La Commission Bouchard-Taylor aura été l’occasion de constater les gains faits depuis quelques années par les intégristes religieux de toute confession.
Une preuve de ces avancées est l’objet de consultation retenu par les commissaires. En effet, bien que tout le monde ait su que les accommodements litigieux concernaient des obligations dites religieuses, les commissaires ont néanmoins choisi d’associer l’analyse de ce phénomène à une réflexion sur l’immigration, accentuant ainsi la confusion qui s’est installée entre demandes d’accommodements religieux et personnes immigrantes. Ce faisant, ils n’ont pas qu’accentué la confusion, mais ils l’ont légitimée en raison de leur statut d’intellectuels qui, normalement, sont supposés avoir approfondi ces questions davantage que l’ensemble des citoyennes et citoyens. En outre, en choisissant de faire l’amalgame entre immigration et demandes d’accommodements pour raisons religieuses, non seulement on minimisait les problèmes causés par le ré-envahissement du religieux dans l’espace citoyen, mais cela avait également pour effet que toute critique de ces accommodements pouvait être (et a été) décriée, à tort le plus souvent, comme une position anti-immigration. Bien des progressistes s’y sont laissé prendre.
D’autres déclarations et analyses sont venues nous démontrer à quel point l’intégrisme religieux a de nouveau droit de cité dans la société québécoise, même s’il revêt des atours différents de ceux des années ultra-catholiques qu’on pensait derrière nous à tout jamais.
Par exemple, le voile. De tout temps symbole universel de soumission et d’infériorisation réservé aux femmes, il serait devenu, si l’on en croit certaines personnes, symbole d’un nouveau féminisme... Qui plus est, il est même pratiquement interdit de discuter du caractère litigieux du voile, sous peine d’être taxé d’islamophobie.
Autre preuve de ce retour du religieux dans l’espace citoyen : l’Association des parents catholiques, qui a lutté avec force et ténacité contre la déconfessionnalisation du système d’éducation québécois, a repris de la vigueur. Déjà, des sondages montrent que son appel contre le nouveau cours d’initiation aux diverses religions - même si on peut discuter de son contenu - a été entendu et que des parents remettent de nouveau en question la disparition des cours de catéchèse à l’école.
Mais le plus grave, selon moi, c’est qu’au nom de la diversité et de l’ouverture, plusieurs intellectuels mettent sur le même pied lois divines et lois démocratiques. Ce dernier point m’apparaît au centre de la confusion qui s’est installée dans l’interprétation et l’application de nos chartes.
Deux systèmes de lois en présence
On parle depuis le début de possibles conflits entre les droits, surtout lorsqu’il est question de liberté religieuse. Les diverses anecdotes comme l’expulsion des pères d’un cours de préparation à la naissance ou de cours de natation prénataux, le givrage des fenêtres du YMCA, l’acceptation de la discrimination contre les femmes par des hassidim qui veulent passer leur permis de conduire, ou des décisions judiciaires comme l’autorisation du kirpan obligatoire à l’école primaire, sont survenues au nom de la liberté religieuse. Les autorités qui ont accordé ces dérogations l’ont fait car il leur semblait que la liberté religieuse était au-dessus des autres droits, dont le droit des femmes à l’égalité.
Mais en y regardant de plus près, il me semble que ce que à quoi nous assistons plutôt, ce n‘est pas à une confrontation entre deux droits, comme par exemple le droit à l’égalité des femmes et la liberté religieuse, mais plutôt à une confrontation entre deux systèmes de lois, les lois divines contre les lois démocratiques.
En effet, certain-es invoquent des règles religieuses pour demander une exemption ou une dérogation aux règles existantes. Il est à noter que ce ne sont pas d’autres règles religieuses qui sont contestées par les demandeurs de dérogations, mais bien des règles établies démocratiquement, celles qui sont normalement en vigueur dans un espace citoyen. Que ce soit pour établir des lieux de prière dans des institutions laïques, que ce soit pour réclamer des dérogations aux codes vestimentaires ou pour passer outre le devoir de réserve imposé aux représentants de l’État dans les institutions publiques, les demandeurs de dérogations invoquent des obligations que leur prescrirait leur religion.
Dans un entretien accordé au Devoir ( 9 novembre 2007), la juge Claire L’Heureux-Dubé qui a siégé à la Cour suprême, a affirmé que l’interprétation donnée par la Cour suprême à la liberté religieuse devrait être revue pour distinguer entre les manifestions de la religion et la liberté de religion. C’est en effet une distinction qui, selon moi, est essentielle et qui doit être faite rapidement.
Les principales religions sont nées avant la démocratie, et les règles qui s’y sont greffées avec le temps jouaient un rôle de cadre juridique auquel les gens pouvaient se référer pour traiter des litiges ou pour favoriser la paix sociale. Aujourd’hui, les sociétés démocratiques se sont dotées de cadres juridiques laïques, dont les détails sont fixés démocratiquement. Ils ont remplacé les lois divines et sont mieux adaptés au contexte et aux valeurs des sociétés qui les définissent. Bien sûr, plusieurs pays où la démocratie est moins poussée réfèrent encore aujourd’hui à ces cadres anciens comme la charia ou autres règles religieuses. Mais au Québec et au Canada, les citoyennes et les citoyens ont choisi la démocratie et ensemble ils ont développé des codes civils, un Code criminel et d’autres règlements de vie en commun qui répondent mieux aux valeurs de notre société.
C’est dans ce contexte qu’il faut analyser le phénomène des demandes d’accommodements religieux. En effet, dans tous les cas, les demandes sont faites par des personnes qui préfèrent respecter une règle qu’ils croient prescrite par leur religion mais qui entre en conflit avec la règle démocratique existante. (Quand il n’y a pas de conflit, il n’y a pas de demande d’accommodement). Il faut se rappeler que les lois religieuses sont sous maints aspects en contradiction avec les lois démocratiques, notamment en ce qui concerne les droits des femmes et les droits des personnes homosexuelles.
Ce qui inquiète aussi dans cette interprétation et cet aval aux règles religieuses, c’est qu’ils confirment la présomption, au coeur de l’intégrisme religieux, que c’est la parole divine qui devrait s’imposer dans toutes les sphères de la vie. On est là dans la négation de l’essence même de la démocratie.
Une logique poussée jusqu’à l’absurde ?
En accordant ces dérogations, on donne ainsi à certaines personnes le droit de s’exempter des règles communes. Mais y aurait-il vraiment discrimination si la dérogation n’était pas accordée ?
Face aux demandes qui sont faites au nom de la religion, les juges ont statué qu’un refus pourrait causer une discrimination basée sur l’appartenance religieuse. En appliquant cette interprétation à tous les autres facteurs protégés contre la discrimination dans la charte comme l’origine ethnique, on peut penser qu’un jour, on pourrait voir des demandeurs revendiquer pour eux l’application des lois qui ont cours dans leur pays d’origine au nom du respect de leur origine nationale. Verra-t-on des Britanniques revendiquer le droit de circuler à gauche, comme le veut le Code de la route de la Grande-Bretagne, au nom du respect de leur culture ? ... Certains auront-ils le droit d’exiger la peine de mort pour des crimes commis sur ou par des membres d’une communauté ethnique qui, dans son pays d’origine, applique la peine de mort ? J’ironise mais on connaît déjà le succès des discours en faveur de la polygamie...
Il est évident que le vivre-ensemble nécessite l’application d’un même code de loi, des mêmes règles et des mêmes obligations pour toutes et tous les citoyens du territoire. Et au Québec, ces lois, ces règles existent et elles ont été écrites et choisies démocratiquement.
Les personnes qui choisissent des codes de vie dictés par leur religion peuvent bien les appliquer dans leur vie privée mais en aucun temps elles ne devraient pas s’attendre à ce qu’une société démocratique leur permette de se placer au-dessus de la loi. Si les lois en place doivent être changées, alors, qu’elles le soient, mais démocratiquement et non par un insidieux processus d’exemptions qui se multiplient.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 14 janvier 2008