L’auteure commente un article intitulé « Cher John », (Mirha-Soleil Ross, militante et artiste indépendante, Toronto), publié sur Cybersolidaires et annoncé dans des réseaux féministes par Nicole Nepton. Une partie de cette analyse a d’abord été publiée sur Netfemmes. Le présent article est une version revue et augmentée par l’auteure.
Ce texte diffuse un message particulièrement antiféministe : une critique de la politique féministe et la promotion d’un "réappropriation" de la position la plus stigmatisante des femmes, "pute". Stigmatisante car sa signification est exclusivement attachée et corrélée à la signification "femme" dans toute société androcentrée dont le principe est le trafic des femmes entre les hommes.
Je suis toujours prudente face aux discours qui poussent les femmes à "assumer" certaines positions sans changer les conditions matérielles de cette assomption, i.e. en gardant la domination en l’état qui maintient les justifications matérielles du stigmate.
« Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre, ni être vendu ; sa personne n’est pas une propriété aliénable. La loi ne reconnaît point de domesticité. » (1793, déclaration des droits de l’homme.)
Des prostituées opprimées et exploitées. Mais marginalisées ?
Distinguons les catégories que Nicole Nepton cite. Ce qui caractérise les femmes est moins une marginalisation qu’une ségrégation qu’elles-mêmes incarnent, établie dans le but de l’exploitation, l’appropriation, l’oppression. Ensuite il y a des catégories moins naturalisées (au sens du degré de domination) mais tout aussi exploitées : autochtones, immigrants et noirs. Les handicapés sont bien plus opprimés et appropriés quant à leurs droits et à leur individualité concrète (comme le sont les enfants) qu’exploités.
Quant aux "travailleuses du sexe", je ne suis pas d’accord pour les ranger dans ce continuum : le terme employé pour les désigner les dégage de la catégorie "domination patriarcale, exploitation virile" : c’est en quoi consiste leur thèse politique. Si nous parlons de prostituées, on peut les assimiler à la catégorie d’opprimées et d’exploitées, comme ultime maillon de l’appropriation des femmes comme sexe-corps dans une extorsion sans limite de la force de travail (rien ne garantit à une prostituée de pouvoir matériellement refuser, soi ou quelque chose, à un client, et, dans le cas du mac, la situation est claire).
Le discours pro-prostitution est machiste
Le discours pro-prostitution est systématique : faire le constat de la domination masculine pour la faire porter par les seules femmes (inclut les féministes, accusées d’opprimer les prostituées) et blanchir les clients (acteurs explicites de la domination) et les hommes (classe de dominants). Une description laudative du client et de la relation y contraste avec la charge anti-femmes.
a) Soit qu’il s’agit de la femme lambda qui se fait assimiler à la prostituée selon la rhétorique virile éculée : "Toutes les femmes sont des putes, seulement c’est à un seul homme et pour toute leur vie qu’elles se prostituent". Outre le fait qu’aucune prostituée n’imagine de femmes lesbiennes (double cliché viriliste : la femme-sexe, l’objet d’un homme), on voit l’extension maximale que ce genre d’argument imprime à l’acte de prostitution.
b) Soit qu’il s’agit de la prostituée qui revendique son aliénation par le détournement typiquement machiste d’un concept féministe : la libre détermination des femmes, "vive la liberté, je suis libre de me prostituer". Embarquant ainsi la grande majorité des prostituées qui ne tiendraient pas ce discours-là, ces "libérées" prétendent que la seule prostitution non libre est celle qui se pratique sous la menace explicite et concrète (coups), celle sur laquelle s’exerce une violence visible. C’est contraire à certaines idées féministes qui ont justement montré que la domination, quand elle fonctionne, s’exerce sans violence visible, puisque cette violence, énorme, passe par les canaux institutionnels, idéologiques (cf. Colette Guillaumin Sexe, Race et Pratique du pouvoir, l’idée de nature).
Cette idéologie efface toute pensée des conditions d’existence et d’exercice du libre arbitre. A ces concepts (l’invisibilité structurelle de la domination et les déterminismes de la liberté autant que de son affirmation) on ne saurait renoncer sous peine de nous empêcher de penser la domination et l’aliénation, deux concepts clé des démarches politiques humanistes. Les féministes sont les premières à savoir combien la domination est plus silencieuse à mesure qu’elle s’institutionnalise et, pour cela, facilement partagée par les dominé-es.
Et ceci est le cas des prostituées qui font de leur activité un discours politique. Car au lieu d’aller au bout de leur féminisme dont le premier pas est la conscience de la domination (l’argument principal des "travailleuses du sexe" est de dire que "quitte à se faire exploiter, harceler, violer, autant se faire payer »), elles reviennent au discours dominant : "Je suis une pute, comme les autres femmes". Elles ont renoncé à la conscience de classe pour elles-mêmes mais pas pour les autres femmes dont elles se figurent un mythe hybride : machiste (putification), féministe (femme attribuée à un homme, allouée socialement aux services sexuels et ménagers) et religieux (sans jouissance, sans désir) qu’elles se proposent de subvertir en s’engouffrant dans l’idée ancienne de liberté d’une femme : par la sexualité, seule voie vers une vie « publique » à une certaine époque.
Dépolitisation de la question de la domination
La dépolitisation est l’attribution à l’individu (sous les idées de « psychisme » ou de « liberté ») de déterminismes « politiques » (sociaux, inter-individuels). Elle est le ressort le plus problématique de la rhétorique pro-prostitution. Elle a une double conséquence :
1) La prostituée n’est pas ce produit de l’aliénation patriarcale et de la domination masculine mais un individu libre qui ne fait pas le métier le plus « femellisant » qui soit, celui que n’importe quel virilarche stigmatise comme étant la plus vieille occupation de ces « dames » ! Individuellement, il y a donc dépolitisation : elle n’est pas opprimée, harcelée, maltraitée, méprisée, appropriée par la classe dominante, non, elle a simplement fait son plan de carrière. Ce discours nie la domination masculine et la démontre à l’oeuvre : la capacité à faire passer pour son choix personnel une assignation et en particulier une identification d’opprimée ("oppressée") (cf. Les développements dans "Les féministes et le garçon arabe", de Nacira Guénif-Souilamas, de la réplique virile au féminisme de la "libre disposition de soi").
2) Le client n’est pas celui à qui profite le crime de dignité humaine, de marchandisage du corps d’une femme. Il est ce presque amant dont la relation avec la prostituée est a) un mal nécessaire b) oeuvre sociale. Donc : il n’y a plus de domination masculine puisque même le client, qui pourtant entretient un rapport pour le moins inégalitaire avec la "dame", est un "bon gars" ; mais en plus on voit poindre, entre les lèvres des femmes elles-mêmes ("assistantes sociales" en effet) les arguments naturalisants éculés qui établissent, fondent et reproduisent la domination masculine par la répétition d’un des grands épouvantails virils : le désir inextinguible de tout homme et sa capacité matérielle d’appropriation des (quelques) femmes mises à disposition.
La dépolitisation de la prostitution passe aussi par le traitement d’une classe en terme d’individus (les clients pris individuellement comme gars sympas ou cradingues), d’un dispositif en terme de contingence. Or "Client", c’est une classe : la catégorie des hommes qui font valoir leur droit fondamental à la propriété de toute femme via le canal institutionnalisé de la prostitution. "Prostituée", c’est une classe et non une catégorie professionnelle.
Participation à la domination et à l’aliénation
Tout ceci pour sauver leur position actuelle. Mais pas seulement car il y a une authentique aliénation au discours sexiste, misogyne, chez ces pro-prostitution. Comment soutenir que ce qui se monnaye est un service tertiaire ? Comment avoir la naïveté de penser qu’une pratique qui a vissé au corps de toutes les femmes le stigmate de leur être (objet d’échange/tout sexe), comment soutenir que cette activité peut s’arracher de ce qui la fait exister comme possibilité sociale : la domination masculine ? Naïveté ? Non, participation franche à la domination, assortie pour les prostituées d’une belle morale de l’esclave. Tout comme il n’y a pas de « différence des sexes » en dehors de la domination et de son rapport, ou de « tâches ménagères » en dehors du rapport d’exploitation patriarcale, il n’y a pas d’activité prostitutionnelle en dehors du trafic (rapport extrême de domination et de circulation des femmes). Tout comme il n’y a pas d’ « unité technique » de l’acte sexuel entre le viol et la relation désirée, car c’est le rapport qui donne sa valeur à l’acte, il n’y en a pas entre le rapport sexuel et l’acte prostitutionnel : il y a rapport de domination, ce qui se monnaye et ce dont jouit le client est l’humiliation. (cf. Entretien de C. Delphy avec C. Taraud).
Le discours pro-prostitution relève semble-t-il plus du corporatisme que de la lutte pour une libération des femmes : emploi d’arguments ouvertement misogynes, défense contre la concurrence étrangère (dite « illégale » pour la patine féministe), charge systématique contre toute mesure abolitionniste au prétexte qu’elle serait presque la seule réalité de la domination !
L’interdit de penser au service de la domination
La logique sociale de circulation des femmes se repère dans le rapport de « don » qui lie un couple : « Elles se font bien payer le restaurant ou leur entretien ». Les pro-prostitution l’ont repéré et prétendre le subvertir non en l’abolissant mais en jouant les matérialistes : « Mesdames, vous devriez monnayer le fait qu’on vous monnaye ! » L’argument de toutes les féministes (la femme est un objet marchand dans les patriarcats) nous est retourné pour justifier un acte de libération.
Autre argument : la libre détermination. Le postulat est massif, c’est celui des libertaires : le mythe du sujet souverain, libre des déterminations qui le gouvernent souvent à son insu (surtout quand il n’est pas politisé).
1) Elles nient une détermination forte de leur propre position : l’aliénation à l’identité de « femelle » de la domination patriarcale que, par ailleurs, elles ne refusent pas de repérer chez les autres femmes. 2) Elles nient une hyperdétermination de leur discours politique : elles ne peuvent être entendues en dehors des millénaires de tradition de prostitution des femmes. 3) Comme les libertaires nominalistes, elles affirment que l’affirmation suffit à reconnoter, en éliminant les conditions de pratiques de cette affirmation... on les croirait sur parole ?
Quitte à croire quelqu’un sur parole, autant lui entendre tenir des propos de bon sens : pour qu’on arrête de nous traiter de pute, abolissons la possibilité que des femmes soient prostituées ; pour qu’on arrête de nous traiter en pute, abolissons les institutions de la traite des femmes (dot, prostitution, galanterie, et leurs reliquats).
On se fait prendre à nos propres arguments. A cause d’au moins deux interdits dont les pro-prostitution savent très bien user : on n’a pas le droit d’interdire et on n’a pas le droit d’insulter ces femmes qui déjà subissent la domination - interdit libertaire, interdit féministe. Est-ce pour cela que les féministes censées se taisent ? Avec cette idée : on s’est tant battues pour que la parole des femmes sur elles-mêmes ne leur soit pas volée, on va pas parler au nom des prostituées. Pourquoi n’interrogerait-on pas plutôt les libertaires sur la faillite partielle de leur utopie et sur les moyens qu’ils se sont donnés pour libérer les femmes : par leur sexe pour atteindre le sujet et non l’inverse ?! A leur décharge, le social ne les aurait pas entendus autrement ; cette complicité du social androcentré avec certains mouvements de libération se mesure à leur audience. Pour le « service de prostitution volontaire », elle est considérable. Concluez...
Cette version de la « libération » des femmes par l’auto-affirmation promeut des positions toujours insoutenables avant leur discours et jamais enviables d’emblée, c’est-à-dire virilement connotées : en effet, ce sont les positions dites « féminines » du patriarcat qu’ils nous resservent. S’agit-il de reconnotation quand il s’agit systématiquement de se dire responsable d’un choix qui historiquement a toujours été contraint, et dont déjà l’idéologie négationniste répète qu’il a été largement consenti ? Quelles sont les nuances auxquelles il faut se raccrocher pour ne pas y entendre une réassignation : la connotation d’un élément dépend bien plus des conditions de sa réalisation et donc de son interprétation que les pro-prostitution veulent bien l’admettre.
Ce sont des idéologues du libre arbitre d’une conscience toute objectivée qui négocie avec ses déterminismes. L’argument est l’interdit de « traiter d’aliéné », assimilable à prendre la parole de l’autre. Rejeter l’argument est doublement problématique. Les prostituées réaliseraient ce havre de subjectivité où il n’est nul processus de subjectivité ? De plus, si on ne peut s’emparer du jugement d’aliénation, comment peut-on être féministe, tenir un discours humaniste de dénonciation des systèmes de domination, dont le rouage et le processus d’institution sont l’aliénation elle-même ? On ne peut renoncer au droit de juger de son aliénation ou de celle d’un autre : c’est se débarrasser de l’outil politique d’intelligibilité : 1) des systèmes et de leur mise en place à un niveau hétérogène, à savoir l’individu ; 2) des phénomènes, discours, situations et paradoxes issus de ces systèmes, bref de tout ce qui nous permet de décrire ce que nous appelons domination. Certes, je ne peux démontrer formellement qu’il y a là aliénation : je ne peux que logiquement la présumer.
La promotion de la prostitution à l’origine du rétablissement de la légalité de l’esclavage humain
On ne peut ignorer l’impact politique et individuel de ce genre de diffusion : dans un contexte de domination masculine qui, a minima, conçoit les femmes comme une catégorie naturelle d’objets interchangeables dont la définition opératoire est sexe-ventre (au niveau collectif), manœuvre (dans l’exploitation) ; dans un contexte post-féministe où les hommes, bien au fait des moyens de leur domination (expliqués par les féministes dans leur visée de dénonciation), ne cessent de nous les renvoyer par des rhétoriques plus ou moins subtiles ; enfin, dans un contexte antiféministe de rejet des avancées réelles du féminisme, où les hommes s’associent plus ou moins clairement dans une haine raciale et le matraquage publicitaire ouvertement pornographique(c’est-à-dire faisant de la femme seule l’objet sexuel du "couple" sexuel, donc adressée à des hommes invités à posséder, et à des femmes enjointes à s’identifier)... je ne peux voir dans cette promotion de la prostitution "choisie" qu’un redoublement dévastateur des discours sexistes ambiants.
Je ne parle même pas de l’impact que de telles positions ont sur le social :
1) N’importe quel virilarche est trop content qu’on vienne lui faire savoir que certaines femmes, donc potentiellement toutes, sont disposées à être disponibles.
2) Cela dépolitise la question de la prostitution en la faisant passer sous la rubrique "choix de carrière" alors qu’il s’agit du roc de la domination masculine et des identités de genre.
3) Ça rassure tous ceux qui avaient le doute du scandale éthique qu’est la prostitution.
De plus, concrètement, il y a un vrai ravage. Ces prostituées sont à l’origine du rétablissement de la légalité d’esclavage humain. Considérez l’immense démenti des valeurs humanistes au cœur de l’Europe des traités sur l’égalité : une maison d’abattage pour filles de l’Est "consentantes" à Berlin.
Il faut abolir l’activité de la prostitution pour abolir les conditions de sa pratique, c’est-à-dire le rapport qu’elle met en place, puisque c’est la même chose.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 14 juin 2006