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samedi 12 janvier 2008 Centenaire de Simone de Beauvoir - Éloges et critiques
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Par sa vie et ses livres, Simone de Beauvoir (1908-1986), féministe, philosophe, écrivaine engagée, a apporté aux femmes conscience, compréhension et mémoire de leur histoire. C’est en 1949 que paraît la somme remarquable de plus de mille pages qu’est Le Deuxième Sexe (1). Ce livre subversif a déclenché la rage des conservateurs et des misogynes et le clergé l’a mis à l’Index au Québec. Alors que, dans la première partie, l’auteure analyse la situation des femmes sous l’angle de la biologie, de la psychanalyse et du matérialisme historique, c’est la deuxième partie, consacrée à la sexualité féminine qui a suscité les attaques les plus virulentes. Certains lecteurs ont même réclamé l’interdiction du livre pour obscénité. Ce n’est évidemment pas les crimes commis envers les femmes tout au long de l’histoire qui ont provoqué le scandale mais le fait de parler du sujet tabou que constitue leur sexualité ! La féminitude beauvoirienne Outre Le Deuxième Sexe, qui m’a influencée dans mon écriture, mes choix de vie et mes engagements, j’ai aimé Simone de Beauvoir parce que l’amitié envers les femmes semble avoir constitué la grande affaire de sa vie. En 1972, elle écrit : "Mes rapports avec autrui - mes affections, mes amitiés - tiennent dans mon existence la place la plus importante." (2) Au sens philosophique du mot, la reconnaissance des femmes entre elles constitue pour Beauvoir la condition première de leur libération : "Elles n’ont pas de passé, d’histoire, de religion qui leur soient propres ; et elles n’ont pas comme les prolétaires une solidarité de travail et d’intérêts ; il n’y a même pas entre elles cette promiscuité spatiale qui fait des Noirs d’Amérique, des Juifs des ghettos, des ouvriers de Saint-Denis ou des usines Renault une communauté." (DS I, p. 20). Pour Beauvoir, l’important n’est pas la quête du bonheur, mais celle de la liberté. Dans Le Deuxième Sexe, elle décrit en détail ce "fonds commun sur lequel s’enlève toute existence féminine singulière", ce fonds commun de qualités et de défauts créés par la vie sous le patriarcat, sous un ordre déterminé sans elles et les excluant. "On ne naît pas femme : on le devient", dit-elle dans ce passage qui a pris force de manifeste. "Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin." (DS I, p. 285). "La sphère à laquelle elle appartient est de partout enfermée, limitée, dominée par l’univers mâle : si haut qu’elle se hisse, si loin qu’elle s’aventure, il y aura toujours un plafond au-dessus de sa tête, des murs qui barreront son chemin." (DS I, p. 327). La crise de l’adolescence, constate Beauvoir, c’est une sorte de travail de deuil, exigeant de la jeune fille d’enterrer son enfance, l’être fier et libre qu’elle a été ; et de se soumettre aux conditions de l’âge adulte. C’est à ce point tournant de la vie que les amies, de complices qu’elles étaient, deviennent des rivales dans la chasse à l’homme qui s’amorce. Pour celles qui refusent l’appropriation masculine, l’expérience antérieure de la toute-puissance de l’amitié deviendra le tremplin du désir dans une exacte réciprocité où la dualité devient complicité : "Entre femmes l’amour est contemplation ; les caresses sont destinées moins à s’approprier l’autre qu’à se recréer lentement à travers elle ; la séparation est abolie, il n’y a ni lutte, ni victoire, ni défaite." (DS I, p. 499). On a beaucoup écrit sur la nature réelle de la relation entre Sylvie Le Bon et Simone de Beauvoir après que celle-ci l’eût rendue publique en 1972, surtout lorsqu’elle affirme la considérer égale à sa relation avec Sartre. À plusieurs reprises, Beauvoir répond qu’elles sont simplement de "très très bonnes amies", mais ces déclarations ne satisfont personne. Elle a pourtant écrit :" En soi l’homosexualité est aussi limitante que l’hétérosexualité : l’idéal devrait être de pouvoir aussi bien aimer une femme qu’un homme, n’importe un être humain, sans éprouver ni peur, ni contrainte, ni obligation." Certain-es pensent qu’elle n’a fait encore une fois que copier Sartre qui vient d’adopter légalement Arlette, d’autres disent qu’elle cherche à compenser l’instinct maternel qu’elle a refoulé, et les autres l’accusent de refuser d’admettre qu’il s’agit d’une relation lesbienne à vivre au grand jour. Beauvoir conclut en disant qu’avec Sylvie "c’est une relation absolue, parce que dès le début nous étions prêtes à vivre de cette façon, à vivre entièrement l’une pour l’autre." (3) Une inspiration Simone de Beauvoir a inspiré des générations de féministes dans le monde. Celles qui se réclament d’elle sont légion, et nombre d’entre elles pourraient dire comme Violette Leduc : "C’est elle qui m’a aidée à écrire mes livres". L’écrivaine québécoise Louky Bersianik dédie L’Euguélionne "à Simone de Beauvoir avant qui les femmes étaient inédites." D’autres, à l’instar de Michèle Le Doeuff, la perpétuent sur le plan philosophique. Dans L’Étude et le rouet (4), celle-ci se dit née "dans la détresse lucide de Simone de Beauvoir" et se demande, dans un monde où les femmes continuent à être exclues du domaine de la pensée : "comment peut-on être femme et philosophe ?" L’écrivaine Cathy Bernheim livre aussi un témoignage touchant sur la générosité des liens qu’a toujours su établir Beauvoir avec les jeunes femmes et sur son "intrépide sincérité" : "J’ai aimé cette vieille dame en ne sachant d’elle que le passé tant de fois raconté, et l’instant présent que nous partagions ensemble. J’aimais ses couleurs, le gris de ses cheveux, la blancheur de sa peau, le bleu de ses yeux, sa parole nette. Je lui racontais ma vie en lambeaux, légèrement, en rigolant de moi-même. Je m’émerveillais qu’après avoir vu défiler tant de gens depuis tant d’années, elle s’intéresse (oui, je sais : s’intéressât) encore à quelqu’un de nouveau, lui donne de son temps." (5) Au Québec, l’écrivaine Hélène Pedneault a raconté, en 1984, son entrevue avec Simone de Beauvoir pour le magazine québécois La vie en rose, et l’influence majeure que cette dernière a eue sur sa vie : "Je n’aurais pas pu me passer de sa passion, de sa sensualité, de son absolu. Cette femme m’apparaît comme une ogresse magnifique, excessive, une grande vivante qui mange le monde par tous les pores de sa peau et de son esprit. Qui donc fait circuler la rumeur d’une femme froide et parcimonieuse ? Alors que la générosité est partout dans son œuvre et dans sa vie, dans la substance qu’elle nous donne à lire et à vivre comme dans les actions qu’elle a posées, nombreuses, envers ses semblables, pour essayer de débarrasser la planète des oppresseurs de tout acabit. C’est une femme radicale dans le sens premier du mot radical, ’qui tient à l’essence d’une chose, d’un être’ (petit Robert). Sa référence ultime est l’absolu, elle ne se contente pas de peu."(6) L’égalité et la différence Les critiques n’ont pas non plus manqué au fil des ans de la part des femmes et des féministes. En ce qui me concerne, le Journal de guerre (7) et les Lettres à Sartre, publiés par Sylvie Le Bon après la mort de Beauvoir, m’ont profondément choquée et donné une autre image d’elle. On y découvre qu’elle a souvent une façon froide et détestable de parler de ses amies, comme si elles n’existaient que pour servir son œuvre, les désirs de Sartre ou plus souvent ses propres désirs. Elle parle de "la vulgarité fécale sous les sourires mièvres" d’une de ses amantes, et constate plus loin : "Elle ne m’apporte rien, qu’une intelligence moindre que la mienne, je m’ennuie avec elle". Ce qui ne l’empêche pas parfois de se dire "prise un peu de corps et de cœur" par celle-là même pour qui elle éprouve "un dégoût physique de sa peau, de son odeur surtout (p. 192 à 254)." De tels propos méprisants à l’égard des femmes qui l’ont aimée sont saupoudrés tout au long des 369 pages du Journal de guerre ! J’ai toujours été agacée par son effacement devant Sartre et par la préséance qu’elle accordait au masculin, désigné comme paramètre de la liberté et du génie, dans sa conception de l’égalité. Des penseuses et écrivaines aussi différentes qu’Antoinette Fouque, Annie Leclerc ou Nancy Huston ont dénoncé le mépris de Beauvoir envers l’existence des femmes et leur "différence" jugée indignes d’être pensée et sans cesse ramenée à une insignifiante et repoussante contingence biologique. Beauvoir a réglé sa conduite et sa pensée sur celle de Sartre, faisant de l’égalité une schizophrénie où les femmes auraient dû se délester de leur propre expérience du monde pour devenir comme des hommes. Une vision qui fait peu de cas du bilan désastreux de la gestion du monde par les hommes depuis trente siècles. Huston, qui a été très proche de Beauvoir avant d’avoir avec elle des divergences inconciliables sur sa conception de la maternité, raconte dans Passions d’Annie Leclerc (8) comment celle-ci a été rejetée par Beauvoir et la revue Les temps modernes à laquelle elle collaborait après la publication de Parole de femmes (1979) où elle tentait de penser, en philosophe et en poète indissociablement, le corps des femmes dans sa jouissance et sa beauté. Ce sont les années où le mouvement des femmes se scinde en "égalitaristes", proches de la pensée de Beauvoir, et en "différentialistes" avec des auteures provenant de différents courants du mouvement des femmes. Toutes celles qui refusaient de se fondre dans l’égalité universelle au masculin étaient et sont toujours accusées de l’impardonnable crime d’essentialisme. "Comme s’il était concevable d’être contre l’égalité des sexes ! Comme s’il était imaginable de nier leurs différences !", remarque Huston. Comme si on pouvait s’épanouir dans la honte de soi, ajouterais-je. Et Annie Leclerc de conclure : "Le dégoût pour tout ce qui s’attache à la femme, la répugnance pour tout ce qui se désigne, naturellement ou culturellement, comme "féminin" est le véritable ciment entre l’idée de son infériorité et le fait de son exploitation." Prostituées et hétaïres Il faut aussi souligner la critique détaillée du chapitre du Deuxième Sexe intitulé "Prostituées et hétaïres", de la chercheuse Marie-Victoire Louis. Elle y fait remarquer que, même si Simone de Beauvoir était au courant du mouvement féministe abolitionniste du XIXe siècle et des travaux des Nations Unies qui ont abouti en 1949 à la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, elle n’est pas allée plus loin que la constatation des méfaits de la prostitution et n’a pas remis en question le système qui la perpétue. Pour Marie-Victoire Louis, "Simone de Beauvoir, dans [sa] vision toute idéalisée des hétaïres, révèle ici à quel point elle s’inscrit dans le monde, les référents, la culture masculine dominante et plus particulièrement celle des hommes dominants". Sa critique du pouvoir masculin, poursuit Marie-Victoire Louis, "s’est essentiellement centrée sur les manifestations de ce pouvoir sur le corps re-producteur des femmes, sur le mariage et la maternité. De fait, les pages qu’elle consacre à l’avortement sont sans doute les plus engagées et les plus féministes de son livre". Simone de Beauvoir n’a pas remis en question les prétendus besoins "irrépressibles" de la sexualité masculine qui justifient les rapports de domination sexistes, ni le proxénétisme comme droit pour une personne de vivre des revenus de l’exploitation du corps d’autrui, ni la division patriarcale des femmes en "honnêtes" et "prostituées". Pour Marie-Victoire Louis, elle a masqué ainsi le fait fondamental "que nous vivons toutes dans un monde patriarcal dont le système prostitutionnel est le fondement" et "a ouvert la voie aux analyses qui aujourd’hui peuvent s’affirmer féministes tout en cautionnant le bien-fondé du système prostitutionnel". La lesbienne L’historienne Marie-Jo Bonnet a elle aussi revisité Le Deuxième Sexe, plus particulièrement le chapitre consacré à "la lesbienne". Elle s’est vite rendu compte qu’elle s’attaquait à un sujet tabou parce que, dans son oeuvre biographique, Simone de Beauvoir "n’aborde jamais l’aspect charnel de ses relations avec les femmes en dépit d’un projet littéraire motivé par la volonté de tout dire et d’être sincère". Le tabou sur sa bisexualité s’étend manifestement aussi à son cercle d’amis et à ceux et celles qui l’admirent ainsi qu’aux féministes pour qui, ajoute Marie-Jo Bonnet, "la question des rapports entre l’amour pour son propre sexe et l’égalité politique entre les sexes est toujours épineuse". Ce n’est qu’à la sorti du Journal de guerre de Simone de Beauvoir, en 1990, et de Mémoires d’une jeune fille dérangée de Bianca Lamblin (Védrine dans le Journal), en 1993, que seront connues ses relations érotiques nombreuses avec des femmes. M.-J. Bonnet se demande : "Pourquoi Beauvoir a-t-elle menti, pourquoi, jusqu’à sa mort, a-t-elle caché la vérité sur la question de ses relations qu’elle qualifiait d’’organiques’ avec les femmes ?" Toutefois, la notion d’amour ne nous aiderait pas à comprendre parce qu’il n’est fait aucune mention de l’amour entre femmes dans le chapitre sur la lesbienne. Marie-Jo Bonnet fait remarquer qu’étrangement "Beauvoir n’a pas hésité à assumer un acte interdit qu’elle n’a pas fait en signant le Manifeste des 343 femmes déclarant s’être fait avorter illégalement, mais elle nie un acte autorisé qu’elle a fait" en aimant des femmes. Comme on l’a vu à propos de la prostitution, elle ne cherche pas à contester la norme hétérosexuelle, mais à mettre à nu le mythe de la féminité. M.-J. Bonnet remarque que l’auteure du Deuxième Sexe ne se demande pas : "Pourquoi une femme désire-t-elle une autre femme quand toute son éducation, sa culture, sa religion, la conditionnent à désirer un homme ? Pourquoi et comment a-t-elle échappé à ce conditionnement ?" En bref, Marie-Jo Bonnet reproche à Beauvoir de nier l’éros lesbien et de le rendre systématiquement inférieur à l’éros hétérosexuel, le caractère spécifique du couple lesbien, l’amour entre femmes comme source de connaissance de soi et libération des conditionnements sociaux. Contrairement à ce qu’écrit Beauvoir, "elles ne vivent pas dans un monde sans homme, précise M.-J. Bonnet, mais dans un monde fait par et pour les hommes". Et de conclure que Beauvoir "en s’attaquant exclusivement au ’mythe de la féminité’, a sauvegardé celui de la ’virilité’, peut-être pour se protéger elle-même comme ’femme de tête’ reconnue par l’Homme-Institution". De Beauvoir à Yourcenar, "écrire comme un homme" reste aujourd’hui encore le plus prestigieux compliment consenti par cette institution à quelques rares femmes. Quelles que soient les critiques que l’on puisse adresser à Simone de Beauvoir, je lui serai toujours redevable de ce qu’elle m’a apportée ainsi qu’à l’ensemble des femmes. Je continue à penser ce que j’ai écrit, en 1989, dans La passion des mots : "Première femme à qui j’ai pu m’identifier à travers ses romans ou son autobiographie, elle m’est toujours demeurée proche. Scandale insoutenable de sa mort quand reste si présente sa révolte contre la finitude humaine. Impossible de ne pas penser à elle, chaque fois que la marche physique ou intellectuelle me porte au-delà du connu." (9)
1. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gaillimard, 1949, coll. Idées 1979. Livres de Simone de Beauvoir Les Belles images. Paris : N.R.F, 1966 * Nous n’avons pas trouvé de copyright pour la photo de Simone de Beauvoir, copiée sur ce site. S’il y en a un, prière de nous en aviser. Mis en ligne sur Sisyphe, le 7 janvier 2008. Voir aussi : – La tête de Beauvoir et le sexe des philosophes, par Louise Mailloux. |