Pourquoi une clause qui fait partie de la Charte canadienne des droits depuis 1982 serait-elle inutile ou sans valeur dans la Charte québécoise ?
Québec, le 28 novembre 2007
Monsieur André Pratte, Éditorialiste
Journal La Presse
7, rue Saint-Jacques
Montréal (Québec) H2Y 1K9
(Par courriel)
Sujet : Éloge de la lâcheté
Monsieur,
Le 30 octobre dernier, Madame Lysiane Gagnon, dans sa chronique titrée « Lâcheté politicienne », mentionnait que le premier ministre Jean Charest envisageait d’amender la Charte québécoise afin d’« inscrire la primauté du principe de l’égalité des sexes sur celui de la liberté religieuse ». Madame Gagnon soulignait aussi que cette proposition figurait dans le mémoire déposé par le Conseil du statut de la femme à la Commission Bouchard-Taylor.
L’avis du Conseil du statut de la femme intitulé Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et diversité religieuse est le fruit d’une recherche juridique approfondie. Il comporte 135 pages et il est disponible sur le site Internet du Conseil. Présentées au gouvernement Charest en septembre, les grandes lignes de l’avis seront exposées en décembre devant la Commission Bouchard-Taylor.
En tant que femmes, et juristes, nous nous réjouissons que le gouvernement Charest se montre sensible aux recommandations du Conseil, qui sont au nombre de six. Celle dont parle Madame Gagnon se lit comme suit : « Le Conseil recommande d’ajouter dans la Charte québécoise un article analogue à l’article 28 de la Charte canadienne, afin que soit clairement affirmé que l’égalité entre les femmes et les hommes ne peut être compromise au nom, notamment, de la liberté de religion. » Rappelons que l’article 28 de la Charte canadienne est le fruit d’intenses pressions exercées par le lobby anglo-féministe lors de l’adoption de la Charte en 1982, et qu’il n’a pas son pendant dans la Charte québécoise, adoptée précédemment.
Notre recommandation n’a pas pour objet de « hiérarchiser » les droits et libertés garantis. Ce que le Conseil suggère, c’est une clause interprétative qui ferait en sorte, par exemple, qu’un accommodement consenti à une personne pour des motifs religieux ne puisse avoir pour effet de compromettre le droit à l’égalité entre les sexes. Ainsi, l’État, dans les services qu’il offre, ne pourrait pas accepter « d’accommoder » un bénéficiaire qui demanderait, pour des motifs religieux, à être servi par un homme plutôt que par une femme si cela avait pour effet de compromettre le droit à l’égalité (dans son travail) de cette fonctionnaire.
Le Conseil juge extrêmement pertinent et utile que les juges aient une indication claire de la volonté législative selon laquelle l’égalité entre les femmes et les hommes doit être considérée lorsque vient le temps d’interpréter et d’appliquer les droits et libertés de la Charte. La présence d’une telle clause d’interprétation enverrait un message clair aux juges : la valeur d’égalité entre les sexes est une valeur fondamentale au Québec.
En agissant de la sorte, le Québec emboîterait le pas à la communauté internationale qui affirme, dans le Pacte sur les droits civils et politiques, dans la Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction, dans la Résolution 1464 : Femmes et religions en Europe du Conseil de l’Europe adoptée en 2005, ainsi que dans plusieurs décisions rendues par la Cour européenne des droits de l’homme, que la liberté de religion ne peut être invoquée pour justifier des atteintes au droit à l’égalité entre les sexes. Aussi, lorsque Madame Gagnon écrit que le Québec veut établir « à l’encontre des pratiques internationales, une hiérarchisation des libertés individuelles », nous croyons, au contraire, que la clause d’interprétation que nous proposons s’inscrit tout à fait dans la foulée de la portée donnée à la liberté de religion au plan international.
Finalement, nous exprimons notre étonnement, et notre consternation, de voir que l’on jette la pierre à un premier ministre qui agit en amont du processus judiciaire. Si la valeur d’égalité entre les sexes est une valeur fondamentale au Québec, pourquoi faudrait-il se garder de l’écrire dans la Charte ? En 1982, a-t-on fustigé les juristes qui ont milité pour la présence de l’article 28, les taxant « d’idéologues féministes » ? Pourquoi, aujourd’hui, faudrait-il se croiser les doigts en attendant que les tribunaux « décodent » la volonté politique et génèrent une jurisprudence en harmonie avec les valeurs québécoises ? C’est cela qui serait, à notre avis, de la « Lâcheté politicienne » !
La présidente,
Christiane Pelchat
Mis en ligne sur Sisyphe, le 17 décembre 2007
Note de Sisyphe
Le quotidien La Presse est mauvais joueur. Quand ses journalistes sont confrontés à des arguments irréfutables à l’encontre de leurs affirmations ex-cathedra, il publie rarement ces critiques. Il n’a pas publié cette lettre du CSF ni la réponse qu’avait faite sur le même sujet la titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes à Yves Boisvert en novembre dernier. Yves Boisvert avait notamment qualifié de "stupide" la demande du CSF. Quand un journaliste a recours à de tels propos dans ce qui se veut une analyse, c’est qu’il n’a pas d’argument valable à soutenir. Dans l’intérêt du droit du public à une information honnête, il serait alors préférable qu’il se taise. (Sisyphe)