Le 12 décembre 2011, le gouvernement canadien a publié une directive, qui entrait en vigueur sur-le-champ, interdisant désormais qu’une personne prête son serment de citoyenneté à visage couvert. Par ailleurs, la Cour suprême du Canada décidera dans les prochaines semaines ou prochains mois si des plaignantes peuvent se présenter devant les tribunaux à visage couvert, par exemple, vêtues d’un niqab ou d’une burqa. La Cour suprême décidera si se couvrir entièrement le visage en cour est un droit, et dans l’affirmative, s’il s’agit d’un droit pour les femmes de confession musulmane seulement ou pour toutes les femmes. Le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes - FAEJF (The Women’s Legal Education and Action Fund - LEAF) soutient celles qui réclament le droit de se présenter en cour visage voilé. (1)
Diane Guilbault réagit à cette information et commente le document déposé en Cour suprême par le LEAF. Voici ses échanges avec le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.
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Le 9 décembre 2011 - Lettre au Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (LEAF), par Diane Guilbault
Bonjour Madame,
Est-ce vrai ce que je lis dans le journal (The National Post) (2) aujourd’hui à l’effet que votre organisation appuie le port de la burka devant un tribunal ?
Si c’est le cas, permettez-moi de vous dire toute mon indignation et ma honte de voir qu’une organisation comme la vôtre, censée défendre les droits des femmes et particulièrement leur droit à la dignité, entérine une pratique aussi dégradante à l’endroit des femmes.
La burka est le symbole ultime de l’aliénation des femmes et de leur statut de citoyenne de deuxième catégorie. Que des membres de groupes sectaires réclament le droit de souffrir, c’est une chose, mais qu’une organisation comme la vôtre le fasse, c’est un affront à toutes les femmes du monde.
J’espère que vous me ferez parvenir le mémoire que vous allez déposer en cour et dans lequel j’apprendrai que cet article n’est que fabulation.
Merci de votre attention et je demeure dans l’attente de votre réponse.
Diane Guilbault, auteure de Démocratie et égalité des sexe, Éditions Sisyphe, 2008.
Notes
1. Position du LEAF en fichier PDF sur son site.
2. Barbara Kay, "Feminists back women as possessions in Supreme Court case", The National Post, le 9 décembre 2011. Notez que le titre provocateur du National Post laisse entendre que "les" féministes soutiennent en Cour suprême une vision des femmes comme propriété, alors qu’il s’agit du Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, et non de l’ensemble des féministes. Nous avons l’habitude de ce genre de généralisation.
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Le 9 décembre 2011 - Réponse de Joanna Birenbaum, du Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes - LEAF (The Women’s Legal Education and Action Fund)
Diane,
Thank you very much for taking the time to send us this email and for expressing your concern.
Barbara Kay misrepresents LEAF’s submissions in this case, which are entirely supportive of women’s equality. Our submissions focus on encouraging the reporting and prosecution of sexual assault and on ensuring that sexual assault complainants are not re-victimized and abused at the hands of the justice system. Put simply, just because you wear the niqab, you shouldn’t be shut out of the Canadian justice system when you’ve been raped. Barring women who wear the niqab from access to justice does not advance the equality rights of the niqab-wearing woman nor the equality of women in Canada generally.
No woman should be ordered to remove her clothing in order to testify in sexual assault proceedings. The difference between supporting the right of a woman to wear the niqab and the rights of women not to be forcibly stripped of the niqab (or any other clothing) is substantive and no just semantic. Our concern is that the accused’s request that this complainant remove her niqab is yet another tactic to "whack the complainant", to humiliate and degrade her and to prevent the complainant from proceeding with the sexual assault charges, in this case relating to childhood sexual abuse.
Attached is LEAF’s SCC factum. I also attach LEAF’s submission on Bill 94 (in French) which further elaborate our approach to this issue and a LEAF backgrounder on the niqab, although it is only available in English.
I would also be happy to talk to you about this further and, again, appreciate your thoughts.
Joanna Birenbaum
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Des failles majeures dans l’argumentaire - Réponse de Diane Guilbault
Merci de votre réponse. Je suis cependant abasourdie par les glissements de raisonnement dans le document déposé à la Cour suprême du Canada.
Quand un raisonnement commence sur le mauvais pied, les conclusions qui suivent sont conséquemment irrationnelles. Et, avec tout le respect que je vous dois, je constate deux failles majeures dans votre raisonnement.
La première, c’est votre affirmation de départ qu’il s’agit là d’une personne, qui est a racialized woman from a stigmatized religious/racial minority. Comment peut-on affirmer que cette personne appartient à une minorité raciale puisque elle est dissimulée ? La race n’a strictement rien à voir avec la cause car le niqab peut être porté par des personnes de toutes origines. Au contraire, votre position est raciste puisque elle associe automatiquement un comportement à une race. C’est exactement cela le racisme. Parce que le niqab est associé à un groupe minoritaire, certains se sentent obligés d’en prendre la défense au nom de la lutte au racisme. Mais alors, le niqab serait à vos yeux inacceptable en Arabie saoudite où il doit être porté par toutes les femmes du pays, donc par la majorité ? Et il deviendrait acceptable lorsqu’il est porté dans des pays où - heureusement - ce n’est pas une pratique généralisée ?
Mais qui plus est, vous transformez une dimension de la liberté de conscience, dont fait partie la liberté religieuse, en dimension basée sur la race. Ce glissement, étonnant de la part de juristes, est sans doute à l’origine de la 2e faille.
En effet, ce malheureux glissement vous empêche de voir le niqab pour ce qu’il est : une prison ambulante, une négation totale de l’égalité des femmes, une atteinte profonde à la dignité des femmes, de toutes les femmes. Le niqab fait partie de ces coutumes extrêmement discriminatoires que les États, dont le Canada, qui ont signé la CEDEF (CEDAW, article 2 f) se sont engagés à ELIMINER, pas à encourager. En parfaite contradiction avec cet engagement pris par le Canada en 1982, vous soutenez que porter ce niqab est un droit constitutionnel. C’est la 2e faille et elle est de taille.
Un gouvernement ne peut pas d’un côté s’engager à lutter contre des pratiques discriminatoires et, d’un autre côte, affirmer qu’une telle pratique est un droit constitutionnel.
Vous dites aussi que ces femmes sont stigmatisées. En effet, mais le stigmate, c’est le niqab, ce n’est pas le regard de la société sur cette pratique. Comme tous ceux qui adoptent des comportements considérés négativement par la société – par exemple, mépriser les femmes ou les immigrants – ces femmes ne peuvent pas être surprises de subir l’opprobre. Elles se stigmatisent elles-mêmes, ce qu’elles ont le droit de faire mais dont elles doivent assumer les conséquences.
Examinons quelques hypothèses.
1. N.S. porte le niqab par choix. Faire un choix, c’est exactement cela : assumer ses choix. Elle a choisi d’enlever son niqab pour obtenir un permis de conduire, une chose relativement peu importante. Vous savez également que cette dame musulmane, si elle veut respecter l’un des cinq piliers de l’islam, soit le voyage à la Mecque, devra enlever son niqab puisqu’il est interdit à la Mecque. On sait également que ni le hijab, ni le niqab ne font partie des 5 piliers de l’islam. N.S. a donc un choix à faire : ou elle enlève le masque et a ainsi la possibilité de poursuivre ses agresseurs, ou elle choisit de se priver de cette possibilité de poursuite pour garder son masque.
2. N.S. est obligée de porter le niqab. Qui l’oblige ? Son mari ? Son frère ? Son père ? Alors, vous devriez, vous ou la police, intervenir auprès de ces personnes et les informer que le Canada a signé la CEDEF par laquelle il s’est engagé à lutter contre les pratiques discriminatoires et sexistes, y compris les pratiques dites religieuses (article 2 f).
3. N.S. porte le niqab parce qu’elle pense qu’Allah le lui demande. Si c’est le cas, cette femme a besoin d’aide, pas d’un renforcement de nos tribunaux face à un mauvais traitement. Quand quelqu’un est en danger, on a le devoir de l’aider. Vous dites (cf. 23) : only Muslim women wear the niqab. Et vous demandez au tribunal de donner une validité à une pratique aussi dégradante ? Seules les femmes subissent des clitoridectomies. Allez-vous les aider à les obtenir sous prétexte que seules les femmes doivent les subir ? Cette vue sectaire de l’islam ne doit pas être reconnue par des tribunaux dans un pays où la loi protège l’égalité entre les femmes et les hommes. C’est leur demander d’agir contrairement à la loi.
Par ailleurs, vous écrivez que de demander à N. S. de se dévoiler le visage enverrait a chilling message to all women who have experienced sexual assault. Je pense que c’est exactement le contraire : en donnant une validité à cette coutume discriminatoire, la Cour enverrait a chilling message (message effrayant) à toutes les femmes musulmanes qui doivent se battre, parfois au péril de leur vie, pour ne pas porter le niqab. Imaginons que cette pratique soit reconnue comme un droit constitutionnel au Canada, on peut facilement prévoir l’effet dramatique sur les femmes des communautés musulmanes, non seulement au Canada, mais dans le monde entier.
Votre document évoque à plusieurs reprises les préjugés de la population à l’égard des musulmans et particulièrement des femmes voilées depuis 2001. Je trouve que votre position traduit vos propres préjugés à l’égard des gens qui voient le niqab pour ce qu’il est vraiment : une honte à l’endroit des femmes. La lutte contre le port du voile est bien antérieure à 2001, elle remonte à la révolution islamique en Iran en 1979. Vous en parlerez aux nombreuses Iraniennes qui ont fui leur pays depuis.
En tant que féministe de longue date, je suis absolument catastrophée de lire que LEAF fait d’une pratique aussi barbare que le port du niqab un droit constitutionnel.
Un raisonnement, aussi subtil et apparemment logique soit-il, ne tient pas la route si le jugement n’en fait pas partie. C’est ce qui s’est passé en 1928 quand les juges de la Cour suprême du Canada ont statué que les femmes n’étaient pas des personnes au sens de la loi. Votre position sur le niqab est tout aussi scandaleuse. Mais au moins, les juges de la Cour suprême avaient le prétexte de ne pas être eux-mêmes des femmes…
Mis en ligne sur Sisyphe, le 13 décembre 2011
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