. Comme on le verra, elle est toujours d’une criante actualité.
Les trois parties de cette étude :
Cet article doit beaucoup à de nombreuses femmes : celles qui ont témoigné de la violence qui leur a été faite, celles qui ont suscité, recueilli et analysé ces témoignages et toutes celles qui ont lutté contre cette violence d’une manière ou d’une autre. Je remercie en particulier Mercedes Cañas, première Salvadorienne a avoir osé aborder cette question de front, en pleine guerre civile révolutionnaire, Anne-Marie Devreux pour ses encouragements à développer cette réflexion et ses remarques, et Anne Hugon pour m’avoir aidée à démêler les fils de ma pensée. Résumé Cet article aborde, notamment à travers l’exemple du Salvador, les ressemblances entre la violence domestique exercée contre les femmes et la torture dite politique. Au niveau des méthodes et de la structure des actes, on trouve d’étonnants points communs entre les deux phénomènes. En étudiant ensuite les effets psychodynamiques sur les personnes affectées, d’autres rapprochements inquiétants peuvent être faits. Enfin, quand on observe les résultats sociaux collectifs des deux phénomènes, on constate dans les deux cas une certaine démoralisation et une passivité induite chez les groupes sociaux affectés. Dans un deuxième temps, on étudie les parallèles qu’on peut tracer entre les techniques de guerre de basse intensité et la violence contre les femmes dans son ensemble. Il apparaît alors que la violence contre les femmes relie étroitement la sphère privée et la sphère publique et qu’il s’agit d’un rapport social central dans le maintien de l’oppression des femmes.
La présente réflexion sur la violence a commencé au Salvador, petit pays d’Amérique centrale profondément marqué par douze ans de guerre civile révolutionnaire d’une extrême brutalité. En plein conflit, alors que la violence militaire - assassinats, massacres perpétrés par l’armée, enlèvements, torture - masquait toutes les autres violences, le premier groupe féministe du pays, la CONAMUS (1), se donnait pour objectif central la lutte contre la violence faite aux femmes. Plus, même : une des premières féministes du pays, Mercedes Cañas, osait comparer la violence domestique et la torture, en soulignant le fait - de toutes et tous connu - que certains maris/compagnons frappaient leur femme de manière à ne pas laisser de traces, comme des tortionnaires expérimentés (Cañas, 1989). Cet exemple avait le mérite de mettre clairement sur le même plan :
Loin de toute prétention à une réflexion exhaustive ou spécialisée sur la violence, mais profondément frappés par le rapprochement effectué par Mercedes Cañas, nous avons tenté ici de synthétiser quelques réflexions ultérieures auxquelles nous nous sommes livrés en étudiant de plus près la psychologie sociale de la guerre. A travers le prisme du cas salvadorien - comment peut-on être Salvadorienne ? - n’est-ce pas une image nouvelle et étrangement familière qui nous revient ? Nous suivrons d’abord la piste ouverte par Cañas, en soulignant certaines ressemblances marquantes qui existent entre la torture et la violence domestique. En effet, tant une partie des méthodes que des effets psychodynamiques de la violence domestique sont étonnamment proches de ceux de la torture dite politique. Dans un deuxième temps, nous élargirons la perspective de violence domestique à celle de la violence faite aux femmes dans son ensemble. Nous tenterons de montrer que, loin d’être un phénomène naturel, individuel - un moyen mécanique pour les hommes d’obtenir de "meilleures" prestations domestiques ou une soupape pour la frustration masculine - la violence contre les femmes doit être replacée dans un contexte global qui lui permet d’exister. Suivant les réflexions de Christine Delphy sur la constitution de la sphère privée comme une sphère de non-droit (Delphy, 1995) et une série d’analyses recueillies par Martin Baró (2), sociologue salvadorien qui a beaucoup étudié les dynamiques psychosociales de la guerre (Baró, 1990), nous évoquerons donc le contexte des actes de violence - violence dite politique ou violence dite privée -, ce qui les rend possible collectivement, socialement. Enfin, nous pousserons la réflexion plus loin en ébauchant une comparaison entre la "guerre de basse intensité", dont la torture est un élément-clé, et la violence faite aux femmes, où la violence domestique occupe une place de choix. En effet, dans ces deux phénomènes, on peut voir deux systèmes de contrôle social, réputés exceptionnels mais qui fonctionnent également en temps ordinaire pour garantir la perpétuation de l’ordre social existant. La vionence, tant politique que contre les femmes, bien loin d’être un errement douloureusement incompréhensible ou un regrettable débordement de cruauté individuelle, apparaît alors au contraire comme une véritable institution, qui lie la sphère privée et la sphère publique, l’idéel et le matériel, et qui est à la fois relation sociale et mécanisme de reproduction des rapports sociaux. Des ressemblances entre torture politique et violence domestique Précisons que dans cet article, nous entendrons par violence domestique la violence exercée par un mari/compagnon contre une femme adulte au sein du foyer (3). Nous distinguerons dans cette violence domestique trois formes différentes de violence, qui sont généralement étroitement mêlées : les violences physique, psychologique et sexuelle. La violence physique inclut les coups, les gifles, les bourrades violentes, mais aussi les pincements, les étirements, les torsions et autres manières plus subtiles de faire mal. La violence psychologique comprend toutes sortes de remarques désagréables, les insultes, les cris, les menaces envers la femme, les enfants, la famille ou les tierces personnes, l’enfermement, la destruction d’objets appréciés, la privation de relations avec des tiers, l’accaparement de l’attention, l’intimidation, le traitement dévalorisant. La violence sexuelle inclut le viol conjugal, mais aussi le refus de relations sexuelles et les insultes sur le corps ou sur la moralité. Un témoignage recueilli par Mercedes Cañas illustre la violence domestique ordinaire au Salvador (Cañas, 1989). Il s’agit du récit d’une femme qui a joint un avocat pour entamer une procédure de divorce :
Intimidation et menaces, violence en présence d’un enfant et humiliation devant des tiers, coups dans les parties du corps réputées les plus sensibles, tentative de mutilation : nous avons ici un tableau de violence domestique qui n’a guère à envier à une scène de torture telle qu’on peut l’imaginer. Voyons en parallèle une définition de la torture formulée par Elizabeth Lira et Eugenia Weinstein, deux Chiliennes spécialisées dans le traitement psychologique des personnes torturées (Lira, Weinstein, 1990) :
Sans confondre les deux phénomènes différents que sont la torture et la violence domestique, nous verrons ici que les ressemblances sont marquantes et vont bien au-delà de la cruauté des mauvais traitements psychologiques ou de la brutalité des coups. Méthodes Tant sur le plan des méthodes que des résultats psychologiques obtenus sur les personnes qui en font l’objet, violence domestique et torture ont d’étonnants points communs. L’enfermement dans un espace clos et hors des règles sociales normales, dans un espace de non-droit, est une première méthode commune à la torture et à la violence domestique. Il s’agit souvent dans les deux cas de l’organisation d’un face à face dans un lieu d’où les cris sortent rarement - cellule ou intimité privée du foyer - ou s’ils sont entendus, ne sont pas écoutés. Les témoins disparaissent, se taisent ou ne peuvent pas intervenir, subissant la même menace. En effet, d’autres personnes détenues, également impuissantes, sont parfois prises à témoin de la torture, comme les enfants assistent souvent à la violence domestique en silence. Si dans beaucoup de cas de violence domestique, l’homme se contente de surveiller les allées et venues de la femme et de restreindre ses heures et lieux de sortie, il n’est pas exceptionnel que certains l’enferment à clé et lui ôtent papiers et argent, la plaçant dans une véritable situation de réclusion arbitraire (4). De même que dans la torture, certaines formes de violence domestique incluent à divers degrés le contrôle sur l’utilisation du temps, sur le sommeil et l’alimentation, voire la privation relative de ceux-ci. On retrouve ici ce dont parlent notammment les travaux de Colette Guillaumin sur l’appropriation du corps, du temps et de l’attention des femmes par les hommes - y compris dans les rapports de sexage ordinaires "sans violence" - ainsi que ceux de Nicole Claude Mathieu quand elle évoque les effets de l’épuisement sur la conscience des dominé-e-s (Guillaumin 1992, Mathieu 1985). Quant à des techniques plus complexes, notamment de dépersonnalisation, elles sont parfois mises en œuvre dans la vie domestique comme sans y penser. Une femme interviewée par Mercedes Cañas raconte comment son mari la traite (Cañas 1989) : "[J’ai été maltraitée] plein de fois, beaucoup de fois. Bon, réellement physiquement, ça a été beaucoup de fois mais... C’est aussi, comment vous dire : comme ça, avec des mots. C’est-à-dire qu’il ne disait jamais mon nom, il ne disait que des grossièretés - je ne sais pas comment appeller ça." Enfin, quand un mari tente de convaincre sa femme que personne ne l’aidera, que sa famille et les personnes sur qui elle pourrait compter ne peuvent rien, quand il intercepte son courrier et ses communications téléphoniques ou l’empêche de voir des personnes qui pourraient l’aider, on peut aisément comparer ces techniques de démoralisation et d’isolement à celles des tortionnaires. Aussi bien dans la torture politique que dans la violence domestique, la victime est placée dans une position d’isolement matériel, moral et social destinée à la fragiliser et à organiser son impuissance relative ou absolue face à qui la maltraite. Concernant l’exercice de la violence purement physique, les points communs entre torture et violence semblent assez évidents. Malgré l’absence de chiffres ou de données systématiques, il faut souligner à quel point la violence domestique peut être brutale : les coups peuvent faire jaillir le sang, rompre les os, démettre les membres, voire causer la mort. Le refus d’accès aux soins, même quand ils sont manifestement nécessaires, se présente d’ailleurs aussi bien dans certains cas de violence domestique que dans la torture. Par ailleurs, certains récits de femmes enceintes torturées font état de coups dans le ventre ayant causé la perte de l’enfant, comme le témoignage emblématique de Domitila Chungarra, fameuse Indienne impliquée dans la lutte des femmes de mineurs en Bolivie (Viezzer, 1982). Or les travaux de Mercedes Cañas, dans le cas du Salvador, font apparaître que bien des cas d’avortements involontaires sont liés à la violence domestique, notamment en raison de la grande fréquence des coups portés au ventre et ce, malgré le respect social théoriquement accordé à la maternité et aux femmes enceintes (Cañas, 1989). Enfin, il est important de rappeler que dans les deux cas, des armes plus ou moins sophistiquées peuvent être brandies ou utilisées. Tous ces éléments sont présents dans un témoignage cité par Cañas (Cañas 1989) :
Dans la violence domestique comme dans la torture, la violence physique est intimement mêlée à des mauvais traitements psychologiques qui font appel à des techniques parfois très élaborées - même si, dans le cas de la violence domestique, elles semblent souvent utilisées inconsciemment. Déstabilisation par des torrents d’injures étourdissantes, cris et gestes brusques, menaces et simulacres de coups qui alternent avec des coups réels, gradation du harcèlement mais aussi imprévisibilité et toute-puissance de la personne qui maltraite, font partie du tout-venant de la violence domestique comme de la torture. Du côté de la torture, on trouve les simulacres d’exécution, assortis de grâce tout aussi arbitraire et provisoire. De l’autre, le témoignage de cette Salvadorienne, qui redoute toujours d’être assassinée en pleine rue par son compagnon persécuteur (Cañas 1989) : "[J’ai supporté parce que] j’ai peur de lui, qu’il aille me faire quelque chose dans la rue. Il est mauvais, capable de vous pousser pour que vous vous fassiez écraser ou un truc dans ce genre-là. Il est capable de simuler un accident." Cette puissance, qui s’exerce matériellement, est également mise en scène et produite par le rapport social particulier qui s’établit entre les deux personnes : elle semble toute-puissance. C’est pourquoi elle est particulièrement déstabilisante et écrasante pour la personne maltraitée, au point que sa perception de la réalité peut en être fortement altérée. On peut mettre en parallèle le fait que telle femme battue pense que son mari/compagnon est en quelque sorte doué d’une force surhumaine ou d’une capacité de nuire qui rendent vaine toute tentative de se défendre, et le fait que dans le souvenir de certaines personnes torturées, le tortionnaire semble plus grand et même en quelque sorte plus beau qu’il ne l’est en réalité (5). On l’a vu, l’exercice de la violence simultanément sur d’autres personnes pour faire augmenter la tension et transformer la victime en spectatrice impuissante, voire co-responsable de la violence exercée sur les autres, est employée par certains maris qui frappent à la fois la femme et les enfants, ou menacent de se venger sur ces derniers. De la même manière, certains tortionnaires n’hésitent pas à menacer de mort des tierces personnes chères à leur victime, notamment ses enfants ou ses parents, et à rendre responsable la victime de ce qui pourrait leur arriver. La violence sexuelle est présente aussi bien dans la violence domestique que dans la torture. Soulignons que dans le cas de la torture, les mauvais traitements sexuels et le viol sont classiques mais cependant considérés comme relativement graves. Il ne s’agit pas tant d’un "à côté" divertissant pour les bourreaux ou de l’exercice d’un "droit" sur le butin de guerre que d’une composante à part entière de la torture, dont les effets spécifiques peuvent être utilisés à dessein, y compris de manière massive et systématique, comme l’a montré la guerre en ex-Yougoslavie. Notons que la transmission de maladies sexuelles, le fait de "salir" et parfois d’obliger à porter, puis à garder un enfant produit du viol, sont autant d’éléments supplémentaires possibles et particulièrement destructeurs de la torture sexuelle. Au sein des foyers salvadoriens, la violence sexuelle, le viol conjugal ou incestueux et les grossesses forcées, avec les traumatismes qui en résultent généralement, sont monnaie courante. Pourtant, tant que tout cela "reste en famille", cette violence passe en quelque sorte inaperçue, socialement anodine et anecdotique. Un dernier parallèle particulièrement révélateur peut être établi avec une des techniques psychologiques de torture les plus courantes - réputée pour sa perversité et son efficacité -décrite par Elizabeth Lira et Eugenia Weinstein (Lira, Weinstein, 1990) :
Dans le cycle de la violence domestique, les deux rôles - bourreau et personne compréhensive - sont tenus par une seule personne : le compagnon. Combien de femmes ont l’impression de ne pas avoir le même homme devant elles dans les deux cas ? Si une femme garde souvent espoir que son tortionnaire domestique change, c’est que bien souvent il change en effet - par moments - pour redevenir le mari/compagnon aimant et tendre qu’elle apprécie. Il s’agit de l’essence même de la classique phase de "lune de miel" qui succède généralement aux crises de violence. D’ailleurs, il n’est pas rare que l’homme lui-même argue d’une espèce de "possession" schizophrénique à la Dr Jekyll et Mr Hyde, qui transforme l’homme civilisé qu’il est en victime d’une violence intérieure qui jaillit malgré lui. Cette espèce de double personnalité est renforcée - voire permise - par la séparation entre sphère privée et sphère publique : l’immense majorité des compagnons violents, des violeurs et des pères incestueux dans la sphère privée projettent à l’extérieur une image innocente de respectable travailleur, bon père et bon mari.
Notes 1. La Coordinadora nacional de mujeres salvadoreñas (CONAMUS), apparue en 1986, est le premier groupe de femmes salvadorien encore existant à s’être revendiqué du féminisme. Sa première campagne de lutte contre la violence faite aux femmes était résumée dans le slogan : "La violence contre les femmes n’est pas naturelle. Dénonce-la". Références BANDURA, Albert. (1975). Análisis del aprendizaje social de la agresión. In RIBES IÑESTA, Emilio ; BANDURA, Albert (compilateurs) (1975). Modificación de la conducta : análisis de la agresión y de la delincuencia. México : Trillas. Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er décembre 2005. Les trois parties de cette étude :
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