À la lecture du rapport de la commission Bouchard-Taylor, je reste sur ma faim, et ce, à plusieurs égards. Malgré une analyse intéressante, les conclusions des commissaires ne vont pas assez loin.
On peut certes se réjouir des recommandations visant l’intégration des immigrants et la lutte contre les inégalités et la discrimination. [...] L’objectif de déjudiciarisation du traitement des demandes d’accommodement est louable aussi. Mais, pour atteindre ce but, il aurait fallu établir quelques balises claires, qu’une société laïque et démocratique doit se donner pour tracer des limites raisonnables face aux demandes religieuses de toute origine. Là-dessus, le rapport reste muet. Pire encore, il accrédite l’idée que la liberté de religion prime d’autres enjeux sociaux importants et justifie des exceptions aux règles de gestion laïques. Le rapport accrédite aussi l’interprétation très étroite de la notion de « contrainte excessive » pouvant justifier le refus d’une demande d’accommodement religieux.
Égalité hommes-femmes
Mais là où le bât blesse le plus, c’est lorsque le rapport passe outre aux craintes exprimées par plusieurs voulant que certains accommodements religieux contreviennent au principe de l’égalité des sexes. À ce sujet, les commissaires se contentent de recommander d’accroître le soutien financier aux organismes d’appui aux femmes immigrantes - ce dont il faut bien sûr se réjouir - et d’appuyer le projet d’insérer une clause interprétative dans la Charte québécoise établissant l’égalité hommes-femmes comme une valeur fondamentale.
Cela reste nettement insuffisant. En l’absence de balises claires visant à renforcer le principe d’égalité des sexes qui mérite protection, on ne voit pas comment on pourra éviter d’autres débats ou dérives liées à certaines pratiques religieuses qui reposent sur un principe contraire, celui de la hiérarchie des sexes.
Des balises nécessaires
Trois balises clairement énoncées auraient suffi à assainir ce débat qui, soit dit en passant, ne concernait que les accommodements religieux, et non tous les autres types d’accommodement.
Premièrement, selon le principe de réciprocité reconnu par les commissaires, il faudrait revoir le concept d’accommodement raisonnable pour en faire une obligation à deux voies quand il s’agit de religion. Cela se justifie du fait que la religion, contrairement au handicap, la race ou la grossesse, laisse grande place aux interprétations qui peuvent être très souples et tolérantes ou extrêmement rigides et contraignantes.
Dans un contexte marqué par la montée des intégrismes religieux de toute origine, il n’est ni réaliste ni souhaitable d’exiger des institutions laïques qu’elles agréent les demandes issues des interprétations les plus rigides de chaque religion. Concrètement, cela signifie que les individus devraient faire appel à la notion d’accommodement qui existe dans leur propre religion, avant d’exiger des institutions de modifier leurs règles de gestion commune.
Une clause de plus
Deuxièmement, l’ajout d’une clause interprétative à la Charte serait nécessaire pour préciser que la liberté religieuse rencontre sa limite dans l’obligation de respecter l’égalité des sexes, de ne pas empiéter sur l’espace public commun et d’accepter les règles de gestion laïques des institutions.
Cela signifie que nul ne doit subir de persécution ou de discrimination sur la base de ses croyances religieuses dans l’accès à tous les services publics et à l’emploi, selon ses compétences, mais cela n’inclut pas le droit de mettre en application toutes les pratiques découlant de ses propres convictions religieuses, en tout lieu et en tout temps. D’ailleurs, le rapport des commissaires reconnaît bien que les droits mêmes les plus fondamentaux ne sont pas absolus et peuvent être limités dans certaines situations.
Troisièmement, il faudrait revoir la notion de « contrainte excessive » qui doit tenir compte d’enjeux sociaux importants. Ces trois balises offrent toute la latitude nécessaire pour faire face aux demandes religieuses, dans le respect de tous, sans compromettre le modèle de société laïque et égalitaire choisi par la majorité.
Les signes religieux
Selon les balises énoncées plus haut, l’abandon de tout signe religieux devient une exigence raisonnable pour occuper une fonction publique. Il est dommage que le rapport recommande uniquement l’interdiction de signes religieux aux magistrats et procureurs de la Couronne, aux policiers, aux gardiens de prison, aux président et vice-présidents de l’Assemblée nationale, du fait qu’ils exercent un certain pouvoir.
Logiquement, cette règle devrait s’appliquer également aux enseignants du système public, d’autant plus que leur fonction implique l’exercice d’une certaine autorité sur les usagers. Bien qu’il s’agisse d’une contrainte sur le plan individuel, on peut soutenir qu’elle n’est pas excessive. Prétendre qu’une telle exigence porterait atteinte à la liberté religieuse est réducteur.
Il faut bien reconnaître que le fait d’occuper une fonction publique n’est pas un droit, mais un privilège, qui s’accompagne de certaines obligations. Celles-ci incluent non seulement la règle de neutralité, mais également l’apparence de neutralité, afin que tous se sentent traités équitablement, comme il se doit.
Un État laïc et démocratique a donc le droit d’exiger un devoir de réserve des personnes occupant une fonction publique, qui implique l’exercice d’un pouvoir ou d’une autorité sur d’autres, sans être accusé de porter atteinte à la liberté de religion. L’objection de ceux qui prétendent que cela conduirait à l’exclusion et la discrimination à l’endroit des minorités religieuses repose sur le même amalgame, dénoncé comme étant raciste, qui consiste à attribuer à l’ensemble des membres d’une minorité les revendications portées par un petit nombre d’entre eux.
La ségrégation sexuelle
S’il est vrai que l’on ne peut établir une hiérarchie des droits, on peut néanmoins établir une hiérarchie des valeurs, tel que cela est reconnu dans le rapport (p.134). Ainsi, on pourrait considérer que, dans un contexte de modernité, la demande de ségrégation sexuelle liée aux croyances religieuses relève de « préférences » légitimes, mais non fondamentales, des individus qui en font la demande.
Par conséquent, un service public, normalement mixte (les piscines municipales, le service de police, l’école, etc.), ne serait pas tenu de répondre à ces demandes, indépendamment de la logistique ou des coûts matériels découlant de telles demandes, et ce, pour au moins deux bonnes raisons.
Message clair
Premièrement, qu’il s’agisse d’horaires de piscine séparés ou du refus de faire affaire avec une femme (policière, directrice d’école, examinatrice ou autre), ces demandes comportent un potentiel de discrimination qui risque de remettre en question l’autorité ou la compétence de la personne occupant une fonction dans ces institutions. Il aurait fallu lancer un message clair et sans ambiguïté, disant que, dans une société égalitaire, on ne peut choisir le sexe d’un fonctionnaire ou d’un prestataire de service public ni, à l’inverse, refuser de servir une personne de l’autre sexe, prétextant ses croyances religieuses.
Bien qu’il soit possible d’admettre certaines exceptions dans le domaine de la santé, lorsqu’il s’agit de l’intimité du corps, cela ne peut s’appliquer dans toutes les situations, comme dans les cas d’urgence. D’autres exceptions seraient envisageables pour autant qu’elles s’inscrivent dans un objectif d’intégration progressif.
Droits des femmes
Deuxièmement, il est difficile d’ignorer que ces demandes liées au refus de la mixité ont un effet structurant dans la société qui va à l’encontre du principe d’égalité des sexes. Agir autrement revient à cautionner des pratiques patriarcales, qui renforcent la domination des hommes sur le corps des femmes. Ces demandes vont à l’encontre des droits et libertés des femmes issues des groupes religieux qui en font la demande.
Le fait que certaines femmes soutiennent de telles demandes ne change rien au fait que cette pratique, une fois généralisée, contribue à restreindre l’espace de liberté accordé aux femmes qui devront de plus en plus s’abstenir de fréquenter des lieux mixtes. Cette logique conduit à légitimer la répudiation pour cause de non-virginité, l’excision, les mariages forcés ou encore les crimes d’honneur. C’est ce qui pousse les mouvements féministes partout dans le monde à lutter contre l’obscurantisme religieux, qui enferme les femmes dans des traditions patriarcales, et à soutenir la promotion de l’égalité, la laïcité et la mixité, pour assurer l’émancipation des individus.
Contrainte excessive
Comme le souligne bien le rapport de la commission, l’obligation d’accommodement n’est pas sans limite. Une demande peut être rejetée si elle entraîne ce que les juristes appellent une « contrainte excessive ». Il est clair que les dérives observées jusqu’ici tiennent justement au fait que les juristes interprètent la « contrainte excessive » de façon très limitative, ne tenant compte que des coûts pour l’entreprise et de l’atteinte à la liberté d’autrui, ce qui n’est pas suffisant.
La notion de « contrainte excessive » doit tenir compte des enjeux sociaux importants. Ainsi, les demandes de ségrégation sexuelle dans les services et les institutions publiques seraient considérées comme une « contrainte excessive », compte tenu de leur impact structurant dans la société.
Les croyances religieuses ne sont pas, a priori, une contrainte excessive pour les individus. Chaque religion offre aux croyants des accommodements qui leur permettent de vaquer librement à leurs occupations dans le respect des règles communes, sans avoir besoin d’accommodements particuliers, comme l’ont soutenu plusieurs membres des minorités religieuses lors des audiences publiques.
Une réflexion critique s’impose au sein même des groupes minoritaires concernés, afin de remettre en question le bien-fondé de certaines revendications religieuses, portées par un petit nombre d’entre eux. Il est clair que, dans un contexte pluraliste, ces demandes alimentent les tensions interculturelles et desservent les intérêts du groupe à long terme.
Omission grave
Il est regrettable qu’aucune recommandation du rapport ne préconise des efforts accrus visant à faire partager le principe d’égalité des sexes par le plus grand nombre, au sein des diverses communautés culturelles, et pour assurer le respect des droits des femmes immigrantes, trop souvent niés par des coutumes traditionnelles.
Cette grave omission relève du relativisme culturel et passe outre à l’obligation pour la société d’accueil de promouvoir et d’assurer l’égalité des sexes, compte tenu des conventions internationales signées par le Canada.
– L’auteure a publié Accommodements raisonnables - Droit à la différence et non différence des droits, VLB éditeur, 2007. Elle a reçu le prix Condorcet 2007 du Mouvement laïque québécois.
Publié d’abord dans Le Devoir, le 16 juin 2008 et sur Sisyphe avec l’autorisation de l’auteure.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 21 juin 2008