Les Philippines ont une longue histoire de luttes contre la domination étrangère et l’oppression des femmes. Elles se sont unies pour obtenir de meilleurs emplois, le droit de vote et l’accès à l’éducation. Devant les nouveaux défis de la mondialisation et du trafic sexuel, les organisations féministes ont fondé une alliance nationale, Gabriela.
Ancienne colonie espagnole (XVIe s.) puis étasunienne (XIXe s.), les Philippines n’ont acquis leur indépendance qu’en 1946. Toutefois, l’influence des États-Unis y est encore omniprésente. De 1965 à 1985, la dictature de Marcos a ruiné le pays, instauré un système de corruption et la population vit toujours dans la grande pauvreté qu’elle a laissée derrière elle. C’est dans ce contexte que les groupes de femmes créent une alliance, en 1984, qu’elles nomment Gabriela en l’honneur d’une militante qui a participé à la révolte contre les Espagnols, Gabriela Silang. Cette alliance lutte d’abord contre la dictature des Marcos, puis dénonce la présence des bases militaires étasuniennes, le trafic sexuel des femmes et des enfants et les effets négatifs de la mondialisation.
Gabriela regroupe plus de 250 organisations de femmes de tous les horizons sociaux : paysannes, ouvrières, religieuses et professionnelles. Ces organisations travaillent aux enjeux touchant les femmes tels que la négation de leurs droits, la violence contre les femmes et les enfants, la prostitution et le trafic sexuel. Parallèlement, les membres de Gabriela s’appliquent à promouvoir des attitudes sociales positives par des activités culturelles et de l’éducation populaire.
Ses membres mettent de l’avant une approche intégrale de l’émancipation des femmes. Elles croient que celle-ci passera par la résolution des problèmes issus de la domination étrangère, de la dépossession des terres, de la répression politique et par le changement des valeurs de la société patriarcale.
Expulsion des militaires
La première bataille de cette alliance a été de s’opposer au renouvellement de l’accord militaire signé en 1947, qui permettait aux États-Unis d’installer dans l’archipel le plus important complexe militaire hors de leurs frontières. Ce traité autorisait l’occupation du territoire philippin par des forces militaires étrangères, plus particulièrement des États-Unis, tout en assurant l’immunité à ces belligérants étrangers. Gabriela a dénoncé les impacts de cette occupation pour les femmes dont l’accroissement de la prostitution, des viols et des abus sexuels. De nombreuses manifestations ont été organisées demandant l’expulsion de ces militaires et dénonçant les atteintes aux droits des femmes et de la personne perpétrées par ces militaires.
Ces bases militaires, plus d’une vingtaine, ont contribué au développement de l’industrie du sexe par la création de centaines de bordels à proximité des bases. À Olongapo - ville du Nord des Philippines construite autour d’une importante base militaire -, plus de 330 commerces en lien avec les industries du sexe - bars, salons de massage, agences d’escortes - ont été ouverts durant cette occupation militaire. Près de 32 000 hôtesses y ont été recensées. Entre 1981 et 1988, il y a eu 15 cas d’abus sexuel sur des enfants de 11 à 16 ans qui ont été rapportés. La création d’une commission des droits de la personne, en 1987, n’a pas permis de punir les coupables. Ce sont les manifestations, organisées par les membres de Gabriela et leurs alliés, qui ont forcé le gouvernement à abandonner le renouvellement de ce traité qui prenait fin en 1991.
L’impact de la mondialisation sur les femmes
La mondialisation et l’intégration de l’économie dans le nouvel ordre mondial s’incarnent dans le plan d’ajustement structurel intitulé Philippines 2000. Introduit par le président Fidel Valdez Ramos, ce plan d’ajustement structurel impose la libéralisation, la déréglementation et la privatisation de plusieurs secteurs de l’économie philippine avec d’énormes coûts sociaux pour les femmes.
En 1994, Gabriela a signalé les effets négatifs pour les femmes de ces politiques lors du Women’s International Solidarity Affair in the Philippines (WISAP), regroupant 50 représentantes d’organisations de différents pays. En 1996, lors de la rencontre des membres de l’APEC tenue à Manille, elles ont dénoncé la précarité des travailleuses de cette nouvelle économie. Les femmes travaillant dans les usines de textiles, électroniques et de l’alimentation, secteurs dans lesquels 95 % des emplois sont féminins, se plaignent des faibles salaires, du manque d’avantages sociaux, des heures supplémentaires obligatoires, des quotas de production excessifs, de la discrimination et des abus sexuels. Elles n’ont pas le droit de se regrouper pour faire valoir leurs griefs puisque le gouvernement et les industries ont imposé une politique de non-syndicalisation et antigrève afin d’assurer « l’harmonie » dans ces secteurs industriels en développement.
La conversion des terres agricoles au profit des industriels étrangers et du développement du tourisme a appauvri plusieurs communautés rurales. Beaucoup d’hommes d’affaires ont tiré avantage de la précarité d’un grand nombre de femmes. Le développement de l’industrie touristique s’est complété par la promotion de la vente de femmes aux visiteurs étrangers. La « traite de la chair » y est de plus en plus prospère et un nombre croissant de femmes sont forcées à la prostitution. Les groupes de femmes ont signalé l’augmentation constante du nombre d’enfants impliqués dans la prostitution. Par exemple, 60 % des enfants des rues « chaudes » de Quezon sont atteints de maladies transmissibles sexuellement. Beaucoup d’enfants se prostituent de façon occasionnelle et un nombre croissant de mineurs sont embauchés à titre d’escortes.
Le trafic sexuel : l’héritage de Marcos
Le trafic sexuel des femmes et des enfants a été au centre des préoccupations des membres de Gabriela. La politique d’exportation de la main-d’œuvre (Labour Export Policy), instaurée sous la dictature de Ferdinand Marcos, a permis le trafic sexuel de milliers de femmes et d’enfants. Aujourd’hui, les Philippines sont le premier pays exportateur de main-d’œuvre : c’est plus de 8 millions de Philippins - dont 55 % sont des femmes - qui sont forcés à l’exil pour travailler dans 186 pays. Les femmes quittent le pays à titre de travailleuses domestiques, hôtesses, mariées par correspondance ou prostituées. Aujourd’hui, ces immigrantes soutiennent l’économie nationale en y injectant plus de 8 milliards de dollars par année.
Afin de contrer l’isolement des femmes migrantes, elles forment le réseau Gabnet (Gabriela Network). Il vise à permettre à ces travailleuses de s’organiser à l’étranger et d’améliorer leurs conditions par la création de groupes de soutien dans les pays hôtes qui, bien souvent, ne leur offrent aucune protection. Ce réseau est présent dans de nombreuses villes des États-Unis, du Japon, du Canada et de pays européens dont la France, l’Italie et la Grande-Bretagne.
Par l’entremise de l’alliance, les groupes de femmes ont dénoncé le commerce du corps des femmes qui opérait sous le couvert de cette politique de migration forcée. Une campagne internationale, Purple Rose Campaign, est lancée afin d’attirer l’attention de la communauté internationale sur ce trafic sexuel. À la suite des pressions internationales et des nombreuses dénonciations, le Anti-Traffick in Person Act est adopté en 2003. Cette loi rédigée à partir des recommandations des membres de Gabriela s’attaque aux causes du trafic - la pauvreté et le non-respect des droits des femmes - et pénalise les responsables, c’est-à-dire les trafiquants ainsi que les militaires coupables d’abus.
L’arène politique
Depuis le 11 septembre 2001, plusieurs organisations ont été abusivement identifiées comme terroristes. Gabriela n’y échappe pas, elle qui a souvent été considérée comme une organisation communiste. L’an dernier, cinq militantes de Gabriela ont été assassinées pour avoir dénoncé la répression militaire dans certaines zones rurales tandis que beaucoup d’autres sont régulièrement harcelées par les militaires. Lors des dernières élections, plusieurs de leurs candidates ont reçu des menaces de mort, subi des agressions et leurs locaux ont été vandalisés.
Récemment, Gabriela formait un parti politique, le Gabriela Women’s Party, et mettait en candidature des femmes lors des élections municipales, régionales et nationales. Malgré les fraudes et les violences qui accompagnent les élections, le parti a recueilli près de 4 % des votes. Ces candidates ont permis le dépôt de projets de lois favorables aux femmes et au respect de leurs droits.
Source : Revue Relations, no 707, mars 2006. Avec l’aimable autorisation de Relations pour la publicaiton de ce texte sur Sisyphe.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 mars, 2006.