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vendredi 6 janvier 2012

Le fractionnement du revenu, une invitation à la guerre contre l’égalité des femmes

par Kathleen A. Lahey, professeure de droit, Université Queen’s






Écrits d'Élaine Audet



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THEMES ABORDES :

Impôt sur le revenu

pauvreté

Les premiers systèmes européens d’impôt sur le revenu utilisaient tous le couple marié comme modèle du « contribuable » dans les années 1700 et 1800. C’est parce qu’à cette époque on ne considérait pas les femmes comme des « personnes » légales. Ainsi, tous les revenus que pouvaient avoir les couples appartenaient, en droit, au mari. Le mari était donc traité comme le seul contribuable du ménage, et il déclarait à la fois son revenu et celui de son épouse comme s’ils étaient tous les deux les siens. (Et de fait, en droit, ils l’étaient.)

Pendant la révolution industrielle, des femmes de Grande-Bretagne ont commencé à protester contre ces règles fiscales. Il leur fallut plus d’un siècle - jusqu’aux années 1990 - pour convaincre leur gouvernement de les imposer en tant qu’individues. Cette avancée en vint finalement à libérer leurs propres revenus d’une barrière fiscale énorme, mais cachée. (Et cette politique est déjà en voie d’érosion depuis le récent virage conservateur au Royaume-Uni).

En contraste avec le « vieux monde », le droit fiscal canadien et le droit fiscal états-unien ont traité les femmes comme des individues en adoptant en 1917 des lois fiscales s’inspirant en partie du lien avec l’acquisition du droit de vote par les femmes, en vertu du principe « pas de taxation sans représentation ». (Aux États-Unis, des femmes sont littéralement allées en prison pour avoir refusé de payer des impôts si l’on ne leur permettait pas de voter.)

L’effet de cette avancée importante est que, dès les premiers jours du système fiscal canadien, les femmes n’ont pas eu à faire face aux énormes barrières cachées que le fractionnement du revenu et d’autres formes d’imposition commune du couple dressent devant celles qui ont leurs revenus propres.

Un exemple simple permet de constater ce dont il s’agit : si un mari tire un avantage fiscal de 4 200 $ du fractionnement avec sa femme de ses revenus s’élevant à 100 000 $ (comme il le ferait selon une proposition déposée par le premier ministre canadien, Stephen Harper, en 2009), il perdra ce remboursement de 4 200 $ advenant que sa femme décide de travailler à l’extérieur de la maison. L’épouse – ou la conjointe de fait – devrait gagner immédiatement au moins autant que le mari pour annuler l’effet de cette barrière fiscale et, compte tenu des frais de garde d’enfants et d’autres dépenses encourues, son travail rémunéré pourrait demeurer « non payant » aux yeux de certains conjoints.

Les États-Uniennes ont perdu leur droit à l’imposition individuelle à la fin de Seconde guerre mondiale, lorsque le fractionnement complet du revenu a été instauré comme moyen de « faire quelque chose » pour tous ces anciens combattants qui rentraient au pays. Ce que le gouvernement de l’époque a dû « faire » pour eux, notamment, a été de s’assurer qu’ils pouvaient revenir à un emploi convenable, et le fractionnement du revenu a créé le parfait incitatif fiscal pour amener les femmes à se retirer du marché de l’emploi rémunéré.

Le système de déclaration fiscale conjointe alors instauré aux États-Unis fit beaucoup pour expulser les femmes du marché de l’emploi immédiatement après la guerre. Tout le monde fut informé où se situait son avantage économique alors que des magazines comme U.S, News & World Report éduquaient le public avec des articles aux titres comme « Femmes – Travailler n’est plus payant » et « Les célibataires ont avantage à se marier » (une petite ruade contre la communauté homosexuelle).

Au Canada, les idéologues conservateurs rêvent depuis les années 1950 d’instaurer la déclaration conjointe à l’américaine.

Alors que le reste de la planète rejette de plus en plus la formule du fractionnement du revenu, précisément parce qu’elle sape les gains de productivité découlant de la formation et de l’expérience de travail croissantes des femmes, Stephen Harper veut offrir aux familles le principal pot-de-vin connu des spécialistes de la politique fiscale, dans le but d’expulser les femmes du marché de l’emploi rémunéré.

Ce n’est pas qu’une invitation à mener une « guerre aux mamans » – il s’agit d’une guerre visant l’égalité et les droits économiques durement acquis par les femmes.

Bref historique du « nouveau » projet de fractionnement du revenu de l’administration Harper

Peu de temps après l’entrée en fonction du gouvernement Harper, en 2006, il a instauré le fractionnement du revenu provenant des pensions de retraite. À l’époque, Harper a soutenu que le fractionnement des revenus était la façon la plus équitable de compenser les aîné-es pour les pertes subies sur leurs investissements en vue de la retraite lorsque le gouvernement a promulgué de nouvelles règles fiscales pour les fiducies de revenu.

En réalité, l’adoption des mesures du fractionnement des revenus de pensions n’était que la première étape d’un programme soigneusement préparé en vue d’instaurer un vieux rêve du Reform Party – permettre à l’ensemble des couples de fractionner leurs revenus pour fins d’impôt.

Le fait que seuls les couples vivant d’un seul revenu élevé puissent réellement bénéficier du fractionnement de ce revenu n’a jamais troublé les Réformistes. Cela faisait même partie, pour eux, de l’attrait de cette formule : les principaux avantages fiscaux du fractionnement du revenu sont réservés aux couples à un seul revenu dirigés par des hommes (NDLR : parce que ce sont la plupart du temps des hommes qui ont les plus hauts revenus), et ses partisans croient que la formule du fractionnement incitera ces couples à des efforts supplémentaires pour avoir des enfants. Il est également prévu que si le revenu du chef de famille est suffisamment important pour faire vivre toute la famille, l’autre conjoint – qui est habituellement la femme – n’aura pas besoin ou intérêt de travailler à salaire. On peut penser que le peu d’attention accordée à l’absence ou à la quasi-absence d’avantages du fractionnement du revenu pour les personnes célibataires, autochtones, immigrantes, racisées, handicapées, ou pour les couples à deux revenus, de même sexe ou à revenus modestes ou faibles est une indication de l’importance plus faible accordée par le gouvernement à leurs taux de natalité et à leurs besoins de services de garde.

Le fractionnement du revenu a toujours été un élément central de la plateforme électorale du Reform Party. Et quand ce parti est devenu l’opposition officielle à la fin des années 1990, il a immédiatement exigé la tenue d’audiences spéciales sur les avantages du fractionnement du revenu. Le comité spécial mis sur pied pour enquêter sur cette formule a recommandé qu’elle ne soit pas instaurée, la jugeant coûteuse (4 milliards de dollars en 1998), discriminatoire, inéquitable et économiquement contre-productive – puisqu’elle utiliserait les recettes du gouvernement pour inciter des travailleuses instruites et expérimentées à se retirer du marché du travail rémunéré.

Même si le Reform Party a échoué à instaurer le fractionnement du revenu à l’époque, cette proposition est restée au programme quand le Reform Party s’est rebaptisé l’Alliance canadienne, puis est devenu le Parti conservateur dirigé par Stephen Harper, ancien conseiller de Preston Manning.

Le Reform Party, l’Alliance et les Partis conservateurs n’étaient pas les seuls dans leur dévotion au fractionnement du revenu. En Australie, John Howard militait déjà en faveur du fractionnement du revenu au début des années 1990, et il a promis de promulguer cette formule, s’il était élu en 2004. Même si son parti conservateur a finalement renoncé à cette promesse - en raison de son coût énorme - Howard n’a jamais caché sa volonté d’offrir « une réduction d’impôt aux familles où la mère reste à la maison ».

Dans les mois précédant l’élection américaine de 2008, James C. Dobson, chef du lobby de droite Focus on the Family, a fortement incité ses groupes de pression évangéliques des États-Unis et du Canada à appuyer politiquement le fractionnement du revenu après avoir conclu qu’Obama pourrait abroger la forme américaine du fractionnement du revenu (la déclaration fiscale conjointe). Dobson a carrément soutenu que le fait d’abroger la déclaration conjointe mettrait en danger la grossesse et le mariage. Il a interprété cette mesure comme une menace directe pour son mouvement évangélique et pour sa préférence que les femmes consacrent leur temps à l’enseignement à domicile aux enfants et à des activités à teneur religieuse.

Durant le déploiement de la campagne de M. Dobson aux États-Unis, Harper a mis en commun plusieurs de ses principaux conseillers politiques, dont le principal David Quist, avec ceux d’une branche de Focus on the Family Canada, l’Institute on Marriage and the Family Canada (IMFC).

Quist a rapidement pris en main une nouvelle publication, l’IMFC Review, qui semble avoir été créée comme faire-valoir d’un bref article de Jack Mintz, un économiste albertain qui soutient que le Canada doit adopter le fractionnement du revenu. Quist a ensuite organisé un séminaire parlementaire centré sur la présentation par Mintz de son court article, ainsi que la publication de reportages dans certaines publications chrétiennes et dans le National Post au sujet du « nouveau mouvement en faveur du fractionnement du revenu ». (Le nom de Mintz sera familier à celles et ceux qui sont au fait de l’évolution des politiques de Harper en matière de fiducies de revenu et d’impôt sur les sociétés.) (Des membres de l’équipe politique d’Elizabeth May ont participé à certains de ces événements tenus sur la colline du Parlement.)

L’article de trois pages signé par Mintz ne fait pas mystère du fait que le fractionnement du revenu est seulement avantageux pour les couples où un des revenus est assez élevé, et qu’il s’agirait d’un programme extrêmement coûteux. Comment justifie-t-il un avantage fiscal aussi onéreux et discriminatoire ? Mintz s’en est tenu à des arguments séculiers : le fractionnement du revenu crée des incitatifs au mariage, au « choix » des femmes de se retirer d’emplois salariés, et de leur « choix » de consacrer leur temps à des tâches non payées au foyer et dans des organisations communautaires.

À l’élection de 2008, Harper a offert aux électeurs le « fractionnement du revenu d’invalidité » pour permettre aux couples s’occupant à la maison d’un membre handicapé de la famille de fractionner ses revenus. L’attention des médias aux règles discriminatoires d’admissibilité à ce programme, de ses avantages inégaux et de ses coûts élevés a entraîné sa discrète disparition du programme gouvernemental. Mais le fractionnement du revenu a refait surface, cette fois dans les règles s’appliquant aux conjoints dans les Comptes d’épargne libres d’impôt (CELI), et dans la « solution » imaginée par Finances Canada pour résoudre la surimposition des prestations universelles pour la garde d’enfants (PUGE) perçues par les contribuables à faible revenu, soit laisser le parent « partager » la PUGE avec l’enfant pour économiser 168 $ par année sur cette taxe. Ni l’un ni l’autre de ces changements n’a retenu l’attention des médias.

On promet maintenant une formule globale de fractionnement des revenus aux électrices et électeurs ayant des enfants de moins de 18 ans. Il est prévu qu’une fois que cette disposition est adoptée, le gouvernement l’étendra ensuite à tous les autres couples.

La promesse actuelle de fractionnement du revenu pour les parents est une étape de plus dans le programme soigneusement préparé par Harper pour transformer le système canadien de taxation des revenus des particuliers en un système basé sur le revenu des couples – un objectif auquel il n’a jamais cessé de travailler depuis le début des années 1990.

Post-scriptum : Quelques renseignements additionnels au sujet du « fractionnement du revenu » préconisé par Harper et du « féminisme » d’Elizabeth May.

 Voici ce qu’Andrea Mrozek a écrit le printemps dernier à propos des antécédents du « nouveau » projet de fractionnement du revenu de l’administration Harper.

Mrozek a débuté comme fondatrice et directrice générale de « Feminists for Choice », une organisation anti-avortement. Elle est aujourd’hui directrice de la recherche à l’Institute for Family and Marriage Canada, une branche du lobby Focus on the Family Canada. Lors de la plus récente élection fédérale, elle et son collègue David Quist (autrefois membre de la garde rapprochée des conseillers de Harper et maintenant chef de l’IMFC) ont été déployés pour soutenir ces arguments dans les médias. Il et elle l’ont fait chaque fois que des féministes ont souligné les préjugés de sexe et de genre, de race et d’identité autochtone et les valeurs opposées à la pauvreté et à certains couples qui font partie intégrante du fractionnement du revenu. Leur principal argument est que, si les femmes veulent se prêter au fractionnement du revenu, c’est leur « choix ». Et remarquez la façon dont, sous la plume de Mrozek, la critique féministe du fractionnement du revenu, dont Harper promet le début en 2014 ou 2015, devient « les revendications féministes pour des impôts plus élevés ». (C’est la même Mrozek qui tente maintenant de convaincre la population sur toutes les tribunes que l’on peut remédier à la mortalité maternelle dans les pays bénéficiant du soutien de l’ACDI malgré l’interdiction des services liés à l’avortement dans les projets financés par cet organisme.) Voir lien Mrozek.

 Et voici un texte qui démontre le lien direct entre Elizabeth May, ses conseillers et MM. Flaherty et Harper dans l’organisation et la présentation du premier de deux « séminaires » organisés sur la colline Parlementaire au sujet du fractionnement du revenu. (Le gouvernement Harper présente souvent ces deux sessions comme le « mouvement » de revendication auquel la législation promise est censée répondre). Lien Élizabeth May.

 Enfin, un dernier texte qui confirme que l’équipe de May était déjà consciente dès le début de 2007 des critiques féministes détaillées adressées au modèle du fractionnement du revenu. Lien May.

La version originale anglaise de ce texte a été publiée sur la liste discussion « Parleuses » ou PAR-L. en décembre 2011. L’auteure a autorisé la traduction et la diffusion de son texte en français.

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 janvier 2012



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Kathleen A. Lahey, professeure de droit, Université Queen’s



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