« L’année 2007 marque le 30e anniversaire de la Journée internationale de la femme (JIF), lit-on sur le site Internet de Condition féminine Canada. Instituée en 1977 par les Nations Unies, cette importante journée nous donne l’occasion de célébrer les progrès accomplis dans la promotion des droits des femmes et d’évaluer les difficultés auxquelles elles sont encore confrontées. Elle nous permet aussi de nous pencher sur les moyens à prendre pour que les femmes et les filles, dans toute leur diversité, atteignent l’égalité et de célébrer le pouvoir collectif des femmes, dans le passé, de nos jours et à l’avenir. »
On souhaiterait n’avoir qu’à célébrer les acquis et le pouvoir collectif des femmes, le 8 mars 2007, mais ce n’est pas si simple. Depuis quelques années, la vague conservatrice et antifemmes - antifemmes et non seulement antiféministes - menace de briser tout ce qu’elle rencontre sur son passage. À cet égard, 2007 a été pire que les années précédentes pour les Québécoises et les Canadiennes. Et le gouvernement canadien a l’audace de se pavaner à l’étranger en se posant en champion des droits des femmes. (1)
Des promesses trahies
Une fois élu, le Parti conservateur du Canada a violé les promesses électorales de son chef, M. Stephen Harper. Le gouvernement a entrepris de démanteler la fragile architecture que les femmes ont érigée pierre par pierre, pendant 30 ans, afin de combattre les injustices et les inégalités systémiques dont elles font les frais. La ministre Beverley J. Oda, dont l’indifférence au sort de ses concitoyennes passera sans doute à l’histoire, a justifié cette décision en soutenant que l’égalité des femmes est atteinte et que le moment est venu de passer à autre chose. Pour indiquer qu’elle n’avait pas l’intention de tergiverser bien longtemps, elle a réduit, sans débat préalable, le budget de Condition féminine Canada de 43%, décidé de fermer une douzaine (sur 16) de ses bureaux régionaux et modifié les critères d’attribution des subventions accordées aux groupes de femmes, en privant plusieurs de ressources. Les groupes de femmes ont dû insister pour obtenir une rencontre avec l’autocrate ministre, qui les a peut-être entendus, mais n’a rien changé à son programme de démolition. (Eh bien oui, in extremis le 7 mars, la ministre a voulu souligner la Journée internationale des femmes en redonnant des fonds à CFC. Voir note) (2).
Désormais, fini les subventions aux groupes de femmes qui militent pour le droit à l’égalité (puisque l’égalité est censée être atteinte) ou qui, par exemple, organisent des activités de sensibilisation et d’information sur les droits. Par contre, des ressources financières déjà considérablement réduites sont devenues accessibles à des groupes à but lucratif qui offriront aux femmes des services directs. Le gouvernement de Stephen Harper place donc les groupes de femmes en concurrence avec les organismes aux objectifs religieux ou commerciaux, qui pourraient aussi bien être de grandes entreprises. Une invitation aux "petits copains" du pouvoir et aux fondamentalistes de s’approprier des fonds au nom des droits des femmes.
Feu vert aux proxénètes et aux prostitueurs
Devant cette situation scandaleuse, les partis d’opposition à la Chambre des communes ont un peu protesté, davantage pour le principe et le capital politique que par conviction que l’égalité des femmes méritait de se battre. Fait-on tomber un gouvernement minoritaire pour défendre les droits de la moitié de la population quand l’autre moitié, qui détient le pouvoir, a tout intérêt à perpétuer le statu quo ? D’ailleurs, pendant que Harper lançait ses attaques contre les femmes, les partis d’opposition participaient à une autre fronde contre ces dernières. Cette fois, les annales parlementaires canadiennes enregistreront une influence sans précédent, sur les élu-es, du lobby des industries du sexe et du discours banalisant la prostitution. En décembre 2006, en effet, les trois partis d’opposition aux Communes ont appuyé le rapport d’un sous-comité du ministère de la Justice (?!) qui proposait ni plus ni moins de confirmer légalement la déresponsabilisation de fait des prostitueurs et des proxénètes... et de maintenir la criminalisation des femmes prostituées.
Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Il s’agit de la plus classique des stratégies pour « tasser » les femmes quand elles commencent à trop déranger. On l’a simplement adaptée à la mondialisation marchande dont les intérêts semblent parfois se confondre avec ceux du crime organisé qui contrôle en grande partie les industries du sexe. On contient difficilement un haut-le-cœur en constatant que des gens représentant la population soutiennent un document laissant entendre que l’accès au sexe des femmes en tout temps est un droit pour les hommes, et sa mise en marché, un bienfait pour la société, une voie vers l’égalité et la liberté ? À force de pactiser avec des marchands et des trafiquants de toutes sortes, certain-es semblent avoir perdu toute notion de l’intégrité et de la dignité de la personne humaine.
Arrière, femme, hors de ma vue !
Pendant qu’à Ottawa on proposait d’offrir les femmes en pâture à des prédateurs sexuels (à mes yeux, les prostitueurs et les proxénètes sont des prédateurs), au Québec, des frondeurs s’armaient des chartes des droits pour justifier leur refus de côtoyer des femmes dans des lieux publics. On s’est scandalisé que des adolescents puissent apercevoir d’une fenêtre des femmes en maillot qui s’entraînent dans un gymnase et on a fait obstruer ladite fenêtre. Des hommes ont invoqué leur religion pour refuser de traiter avec une femme policière ou une inspectrice de la Société automobile du Québec. D’autres se sont opposés à des cours prénataux mixtes ou à ce qu’un homme médecin traite leur femme. Des filles ont invoqué elles aussi leur religion pour obtenir des examens de natation séparés, seules dans une piscine aux fenêtres obstruées afin d’être à l’abri du regard des garçons.
Le plus attristant, c’est que les institutions publiques se soient pliées à ces exigences. Au nom de la liberté religieuse individuelle, on s’est accommodé d’exigences sexistes. Preuve que la charte, censée protéger également les femmes contre la discrimination fondée sur le sexe, ne le fait qu’en théorie. En tout cas, une chose est maintenant claire : au Québec, on brandit facilement le discours sur l’égalité des sexes pour se donner une allure progressiste aux yeux du monde, mais on ne se sent pas tenu d’appliquer ce principe dans la réalité. Après avoir secoué le joug d’un catholicisme autoritaire qui prétendait régenter la vie civile dans ses moindres recoins, on réhabilite aujourd’hui le sexisme et l’exclusion des femmes au nom d’autres croyances religieuses. On compte sans doute sur l’habitude des femmes à s’accommoder de tout pour répondre aux besoins et aux exigences d’autrui.
Qu’on appuie un rapport avilissant pour les femmes et pour la société canadienne en proposant de légitimer la création d’une classe sexuelle au service des hommes ou encore qu’on demande la ségrégation des sexes dans l’espace public pour des motifs religieux et culturels, les deux situations reflètent une certaine idée des femmes et de leur place dans le monde, une même vision traditionnelle centrée sur la sexualité masculine et la peur du corps féminin. Le message est le même dans les deux cas : « Femmes, soumettez-vous à nos fantasmes et à nos croyances ou écartez-vous de notre chemin. Vous existez pour notre service, nous ne voulons ni partager ni diriger le monde en égaux avec vous. »
Un silence non justifié
Si les grandes organisations féministes québécoises se sont objectées aux coupes du gouvernement Harper dans les budgets destinés à la lutte pour l’égalité, on les a un peu moins entendues s’élever contre les discriminations envers les femmes dans l’espace public pour des motifs religieux. Le sujet est "sensible" et le fait d’affirmer la préséance du droit à l’égalité sur le respect de principes religieux sexistes peut vous faire voir comme xénophobes par certains démagogues. La commission de consultation mise sur pied par le gouvernement québécois offrira toutefois aux groupes l’occasion de se faire entendre.
Quant au rapport du sous-comité parlementaire sur la prostitution, les groupes féministes québécois d’envergure nationale (excepté le Regroupement des CALACS) n’y ont pas réagi publiquement (3). La Fédération des femmes du Québec a fait savoir à ses membres que si on lui demandait son avis sur ledit rapport, elle réitérerait sa position officielle : ce sujet divise le mouvement des femmes, il existe deux courants opposés sur la prostitution au sein de la FFQ. Cette dernière s’est prononcée déjà pour la décriminalisation totale des personnes prostituées, contre leur harcèlement par la police et contre la violence qu’elles subissent. Et le débat doit continuer.
La FFQ n’a donc rien dit publiquement sur ce rapport, pas plus que ne l’ont fait d’autres groupes nationaux comme l’AFEAS ou l’R des centres de femmes. Depuis quand la plus importante organisation féministe du Québec a-t-elle besoin qu’on la sollicite expressément pour prendre position sur des événements qui touchent directement l’ensemble des femmes et la société ? Comment peut-on se taire devant la proposition des élu-es détiennant le pouvoir de transformer les lois et qui veulent légitimer la marchandisation des êtres humains à des fins sexuelles, quand on lutte par ailleurs à longueur d’année contre l’exploitation sexuelle et la violence faite aux femmes ?
Il y a fracture sur cette question au sein du mouvement féministe, me dira-t-on. Sans doute parce le néolibéralisme marchand, qui avale tout sur son chemin, y a déjà fait son lit. Si le mouvement féministe québécois se préoccupe du sort des femmes, de celui de la société et du sien, il devrait mieux s’armer pour résister aux sirènes néolibérales, qu’elles soient de la 2e ou de la 3e vague, qui veulent lui faire croire que "la vente de soi" est porteuse d’avenir.
Je ne trouve pas qu’il y a là de quoi célébrer la Journée internationale des femmes, mais il y a lieu de souligner cet événement historique.
N. B. La page d’accueil de Sisyphe publie plusieurs articles sur des réalisations de femmes d’hier et d’aujourd’hui.
Notes
1. « La déclaration du Canada à la Commission de la condition de la femme des Nations Unies est tendancieuse et décevante », Des groupes de femmes.
2. À la fin de la journée du 7, la Ministre a annoncé un nouveau financement : « A la veille de la Journée internationale de la femme, l’honorable Beverley J. Oda, ministre du Patrimoine canadien et de la Condition féminine a annoncé un nouveau financement supplémentaire de cinq millions de dollars pour 2007-2008 pour Condition féminine Canada, et un nouveau mécanisme de financement pour le Programme de promotion de la femme. » (Source : Communiqué sur Telbec). Ce qui tempère un peu les propos que j’ai tenus et indique que les pressions des groupes ont finalement donné des résultats. Tout le monde, y compris la ministre, peut corriger ses erreurs.
3. Par contre la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), un groupe montréalais, a dénoncé ce rapport et interpelle maintenant les femmes et les hommes politiques dans la campagne électorale en cours au Québec.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 6 mars 2007.