Ici, nous en sommes à la première étape : briser le mur du silence.
Qu’en est-il du débat soulevé par le phénomène de la prostitution des êtres humains, des femmes majoritairement, mais aussi des petits garçons, des adolescents et des hommes ? Un mur d’incompréhension et de désaccord profond s’élève de plus en plus entre celles et ceux pour qui la prostitution est inacceptable, et celles et ceux pour qui elle est une réalité quotidienne qu’il leur faut gérer, un droit qu’il faut reconnaître à la prostituée et au client. Des deux côtés du mur, on brandit les mots liberté et « droits de l’Homme ». Des deux côtés, on fait parler des prostituées à visage découvert, les unes vantant leur mode de vie, les autres décrivant leur réalité, bien éloignée de ce que disent vivre les premières, tant et si bien que les bonnes gens en sont troublés. N’est-il pas plus commode de croire les premières ? Pendant ce temps, les vrais seuls bénéficiaires, les proxénètes - déjà appelés dans certains pays d’Europe « commerçants du sexe » - sont tapis dans l’ombre, silencieux.
Le mur est haut et le déséquilibre des forces, de chaque côté, immense. Soutenus dans certaines régions par des États et pouvoirs constitués (à Singapour, l’État délivre un certificat de formation à la prostitution, au Japon cela fait partie des libéralités des patrons pour les ouvriers...), les réseaux de prostitution liés au crime organisé sont dynamisés par des profits considérables pour un investissement très faible : le corps des femmes. Ce qui explique que la mafia des pays pauvres, comme en Albanie et en Afrique, s’y engouffre. Les profits engendrés par le marché du sexe placent la prostitution sur un pied d’égalité avec celui de la drogue. Ce business se trouve grandement facilité par une opinion publique désengagée et une banalisation de la sexualité, qui apparaît comme un produit courant de commercialisation suivant les règles du consumérisme général. De la banalisation de la sexualité, il est facile de passer à la banalisation de la prostitution en oubliant l’essentiel : la femme prostituée.
Que cette banalisation résiste au fait que personne, aujourd’hui, n’ignore l’enfer dans lequel sont plongés les femmes et les enfants prostitués demeure pour moi une énigme. Et cela me renvoie à l’horreur des camps d’extermination nazis, à l’enlèvement d’hommes, de femmes et d’enfants en plein coeur des villes, dans une indifférence quasi totale. Le plus sinistre à mes yeux est cette même indifférence lorsque nous regardons, confortablement assis devant notre téléviseur, le martyr de ces enfants vendus, achetés, battus, dressés, violés sur les trottoirs d’Asie et d’Afrique ; le regard désintéressé des passants devant ces jeunes prostituées sur les boulevards périphériques de Paris, dans les parcs de Madrid, à la sortie des clubs dans les villes occidentales. J’ai baissé les yeux, près de l’Université d’Alger, devant les regards de jeunes filles dont les visages trahissaient ce qu’elles y faisaient, et ce qu’elles ingurgitaient pour y résister. De jeunes filles, soumises et droguées. Et l’on se surprenait de mon étonnement : « Eh oui ! Tu n’as pas encore tout vu ! Même en plein jour... »
Ce « Plus jamais ! » qui habite aujourd’hui la mémoire des défenseurs de la dignité humaine tourne ostensiblement le dos à des pratiques qui nous replongent dans la barbarie, celles-là mêmes qui mobilisèrent les pères fondateurs de la Déclaration des droits de l’Homme et avec eux les peuples de l’Europe marqués au fer par le tragique de l’Histoire. Celles-là qui habitent nos âmes encore meurtries par les crimes du colonialisme. Cette barbarie qui devrait heurter le sentiment de solidarité qui a nous permis de résister durant 7 ans à la plus dure des guerres de libération. Hélas, ici comme ailleurs, la mise en évidence des pratiques à l’oeuvre dans le processus d’esclavage sexuel ne semble pas ébranler l’opinion publique. Plus grave encore, en Europe, nous assistons depuis une dizaine d’années à une montée au créneau de professionnels, sociologues, psychanalystes, activistes, féministes, gays et lesbiennes et travailleurs sociaux se portant à la défense du droit de la femme prostituée au nom de la liberté sexuelle, clamant haut et fort qu’elle peut disposer de son corps comme elle l’entend ! Jusque dans les enceintes internationales, où des femmes chargées de défendre les droits féminins soutiennent cette thèse, opérant ainsi un renversement des valeurs féministes !
Une sexualité masculine prédatrice
Ne nous y trompons pas : derrière cette « légitimation » de la prostitution que l’on qualifie de « liberté sexuelle » se cache en réalité la reconnaissance et la légitimation d’une sexualité masculine prédatrice et sans limite. Ceci concerne la prostitution sous tous les cieux et dans tous les pays, incluant le Tiers monde. Sur le visage tuméfié de la jeune prostituée kabyle, de ses soeurs dans le malheur venues des villes lointaines du Sud, de l’Algéroise, et de cette inconnue qui ne sait plus de qui elle est la fille, sur le visage de celle que vous avez rencontrée sur la côte djidjélienne, ou celle qui occupe à l’année une chambre dans un des hôtels trois étoiles de Bougie, d’Oran, c’est l’alliance de l’argent, de la politique (absence de lois égalitaires) et du principe de la masculinité (domination des femmes par les hommes) que l’on peut lire.
La pensée féministe a montré le continuum de la violence contre les femmes, et son caractère global et structurel, qui va de la violence symbolique de la loi à la violence domestique, du harcèlement sexuel au viol et à la prostitution, qui est la forme extrême de la violence contre les femmes. Ce continuum, comme tous les continuums - c’est cela qui fait leur force - prend sa source dans ce qui paraît au premier abord comme « acceptable », du moins tolérable, et qui est parfois, dit-on, lié à la coutume. Battre sa femme a longtemps été - et continue de l’être - dans de nombreuses régions une pratique soutenue à l’intérieur des familles. De fil en aiguille, l’on en arrive à l’intolérable : la jeune femme violée qui est aujourd’hui punie, lapidée au Nigeria et en Iran. Et tuée sans procès dans d’autres pays. De la morale au crime, le chemin peut être long, mais direct. Concernant la prostitution, cela ne fait aucun doute. N’appelle-t-on pas « filles soumises » les femmes livrées à la prostitution ? Ne fait-on pas de la soumission une qualité supérieure de l’éducation des filles ? C’est dire l’ampleur du combat qu’il nous faut mener aujourd’hui.
D’un côté du mur, la tradition, l’argent, le machisme, et de l’autre ? Ceux et celles qui luttent pour un monde sans prostitution et qui veulent que cesse la marchandisation des corps humains. Et ces derniers sont peu nombreux. Ils sont accusés par les uns d’irréalisme, et par les autres, de vieillissement intellectuel, parce qu’ils veulent revenir aux principes qui marquèrent l’entrée du monde civilisé dans la modernité. Leur combat a commencé au début du XX° siècle, en Angleterre, avec le combat d’une femme, Joséphine Buttler, ayant grandi dans le milieu anti-esclavagiste et qui en utilisera le vocabulaire. Joséphine Buttler lancera son action contre « la traite des femmes », et ses partisans hériteront de l’étiquette d’abolitionnistes. Les abolitionnistes faisaient partie de la grande famille des défenseurs des droits civils. Pour ceux-là, penseurs, intellectuels, leaders politiques, féministes, la lutte contre la prostitution était l’un des défis de la modernité avec l’abolition de l’esclavage, les droits des femmes, les libertés individuelles et publiques. Aujourd’hui, les abolitionnistes sont isolés. Ils mènent seuls ce combat pour un monde libre d’exploitation sexuelle - dont la marchandisation des sexes est la forme la plus emblématique -, un combat qui dépasse la condition des personnes prostituées, un combat qui a pour but de défendre l’humain, tant il est vrai que la prostitution mène à la déshumanisation la plus totale.
La violence contre les femmes, qui est le point de départ de la prostitution, tire son origine du système général de la domination des femmes, mais aussi de la désacralisation de la personne humaine. Elle réduit le corps humain à être un objet comme les autres. Longtemps, une idée reçue disait que la prostitution protège les filles honnêtes du viol. N’est-ce pas le contraire ? La prostitution, en inscrivant au coeur de la morale de nos sociétés la possibilité de posséder un corps moyennant de l’argent, ne conduit-elle pas à lever les barrières qui séparent le fantasme du passage à l’acte ? Quelle est la différence entre un viol et une « passe » sinon l’argent, qui est alors le seul élément moralisateur ? Peut-on bâtir une stratégie contre la violence, pour la dignité, pour l’égalité des femmes et des hommes, quand nous marquons le pas devant l’argent ?
Une politique cohérente contre la violence à l’égard des femmes doit commencer par s’attaquer à la prostitution. Car, si d’une main nous luttons contre la violence et, de l’autre, nous favorisons la prostitution, nous nous condamnons à l’immobilisme. Parmi ceux qui s’insurgent contre la violence faite aux femmes, beaucoup ne font pas le lien entre les différentes formes de manifestation de violence misogyne. Comment s’engager dans une politique en faveur des femmes quand un État peut concevoir, accepter, réglementer la vente de la femme ? Et j’emploie volontairement le singulier féminin ici. Pendant de longues années, nous nous sommes battues pour faire reconnaître le pluriel féminin, rejetant tout ce qui ressemblait à la reconnaissance de l’“essentialité“ du sujet. Nous avons plongé la condition féminine dans la sociologie, et beaucoup d’entre nous ont adopté l’idiome américain de gender. Cela était un progrès, mais qui comportait certaines limites, dont celle notamment de masquer le centre des discriminations qui se situe au plus près du sexe féminin et qui recouvre tout le féminin. J’ai reçu la confidence d’un homme bosniaque violé, criant : « Ils m’ont violé comme une femme ! » Sa douleur était encore plus grande d’avoir été rabaissé au féminin !
Je ne rappellerai pas ici les mesures que peuvent et doivent prendre les pouvoirs. Pas parce qu’elles ne sont pas importantes. Au contraire : je pense que les pouvoirs publics peuvent, s’ils le veulent, endiguer la prostitution, la rendre plus difficile. Les prostituées d’aujourd’hui ne préfèrent-elles pas se prostituer en Espagne plutôt qu’en France, parce que c’est plus facile ? Cela veut dire qu’a contrario, il existe des lieux où la prostitution est plus difficile que d’autres. N’ont-elles pas déjà quitté la Suède, le premier pays a avoir adopté une législation qui pénalise le client ? Quand je dis « elles », je pense bien évidemment aux réseaux de proxénétisme, car les femmes prostituées n’ont pas les moyens de choisir leur terrain de prostitution.
Mais les mesures coercitives ne sont pas suffisantes. Il faut s’attaquer à la racine du mal : la désacralisation du corps humain. C’est par là que nous devons nous attaquer au problème. Tout en ayant à l’esprit la nécessité de venir en aide aux victimes du trafic du sexe - comme la Croix rouge pendant les conflits armés - il faut lancer une guerre contre la prostitution en visant son éradication, et en énonçant bien clairement la volonté de le faire. Toute politique qui placerait la fin de la prostitution dans le renforcement des capacités économiques des femmes ou des pays d’où elles viennent se fourvoierait. Ce n’est pas la misère des unes, mais l’appât du gain des autres qui alimente le business. Ce n’est pas le désir du client qui crée l’offre, mais l’offre qui crée le besoin, comme pour tout produit de consommation. La prostitution à Paris avait baissé de 40% à la fin des années 80’, pour remonter avec l’arrivée des filles des pays de l’Est, notamment d’Albanie. De même, toute politique qui se contenterait de vouloir gérer la situation des victimes se condamne à entériner le phénomène. Il faut surtout reconnaître, déclarer et défendre, par des moyens politiques, économiques et éducatifs, la dignité des femmes à être libres de tout esclavage sexuel, ne serait-ce qu’au nom de la tradition.
Visons l’éradication en affirmant clairement que la prostitution est inacceptable. Retourner ainsi le problème peut paraître une utopie, compte tenu de son ampleur, mais principalement parce qu’il met en jeu l’éthique. Il est toujours difficile de convaincre, lorsque l’éthique est en jeu. Ici, la difficulté se voit alourdie par le fait qu’il s’agisse de principes qui, aujourd’hui, sont pervertis par les idées mêmes dont ils étaient porteurs. La liberté est devenue l’ennemie des droits de la personne humaine. C’est de là que nous devons partir.
Le travail sur l’éthique est long, car contrairement à la morale donneuse de leçons, elle fait appel à l’intelligence et à l’engagement. Ce livre* contribuera, j’en suis sûre, à notre combat. J’espère qu’il nous fera dépasser cette première étape de briser le silence, et prendre notre place dans le débat. Ce sont les 70 à 80% des femmes originaires de nos pays se prostituant dans les pays européens qui l’exigent. Et la petite fille qui, chez nous, demain, sera vendue.
* Deuxième partie de la préface du livre De la “tolérance” en Algérie (1830-1962). Enjeux en soubassement, de Barkahoun Ferhati, DAR El Othmania-Algérie (2007). Pour un compte rendu de ce livre : ce site.
– Lire la première partie de cet article : "À Alger comme en Europe, on esclavagise les femmes".
Droits réservés : Wassyla Tamzali, avocate et auteure.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er février 2008