L’Organisation des Nations Unies a mis du temps à affronter le problème de la traite des personnes, mais en février dernier (2008), elle a tenu sa toute première conférence sur le sujet – une réunion de trois jours à Vienne parrainée par l’Initiative mondiale de l’ONU contre la traite des êtres humains, qui relève de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Le problème est colossal : d’après les estimations de l’ONU, la traite des personnes ferait quelque 2,5 millions de victimes dans le monde - dont 80 % seraient des femmes et des enfants - et générerait environ 32 milliards de dollars par année.
« Nous devons tâcher de mieux comprendre le problème…Je crois que nous n’avons pas encore bien compris ce qui se passe dans la tête des victimes et des exploiteurs », a indiqué aux journalistes le chef de l’UNODC, Antonio Maria Costa.
Pourtant, des militantes féministes suivent l’évolution de ce fléau depuis au moins 30 ans et elles en connaissent bien l’ampleur. De nos jours, la traite d’êtres humains pour alimenter l’industrie du sexe est un marché mondial soutenu par des outils électroniques et la technologie de pointe. Les prédateurs s’y retrouvent à tous les niveaux, depuis l’épicentre – les acheteurs/clients – jusqu’aux proxénètes locaux et aux trafiquants internationaux qui utilisent les mêmes méthodes que les maris violents pour asservir leurs victimes : insultes, menaces, coups, isolement social, contrôle économique, viol et autres genres de torture.
Il en résulte une profonde détresse émotionnelle dont les symptômes sont extrêmes : dépression, anxiété, syndrome de stress post-traumatique (SSPT), toxicomanie et même lésions cérébrales traumatiques. Selon une étude menée dans neuf pays et publiée dans The Journal of Trauma Practice, 71 pour 100 des personnes prostituées auraient subi des agressions physiques, 68 pour 100 répondraient aux critères diagnostiques du SSPT (taux comparables à ceux qu’on observe chez les anciens combattants, les femmes battues ou violées et les victimes de torture pratiquée par des agents de l’État) et 89 pour 100 d’entre elles voudraient s’enfuir. Mis à part le combat en zone de guerre, on ne trouve dans aucun autre « emploi » des taux semblables de violence physique, de viol et d’homicide.
Les symptômes du SSPT sont encore plus intenses lorsque les femmes prostituées sont aussi filmées à des fins de pornographie. En fait, l’industrie du sexe est alimentée par la pornographie qui non seulement montre aux hommes comment « utiliser » les femmes, mais est également une voie d’approvisionnement privilégiée pour amener les femmes vers la prostitution. Des hommes peuvent désormais repérer des femmes à acheter partout sur la planète en consultant les sites de pornographie et de prostitution, lesquels sont pratiquement identiques : tous ces sites se servent de photos pour proposer leurs « produits », suggèrent des mauvais traitements à infliger aux femmes et minimisent ou occultent les souffrances qui en résultent. Les femmes prostituées offertes aux acheteurs sur ces sites sont en très grande majorité jeunes, pauvres et « exotiques », c’est-à-dire non blanches.
Certains soutiennent toujours que la prostitution « à moins d’être forcée » est un emploi comme un autre et que les personnes qui l’exercent sont des « travailleuses/travailleurs du sexe ». Mais ce qui peut paraître un emploi à première vue reste quand même une activité effectuée sous la contrainte, notamment, de la pauvreté ou des mauvais traitements. Car il y a contrainte quand une Zambienne explique qu’elle a commencé à se prostituer pour nourrir ses enfants. Ou quand une adolescente brésilienne confie que, puisqu’elle subit des abus sexuels depuis toujours, autant en retirer de l’argent. Ou quand des villageois népalais vendent leur fille à un bordel en Inde pour que le reste de la famille puisse survivre. En qualifiant les femmes prostituées de « travailleuses du sexe », on occulte cette violence physique et psychologique qui porte atteinte aux droits fondamentaux et civils de ces femmes.
Les partisans de la réglementation ou de la légalisation du « travail du sexe » jugent que la prostitution est un emploi « assez bon pour les femmes pauvres ». Les féministes du monde entier estiment néanmoins que : 1) Toute femme prostituée ou victime de la traite a subi une contrainte, même si elle semble se prostituer volontairement, puisque la violence sexuelle, le racisme et la pauvreté extrême sont des formes omniprésentes de contrainte ; 2) La prostitution est comparable à l’esclavage sexuel en ce qu’elle est en soi si discriminatoire et abusive qu’elle ne peut être réformée et doit être abolie ; 3) La prostitution, la traite des personnes et la pornographie sont des industries parentes qui, en plus d’être fatales pour les femmes prises dans leurs filets, sont aussi un moyen de contrôle social à l’endroit de toutes les femmes.
Les adversaires de l’abolition, dont certains attachent plus d’importance à la liberté sexuelle qu’aux libertés civiles, prétendent que lorsque la prostitution sera légale et qu’elle ne sera plus stigmatisée, les personnes prostituées pourront se protéger contre les clients ou les proxénètes violents. Or, quiconque entre dans ce milieu ne peut échapper à l’exploitation sexuelle puisque c’est là l’essence même de la prostitution. Le viol, la violence et le harcèlement sexuel verbal en font partie intégrante. De plus, la stigmatisation sociale persiste même lorsque la prostitution est légalisée ou décriminalisée. Craignant d’être cataloguées à jamais, beaucoup de Néerlandaises pourtant tenues de s’enregistrer officiellement dans leur pays où la prostitution est légale préfèrent l’anonymat, même si elles renoncent par le fait même à la possibilité d’accumuler des droits de pension.
La décriminalisation de la prostitution est souvent présentée comme une mesure de « réduction des préjudices » : selon ses adeptes, les femmes seraient plus en sécurité si elles se prostituaient dans des lieux clos plutôt que dans la rue. Pourtant, les employées des agences d’escorte de Chicago signalent la même fréquence de viols que les femmes qui se prostituent dans la rue. Aux Pays-Bas, 90 pour 100 des prostituées exhibées dans les vitrines ou employées dans les bordels et les clubs présentent les mêmes symptômes de détresse émotionnelle intense que celles qui se prostituent illégalement ailleurs. Qui plus est, rien n’indique que la prostitution légale réduise la prostitution clandestine. Bien au contraire, après la légalisation de la prostitution à Victoria, en Australie, le nombre de bordels légaux a doublé, mais le nombre de bordels illégaux a triplé.
Les études montrent que, là où la prostitution est légalisée ou décriminalisée, la traite d’êtres humains s’intensifie. L’Allemagne et les Pays-Bas « importent » maintenant la plupart des femmes exploitées dans la prostitution. D’après une récente étude sur la prostitution au Nevada, 81 pour 100 des employées des bordels légaux de l’État voulaient s’en échapper, mais étaient sous l’emprise de proxénètes légaux et illégaux. Par ailleurs, il y aurait d’après certaines données une traite transnationale de femmes pour approvisionner les bordels légaux. Même si le Nevada est le seul État américain où la prostitution est légale, de 80 à 90 pour 100 de la prostitution qui s’y déroule est illégale.
Comme la prostitution tolérée ou réglementée par l’État normalise la prédation sexuelle, la position féministe progressiste devrait être d’en revendiquer l’abolition et non la prohibition. Voila vingt ans, Kathleen Barry et la regrettée Andrea Dworkin ont proposé d’arrêter les clients, les proxénètes et les trafiquants mais pas les femmes prostituées, dans le but d’abolir la prostitution, tout en affirmant leur solidarité avec les femmes. C’est le modèle qu’a adopté la Suède où les femmes ne sont pas arrêtées ; on leur offre plutôt des services sociaux et de la formation professionnelle pour les aider à quitter le milieu. En revanche, les clients et les proxénètes sont traduits en justice. Depuis l’adoption de cette loi en 1999, la traite des femmes a chuté de façon spectaculaire et ne fait plus que 500 victimes par années en Suède. D’après des études parues en 2004, le nombre d’hommes ayant acheté les services sexuels de femmes aurait chuté de 75 pour 100. Il semblerait que les trafiquants de chair humaine optent désormais pour d’autres destinations comme la Finlande (de 10 000 à 15 000 femmes y seraient amenées chaque année à partir de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lithuanie), le Danemark ou la Norvège, où il n’est pas interdit d’acheter des femmes.
En 2004, par suite de campagnes féministes, la Corée du Sud a adopté des lois sans précédent qui criminalisaient l’achat et la vente de services sexuels. Ces lois éliminaient la servitude pour dettes, autorisaient la saisie des biens acquis par la traite de personnes, alourdissaient les sanctions prévues pour la traite et la prostitution, mettaient des ressources à la disposition des femmes prostituées et victimes de traite et débloquaient des fonds pour des campagnes de sensibilisation. Depuis l’entrée en vigueur de ces lois, le nombre de bordels a reculé de 37 pour 100, le nombre de bars et de clubs (soit 80 pour 100 de l’industrie du sexe en Corée), de 30 à 40 pour 100, et le nombre de femmes dans les bordels, de 52 pour 100.
Diverses ententes internationales peuvent être invoquées pour réprimer la prostitution et la traite de personnes. La Convention de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui déclare le commerce du sexe et la prostitution incompatibles avec la dignité et la valeur humaines et décrit le tort qu’ils causent aux femmes adultes consentantes. Le Protocole de Palerme, adopté en 2000, (Protocole des Nations Unies visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants) élargit la définition de la traite de personnes contenue dans la Convention, vise divers genres d’exploitation sexuelle et établit une méthode de coopération judiciaire mondiale permettant de poursuivre les trafiquants et les membres du crime organisé, même s’il est rédigé dans un langage parfois ambigu et ne traite pas suffisamment des formes moins violentes de contrainte. Un protocole plus récent (Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée) cible les trafiquants et les proxénètes. Dans son rapport de 2006, le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits des victimes de la traite des personnes considère la demande des hommes pour des prostituées comme un facteur capital dont il faut tenir compte pour réprimer la traite des femmes.
Les féministes abolitionnistes se réjouissent que l’on cible les acheteurs de services sexuels. Elles jugent essentiel de s’attaquer à l’invisibilité sociale des clients et de faire respecter les lois interdisant l’achat et la vente de femmes. Elles sont par ailleurs encouragées par les campagnes de sensibilisation comme celles lancées en Suède, en Inde, aux Philippines et aux États-Unis, qui remettent en question la banalisation et la glorification du proxénétisme et de l’achat de services sexuels.