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lundi 8 mars 2010 Amitié, féminisme et révolution Le 8 mars de Clara Zetkin et Rosa Luxemburg
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En 1910, à Copenhague, lors d’une conférence des femmes socialistes, Clara Zetkin (1857-1933), leader socialiste allemande et rédactrice en chef de la revue féministe L’égalité, mène une campagne internationale, épaulée par son amie Rosa Luxemburg, pour que la journée du 8 mars soit retenue comme "Journée internationale de la femme", pour commémorer la lutte des femmes en particulier pour le droit de vote et de meilleures conditions de travail. Les 17 pays représentés adoptent la proposition à l’unanimité.
Révolutionnaire allemande d’origine polonaise, Rosa Luxemburg (1870-1919) est docteure en droit et en économie politique, auteure d’une œuvre considérable, une oratrice hors pair parlant plusieurs langues et une théoricienne de tout premier plan. "Un aigle", selon Lénine. Dès 1907, elle fonde avec Clara Zetkin, sa meilleure amie, l’Internationale socialiste des femmes qui, quatre-vingts ans plus tard, réunira cinquante-neuf associations dans le monde. Justice sociale et libération des femmes L’amitié de Rosa et Clara est inséparable de leur lutte pour la justice sociale et l’émancipation des femmes. Tendresse et ardeur révolutionnaire sont indissociables chez ces deux femmes exceptionnelles, conscientes d’être égales et ayant une confiance totale en leurs capacités respectives. On pense à l’amitié indéfectible entre Madeleine Parent et Léa Roback, une ardente inspiration pour les Québécoises. De même que dans toutes les grandes amitiés, elles n’ont pas besoin d’explications. Rosa écrit à Clara : "On a décidé d’éditer un supplément hebdomadaire d’un demi-placard en guise de journal féminin. C’est toi qui dois le rédiger. Fais comme tu l’entends." Et ainsi fut fait ! Au fil des ans, Rosa confie à Clara tout ce qu’elle ne peut dire à la plupart des personnes de son entourage, ses doutes, ses peines et sa joie de vivre chaque instant comme s’il était le dernier. Elle peut critiquer Clara, tant sur le plan politique que sur le plan personnel, mais elles savent toujours résoudre harmonieusement leurs divergences. "Mon unique ! Est-ce que cette lettre, est-ce que mon amour pourront t’atteindre encore ?", lui écrit Clara, alors qu’on a déjà assassiné Rosa et, qu’on ne retrouvera son corps, jeté dans le canal, seulement deux mois plus tard. Quand elle apprend la nouvelle, elle s’écroule inconsolable, ne comprenant pas comment la vie pourra continuer, et comment elle pourra vivre sans son amie de toujours. Elle lui sera fidèle, tout le long de sa vie et ce, en continuant leur action parmi les femmes et en se consacrant à la publication de l’œuvre complète de Rosa. C’est dans son abondante correspondance, notamment avec ses amies Luise Kautsky, Sonia Liebknecht, Mathilde Jacob et Clara Zedkin que se révèlent les sentiments de Rosa Luxemburg, son amour de la nature, son refus de l’injustice et son pacifisme sans compromis qui lui ont valu de passer toute la guerre en prison. En 1899, elle écrit, ce qui donne le ton de sa correspondance et de sa vie : "Je veux agir sur les gens comme un tonnerre. Non par la déclamation, mais par la largeur de vues, la sincérité de conviction, la puissance d’expression (1)." La vraie vie est synonyme de bonheur Toute cette correspondance démontre sa lucidité, sa sincérité, son courage et une extrême pudeur dans l’expression de ses sentiments. Quand elle souffre, elle se replie sur elle-même, serre les dents, muette, farouche, afin d’épargner à ses proches ses inquiétudes et ses soucis. Pour Rosa, la vraie vie est synonyme de bonheur, et le bonheur, c’est principalement ces amitiés qu’elle a suscitées et cultivées avec le plus grand soin. Alors que la camaraderie politique fluctue au gré des divergences, les amitiés de cœur demeurent inébranlables. Quand elle rompt avec Kautsky, elle reste très proche de sa femme, Luise, qu’elle encourage, de même que toutes celles qu’elle aime, à être autonome et à développer ses talents cachés. Ses lettres nous révèlent l’image qu’elle se fait d’elle-même, en tant que femme, et celle qu’elle se fait de ses amies et des femmes en général. À Clara, lui écrivant n’avoir aucune compréhension pour ces "dames" qui semblent se contenter d’être belles, Rosa répond que la beauté ne se situe pas uniquement dans le visage, mais dans la finesse et la grâce intérieures, et que, si Clara devait leur interdire la porte de l’État de l’avenir, elle, Rosa, interviendrait en leur faveur "même si elles ne servent qu’à orner la terre comme les colibris et les orchidées !" La façon dont elle parle à ses amies montre qu’elle respecte leur personnalité à chacune. Elle décèle chez elles, de même que chez beaucoup de femmes, "une souffrance indicible et une peur inexprimable, la peur que les barrières de la vie se soient déjà refermées et de ne pas avoir touché, goûté à la vie réelle (2)". Elle écrit à Clara qu’après la guerre, elle ne lui permettra plus, non plus qu’à elle-même, de participer à des réunions, car "là où il y a de grandes choses, là où le vent vous souffle au visage, je veux me tenir au plus fort de l’orage, mais la routine quotidienne, j’en ai marre et toi aussi sans doute." "Une invitation à vivre et à agir" Elle a un magnétisme irrésistible et toutes ses amies lui resteront fidèles par-delà la mort. L’exemple le plus frappant est celui de Mathilde Jacob, dactylo indifférente à la politique et qui, devenue son amie, fait preuve à son égard d’un dévouement sans bornes. Grâce à elle, Rosa a pu, de sa prison, garder le contact avec ses amis politiques et avoir régulièrement des nouvelles de sa chatte Mimi qu’elle lui a confiée. Après sa mort, Mathilde dira que chaque regard, chaque mot, chaque lettre de Rosa était pour elle une invitation à vivre et à agir (3). Même une des gardiennes se prend d’amitié pour elle, et à sa sortie de prison, le 18 février 1916, un millier de Berlinoises viennent l’attendre, la suivent chez elle pour lui serrer la main et lui offrir du pain, des gâteaux, des fleurs, denrées extrêmement rares à l’époque. Très fidèle en amitié, elle exige de ses amies la sincérité et veut qu’on la traite ainsi qu’un être humain responsable à qui on ne cache jamais la vérité. Elle valorise plus que tout la bonté et le respect de la volonté des autres, parce que, dit-elle, c’est mieux que "d’avoir raison et de tenir registre de toutes les petites vexations". Voilà qui pourrait bien constituer sa définition de l’amitié. À Luise Kautsky, elle parle du réconfort que lui apporte de pouvoir, même dans les pires moments, bavarder et rire avec elle : "Quand je serai de nouveau chez vous, tu me prendras comme autrefois sur tes genoux, dans ton grand fauteuil profond, j’enfouirai ma tête contre ton épaule et Hans [fils de Luise] nous jouera la Sonate au clair de lune ou le deuxième mouvement de la Pathétique. Alors de nouveau tout sera bien (4)." La passion de tout connaître Dans les lettres à ses amies, la diversité des goûts et des talents de Rosa est frappante. Elle s’intéresse à tout avec passion et compétence : à l’histoire, à l’économie politique, à la littérature de tous les pays, à la peinture, à la sculpture, à la musique, à la géologie, à la zoologie et à la botanique. Sa passion de tout connaître et sa vision généreuse du monde imprègnent ses amitiés. Son amour de la beauté est contagieux :
En 1934, alors que Hitler vient d’accéder au pouvoir en Allemagne, Simone Weil écrit : "Rosa n’a pas restreint sa vie aux limites de l’action politique. Elle fut un être complet, ouvert à toutes choses et à qui rien d’humain n’était étranger. Son action politique n’était qu’une des expressions de sa nature généreuse (6)." Pour Weil, les désaccords avec les Bolcheviks, et plus particulièrement avec Lénine, viennent sûrement d’une différence d’attitude intérieure à l’égard de l’action révolutionnaire. Il est vrai que Rosa a toujours privilégié une vie intérieure intense, tant dans l’amitié que dans les remous de son action politique. Nul doute que certains ont dû juger petite-bourgeoise la lettre suivante, adressée à Sonia Liebknecht : "J’espère mourir à mon poste dans une bataille de rues ou dans un pénitencier. Mais, dans mon for intérieur, j’appartiens plus aux mésanges qu’à mes camarades (7)." Elle a été assassinée dans une bataille de rues, tel qu’elle l’avait prévu. Depuis lors, sauf pendant le Troisième Reich, chaque année, le troisième dimanche de janvier, des milliers de Berlinoises et de Berlinois vont fleurir la tombe de celle qui n’a jamais appris à haïr et qui a fait de l’amitié un art de vivre, une forme de résistance à l’oppression et surtout une manière privilégiée d’insuffler du bonheur dans les plus petites choses. Extrait de : Notes 1. Rosa Luxemburg, Lettres à Léon Jogichès, préface de Victor Fay, Paris, Denoël, 1971, p. 19. Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er mars 2006. |