Juan José Tamayo est directeur de la Chaire de théologie et de sciences des religions à l’Université Carlos III de Madrid. Il est auteur de Teología de la liberación en el nuevo escenario político y religioso, Ed. Tirant Lo Blanc, Valencia. Cette tribune a été publiée dans le quotidien El Pais, en date du 14 août 2010. Elle nous paraît tout aussi utile que le long entretien qui a été infligé aux lecteurs et lectrices de Suisse romande par le Matin dimanche et par la télévision (TSR) de Mgr Bernard Genoud (évêque de Fribourg, Valais et Vaud) [Rédaction du site « À l’Encontre »].
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L’Église catholique du XXe siècle, qui a légitimé tant de dictatures et maintenu le secret sur la pédophilie de certains de ses membres, s’est montrée implacable envers ces théologiens d’une honnêteté impeccable qui ont osé exprimer leur désaccord.
Des silences déplorables et des condamnations sans pitié, voilà quelle a été l’attitude du Vatican et d’une bonne partie de la hiérarchie catholique durant ces 70 dernières années. Des silences déplorables devant des massacres et des crimes contre l’humanité et leurs responsables. Condamnations impitoyables des théologiens et théologiennes, prêtres, évêques, philosophes, écrivains – chrétiens ou non – qui, en exerçant leur liberté d’expression, ont osé manifester leur désaccord ; condamnations qui vont toutes à l’encontre de la logique juridique qui établit que « la pensée ne commet pas de délit ». Silences déplorables qui ont protégé des personnes sanguinaires, des idéologies totalitaires et des dictatures militaires ayant du sang sur les mains. Condamnations impitoyables d’hommes et de femmes aux mains propres, d’une honnêteté impeccable, menant une vie exemplaire.
Le plus grave de ces silences a sans doute été celui de Pie XII au sujet des six millions de Juifs, de Gitans, de handicapés, d’homosexuels et de transsexuels envoyés aux chambres à gaz et aux fours crématoires des camps de concentration du nazisme. Avant cela, lorsqu’il était encore secrétaire d’État du Vatican, il avait signé, au nom de Pie XI, le Concordat impérial avec l’Allemagne nazie gouvernée par Hitler. C’est là qu’a commencé sa complicité avec le nazisme. Un des premiers intellectuels à dénoncer ce silence déplorable a été le dramaturge allemand [Rolf] Hochulth dans sa pièce de théâtre Le Vicaire, jouée pour la première fois en 1963.
En 1953, Pie XII a signé un Concordat avec Franco, légitimant la dictature, alors qu’il gardait le silence sur la répression franquiste qui a sévi après la guerre civile et qui a entraîné des dizaines de milliers de morts.
Une année plus tard, il récidivait avec le dictateur Rafael Trujillo [1891-1961], président de la République Dominicaine, en omettant de condamner ses abus de pouvoir et ses crimes d’État.
Au cours des années 1940, le cardinal Emmanuel Célestin Suhard, archevêque de Paris, a autorisé quelques prêtres et religieux à travailler dans les usines. Le frère dominicain Jacques Loew l’a fait comme docker sur le port de Marseille. Monseigneur Alfred Ancel, évêque auxiliaire de Lyon, a été prêtre ouvrier pendant cinq ans. L’expérience a été immortalisée par l’écrivain catholique Gilbert Cesbron [1913-1979] dans son roman Les saints vont en enfer.
Mais cette démarche n’a pas tardé à être liquidée. Les prêtres ouvriers ont été accusés d’être des communistes et des subversifs, alors qu’ils ne faisaient que témoigner de l’Évangile au sein de la classe travailleuse en partageant la vie et les peines des ouvriers éloignés de l’Église et incroyants, en s’identifiant à leur lutte, en gagnant leur pain à la sueur de leur front. Au lieu de balayer ces accusations contre les prêtres ouvriers, Pie XII les a acceptées comme étant vraies. Il a exigé de ces prêtres qu’ils abandonnent le travail dans les usines et réintègrent le travail pastoral dans les paroisses, et des religieux membres qu’ordres qu’ils rejoignent leur communauté. Simultanément, il ordonnait aux évêques français d’expédier les prêtres ouvriers dans des couvents pour être « rééduqués ».
Un autre long silence complice a été gardé en ce qui concerne les abus sexuels commis par des prêtres, des religieux et des évêques sur des enfants, des adolescents et des jeunes*, pendant plus d’un demi-siècle, dans des paroisses, des noviciats, des séminaires, des maisons de formation, des fondations religieuses et des foyers dans de nombreux pays, en abusant de l’autorité liée à leur fonction et de la confiance que leur accordaient les parents.
Des plaintes contre le fondateur de La Légion du Christ [constituée en 1941], le Mexicain Marcial Maciel [décédé en 2008], sont parvenues jusqu’au Vatican. Mais on n’en a pas tenu compte, ou elles ont été archivées. Ce qui lui a laissé carte blanche pour continuer à commettre des crimes sexuels contre des personnes vulnérables et sans défense, en abusant de son pouvoir et de son influence comme fondateur de la Légion et en prenant appui sur le soutien qui lui était accordé par des papes et des évêques.
Par contre, la Nouvelle Théologie a suscité de la part de Pie XII une condamnation impitoyable dans l’encyclique Humani generis (1950), laquelle a été suivie de sanctions contre les théologiens les plus représentatifs de cette tendance : Henri de Lubac [jésuite français], Karl Rahner [jésuite allemand], Yves M. Congar [dominicain français], Dominique Chenu [dominicain français]... Leurs délits : concevoir une théologie en dialogue avec la modernité, chercher l’unité des Églises à travers l’œcuménisme, enterrer définitivement les guerres de religion.
Les sanctions : la censure de publications théologiques, des assignations à résidence (Congar, qui est ensuite devenu cardinal, a subi trois assignations), des interdictions d’écrire et de prêcher, la privation du droit d’enseignement, la mise de certaines de leurs œuvres à l’Index des livres interdits, faisant qu’elles soient retirées des bibliothèques, des séminaires et des facultés de théologie, l’expulsion des congrégations religieuses et, parfois, la prison.
Quelques mois avant l’inauguration du concile Vatican II [1962] par Jean XXIII, le cardinal Alfredo Ottaviani [1890-1979], qui exerçait la fonction de Grand Inquisiteur à la tête du Saint Office (qui deviendra la Congrégation pour la doctrine de la foi), a adressé aux évêques du monde entier la lettre Crimen sollicitationis, dans laquelle il établissait la procédure à suivre dans certains cas d’abus sexuels de la part de prêtres : il exigeait que dans la confession les cas de sollicitation soient traités « de la manière la plus réservée », et il imposait l’« obligation du silence perpétuel ». En outre, toutes les personnes impliquées dans ces incidents (y compris les victimes) étaient menacées d’excommunication si elles ne gardaient le secret. Le silence a été maintenu durant les pontificats de Jean XXIII [1881-1964], de Paul VI [1897-1976], de Jean-Paul II [1920-2005] et de Benoît XVI [Joseph Ratzinger – 1927-] jusqu’à il y a quelques mois.
Avec le concile Vatican II on a cru que les sanctions allaient être supprimées et que le voile de silence allait être levé concernant ces crimes de lèse humanité. Mais cela n’a pas été le cas. La publication de l’encyclique Humanae vitae (1968), de Paul VI, qui condamnait l’utilisation de nouvelles méthodes contraceptives, a entraîné de nouveaux procès, censures, prohibitions et condamnations contre les théologiens qui ont exprimé leur désaccord. Edward Schillebeeckx [dominicain belge, 1914-2009] et Bernhard Häring [théologien allemand, 1912-1998] ont été deux exemples emblématiques de ce processus. Ces deux conseillers de Vatican II, qui avaient inspiré certains de ses textes novateurs, ont été sévèrement jugés par la Congrégation pour la doctrine de la foi.
Alors que les conditions des procès ecclésiastiques aux mains du Saint-office étaient rendues plus difficiles (acceptation de plaintes anonymes, non-défense de l’inculpé devant les tribunaux ecclésiastiques, les mêmes personnes instruisaient le procès, jugeaient et condamnaient, impossibilité de faire appel...), le même organisme du Vatican imposait le silence sur les crimes de pédophilie, protégeait les coupables, les absolvait en l’absence de toute intention de s’amender. Et comme si cela ne suffisait pas, il leur donnait une nouvelle charge pastorale, parfois sans même avertir les évêques et les prêtres qui leur étaient proches des véritables raisons de leur déplacement.
Dans la lettre De delicti gravioribus, de 2001, le cardinal Ratzinger ratifiait le silence imposé par le cardinal Ottaviani 40 ans plus tôt. Pendant ce temps, il condamnait dans de nombreux documents l’homosexualité, déclarant l’inclination homosexuelle « objectivement désordonnée » et les relations homosexuelles « moralement inacceptables ». Il exigeait que les candidats homosexuels au sacerdoce soient expulsés des séminaires. Il y a quelques jours le théologien allemand David Berger [responsable de la revue Theologisches] a été exclu de ses fonctions auprès de l’Académie Pontificale Saint Thomas d’Aquin [dirigée par un membre connu de l’Opus Dei, Lluis Clavell] pour avoir révélé publiquement son homosexualité. Tant qu’il maintenait le secret, pas de problèmes. Le cynisme du Vatican n’a décidément pas de limites !
Récemment, la Congrégation pour la doctrine de la foi a apporté quelques modifications au document de 2001. Sous l’apparence de renforcer les sanctions, ces modifications aggravent encore les choses, en qualifiant l’ordination sacrée des femmes, l’apostasie et l’hérésie comme étant des délits graves et punissables au même titre que l’homosexualité.
La théologienne féministe Rosemary Redford Ruether [elle enseigne la théologie à la Claremont Graduate University] explique que pour le Vatican le fait de « tenter d’ordonner une femme est pire que le fait d’abuser sexuellement d’un enfant. L’abus sexuel sur un enfant par un prêtre est un faux pas déplorable de la part d’un individu faible... La tentative d’ordonner une femme prêtre est une offense sexuelle, une contradiction de la nature de l’Ordre Sacerdotal, un sacrilège, un scandale ». Voilà encore une condamnation sans pitié contre les femmes, une majorité de l’Église catholique réduite au silence. Jusqu’à quand ?
Juan José Tamayo
* Paru en français sur le site de À l’Encontre. Traduction À l’Encontre, le 16 août 2010.
* Et en espagnol sur le site El Pais : « Silencios ominosos, condenas inmisericordes »
* Note de Sisyphe. Il faudrait ajouter "des femmes". Voir Des prêtres violent des religieuses. Et le Vatican se tait, par Micheline Carrier, sur le site Sisyphe.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 20 août 2010
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