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vendredi 7 février 2003 Décrochage scolaire : remettre les pendules à l’heure
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Deux événements ont remis la question du décrochage scolaire à l’ordre du jour. Tout d’abord, un documentaire « Que se passe-t-il avec nos garçons ? » réalisé par Louise Lemelin et Hélène Pichette, où les cinéastes ont, entre autres, invoqué la trop grande féminisation du personnel du niveau primaire comme une des causes du désintérêt des garçons à l’école. Curieusement, c’est le seul aspect du documentaire qui a été relevé dans le débat public. Ensuite, une brochure publié par le SRAM ( Service régional d’admission de Montréal) du réseau collégial , dans laquelle Pierre de Passillé, cadre retraité de ce service, a publié un texte où il incriminait un "certain féminisme excessif", pour expliquer la piètre performance des garçons au cégep. (Il faut noter que pour lui, le féminisme commence et finit avec Lise Payette ! Un peu trop d’honneur pour la célèbre communicatrice et un abîme d’ignorance de la part de P. de P !)
Dérive médiatique La dérive médiatique a enchaîné : éditoriaux de Michelle Ouimet dans La Presse, (26-27 octobre) chronique de Foglia, multiples lettres des lecteurs, Indicatif Présent de Marie-France Bazzo : impossible de tout attraper. Oui ou non, le décrochage scolaire est-il causé par le féminin et le féminisme ? Mauvaise question. La véritable spécialiste de ce problème, Pierrette Bouchard a fait parvenir un texte documenté et éclairant aux journaux : ils ne l’ont pas publié. Allez vite le lire sur Sisyphe : "Faire réussir le garçons ou en finir avec le féminisme ? La montée d’une idéologie conservatrice". Elle y montre les omissions du discours masculiniste sur la réalité présente, l’entreprise de culpabilisation des femmes (vieux procédé qui remonte à Ève, ma foi !), la critique des idées de nature et la généralisation abusive concernant le phénomène du décrochage scolaire qui touche, ne l’oublions pas, également les filles. Allez aussi acheter l’ouvrage de Pierrette Bouchard et Jean-Claude Saint-Amant, Garçons et filles. Stéréotypes et réussite scolaire, les éditions du remue-ménage, 1996. Voilà un ouvrage sérieux, scientifique et non pas un salmigondis d’opinions. Fouillez également dans vos vieux Devoir. Le 18 octobre, Louise Mailloux, professeure de philosophie au Cégep du Vieux Montréal a publié : "Pour en finir avec le XVIIIe siècle. Le féminisme n’est pas la cause du décrochage scolaire des garçons". Sisyphe a également publié cet article. Louise Mailloux y démontre que les idées soi-disant nouvelles qui critiquent les femmes prennent leur source dans les idées du XVIIIe siècle. Et le 12 novembre, Johanne Fortier, Présidente de la Fédération des syndicats de l’enseignement a publié : "S’inspirer du féminisme plutôt que de le dénigrer", où elle fait état des recherches sérieuses qui documentent la question. Tous ces textes sont fondamentaux : je ne pourrais pas dire mieux les choses que leurs auteures. Les femmes longtemps absentes des collèges et universités Je voudrais toutefois ajouter quelques remarques. Tout d’abord, il faut prendre note que l’absence des femmes dans les niveaux collégial et universitaire, pendant des décennies pour ne pas dire un siècle, n’a suscité aucune inquiétude collective. Les seules personnes à s’émouvoir de cette anomalie étaient les féministes justement, qu’on accusait d’ailleurs déjà de vouloir bouleverser l’ordre social avec leur revendication du droit à l’éducation supérieure pour les filles. Le levée de boucliers contre le féminisme est la stratégie la plus constante et la plus consternante des opposants à l’autonomie des femmes. Ensuite, partout où enfin on a permis aux filles de poursuivre leurs études, elles ont mieux réussi que les garçons. Cela est noté dès la fin du XIXe siècle aux États-Unis. Une visiteuse française, Thérèse Bentson décrit longuement le phénomène dans son ouvrage The condition of Women in the United States, en 1894. Ici au Québec, la toute première bachelière, Marie-Justine Gérin-Lajoie est arrivée première aux examens provinciaux en 1910. Mais on ne lui a pas remis la récompense attribuée à cette performance : on a préféré taire "cet incident compromettant", disent les autorités de l’Université Laval, et on a remis le Prix Colin à l’étudiant qui était arrivé second ! Dans leur ouvrage sur l’instruction des filles, Allez les filles ! (Seuil, 1992), Baudelot et Establet montrent bien qu’une fois levés les obstacles structurels qui bloquent les filles à l’instruction, les filles démontrent leur suprématie précoce en français et l’égalité de leurs compétences avec les garçons en mathématiques. Tous les autres dimorphismes observés, notamment sur l’orientation dans des filières éducatives distinctes, sur le décrochage scolaire, sur la formation professionnelle, relèvent de phénomènes de mentalités, d’origine sociale et d’attente sociale. Ils notent également que le succès des étudiantes est un phénomène mondial et accordent même une attention particulière (une fois n’est pas coutume) à la situation canadienne et québécoise. Le décrochage scolaire, une vieille réalité Ensuite toujours, le décrochage scolaire est une vieille réalité scolaire. On nommait naguère le phénomène : la persévérance scolaire, car les spécialistes préféraient examiner le parcours de ceux et celles qui réussissaient plutôt que de s’affliger sur le sort de ceux qui abandonnaient l’école. Triste situation d’une société qui refusait d’investir dans l’instruction de ses enfants et se contentait pendant des décennies que la majorité ne dépasse pas le niveau de la cinquième année ! Et même dans les milieux super protégés du célèbre cours classique, on décrochait à qui mieux mieux. Dans un collège "normal", on comptait 6 classes d’Éléments Latins ; 5 classes de Syntaxe et de Méthode ; 4 classes de Versification ; 3 classes de Belles-Lettres et de Rhétorique ; 2 classes de philosophie Junior et une seule classe de Philosophie Senior. Où étaient passés les autres élèves : ils avaient décroché ! Il n’y avait pourtant aucune femme à l’horizon dans les collèges ! Même phénomène dans les collègues de filles, mais en moins dramatique car elles ne constituaient que 18% de la clientèle totale des cours classique. Ne l’oublions pas : garçons ET filles décrochent. Filles ET garçons réussissent. Et l’école est la même pour tous. Pourquoi les mêmes causes ne produisent-elles pas les mêmes effets ? Enfin, j’aimerais faire observer le cadre d’analyse utilisé pour caractériser tous ces phénomènes. Lorsque les garçons étaient seuls à fréquenter le collège et l’université, les raisons qu’on invoquait pour exclure les filles étaient en elles : cela pouvait aller de leur vocation à la maternité à la nature différente de leur cerveau ; de leur soumission au cycle menstruel ( "De grâce, n’étudiez jamais durant vos menstruations !", conseillait un certain Dr. Clarke en 1880, aux malheureuses étudiantes qui persistaient à vouloir étudier !) à leur incapacité fondamentale à affronter la trigonométrie, le grec ou la métaphysique. Il s’est dit tellement de sottises que je n’ose insister. Et maintenant, quand on invoque des raisons pour expliquer le décrochage des garçons, ces raisons se trouvent en dehors d’eux : c’est l’école trop féminine, trop axée sur les valeurs dites féminines ; c’est le féminisme qui a poussé les filles en avant ; c’est le féminisme excessif qui a dit aux hommes et aux garçons qu’ils étaient des violeurs en puissance, etc. Ne voit-on pas qu’on institue ainsi deux formes d’analyse de niveaux différents ; et qu’on change de catégorie d’arguments selon que le phénomène à expliquer est féminin ou masculin : naturalisé pour les filles ; socialisé pour les garçons. Comment se fait-il que les filles se sont adaptées sans problèmes à une école, des programmes scolaires qui ont été conçus, il faut le savoir, pour les garçons, dans un cadre de savoir masculin pour ne pas dire androcentrique. Les filles, au collège et à l’université, apprennent les règles d’un jeu professionnel et intellectuel qui se conjugue encore au masculin. Cherchez la réalité des femmes dans les théories économiques, les traités philosophiques, dans les livres de littérature et d’histoire, etc. etc. Et pendant ce temps, on ne compte pour rien les jeux vidéos violents, les arcades, les cassettes porno, le cinéma commercial, les sports extrêmes, toute cette panoplie d’activités dérisoires où les garçons sont décidément champions ! Pauvre de nous ! Décidément, Louise Mailloux a raison : "Le féminisme fait partie de la solution". Écrit à Sherbrooke, en novembre 2002. Suggestion de Sisyphe |