La propagande et les faux débats enlisent les projets d’abolition du système prostitueur. Ils occupent le devant de la scène et empêchent de poser le vrai enjeu de société qui se situe derrière cette loi : sommes-nous - la société française - enfin prêt-e-s pour les changements de société nécessaires au respect des droits et de la dignité des femmes ?
La notion de consentement est une arnaque, au plan légal comme au plan des faits.
Les faux débats ont pour argument principal : « les personnes en prostitution sont consentantes, elles l’ont choisi, il n’y a donc pas de violence ! ».
En fait, l’enjeu majeur des résolutions en faveur de l’abolition est de réaffirmer un principe des Droits Humains : aucun humain ne peut consentir à sa destruction ; en matière d’atteinte et de violation de l’intégrité physique et psychique d’une personne, de coups et blessures et d’actes de torture et de barbarie, le consentement de la victime est sans incidence sur la qualification des faits. Or aménager des droits aux prostitueurs voire aux proxénètes, affirmer la notion de « prostitution choisie », c’est blanchir leurs délits et leurs crimes au nom du consentement de la victime. C’est saper une des bases des Droits Humains.
D’ailleurs, dans les faits, ce discours de consentement bénéficie aux prostitueurs et à eux seuls, car toute personne prostituée est arrivée là à la suite d’une forme de violence. L’argent dans la prostitution n’est qu’un outil supplémentaire de la domination masculine fondée sur les violences, et les violences sexuelles en particulier. En effet, on ne peut comprendre le système prostitueur qu’en imbriquant toutes les violences physiques, économiques et sexuelles des hommes contre les femmes et les enfants.
Loin des clichés du mafioso, de nombreuses personnes prostituées on été d’abord mises en prostitution par un proche, un membre de la famille, un ascendant ou un conjoint. Les violences sexuelles dans l’enfance sont un facteur majeur d’entrée en prostitution, puisqu’une majorité des personnes prostituées (entre 60 et 80%) ont d’abord subi des violences sexuelles dans l’enfance, des maltraitances familiales qui ont ensuite mené à une errance matérielle et affective, des fugues ou des placements. L’âge moyen d’entrée dans la prostitution, selon les études, se situe dans l’enfance à 13 ans : ces personnes, mal prises en charge, abandonnées à la répétition de la violence et des traumatismes, sont des proies idéales pour les proxénètes.
En parallèle, la violence par conjoint est un déterminant majeur de l’entrée des femmes en prostitution et en pornographie. Les violences dévastatrices qu’exerce le conjoint violent sont propices à la mise en prostitution de sa victime : il l’isole, il rend son espace de vie invivable (foyer, espace de parentalité), il surenchérit les violences sexuelles, (la partouze devient viol collectif tarifés, puis des films en sont faits, et la femme est piégée, vouée à une escalade sans fin de la violence), et augmente ainsi la désocialisation et la dépendance financière et affective de sa victime. La mise en prostitution par un conjoint explique que beaucoup de victimes ne parviennent pas à désigner leurs agresseurs pour ce qu’ils sont : des proxénètes.
Enfin, 80% des femmes en prostitution sont migrantes. Elles fuient des pays dévastés par les violences masculines : guerres économiques, guerres militaires d’occupation ou nationalistes. Les profiteurs de chaque pays, fonctionnaires ou opportunistes, transforment leur exil en enfer.
Quel curseur éthique : la jouissance des hommes ou la souffrance des femmes ?
Les faux débats s’appuient tous sur l’idée que la prostitution est une forme de sexualité, car ce qui s’y « achète » serait un « rapport sexuel ». Mais le rapport prostitutionnel est-il une relation réciproque ? Non, bien sûr. D’un côté, la liberté entière de choisir de recourir ou non à la prostitution, l’expérience du désir, de l’excitation et du plaisir, l’absence de peur, l’absence d’humiliation d’avoir été utilisé et réduit à rien d’humain, l’absence d’un dégoût durable de soi et de la vie. De l’autre côté, l’expérience de gestes non désirés, le plus souvent de pénétrations non désirées, et la contrainte d’être là et de se plier à tous les désirs exprimés. Nommer cela sexualité est avouer le point de vue adopté : celui de l’homme qui a une expérience sexuelle d’excitation et de plaisir, et non celui de la personne prostituée qui a une expérience de violence extrême, car subir des actes non désirés est une source majeure de psycho-traumatismes. Nommer cela rapport sexuel, c’est se ranger du côté des agresseurs et soutenir la place que l’on réserve aux femmes dans la sexualité : la victime de viol.
Dénoncer l’équation prostitution = sexualité est d’autant plus urgent que le système prostitueur est responsable d’atteintes graves à l’intégrité psychique et physique des femmes en situations prostitutionnelles (fait très documenté) et d’une diminution de leur espérance de vie (1).
L’argent ne prouve pas le consentement de la victime mais la préméditation du violeur.
Dernière grande idée des faux débats : la prostitution serait une transaction marchande. L’homme paie ? c’est un consommateur ou un client … la personne prostituée en vit ? c’est un métier.
Mais est-ce la rétribution de l’exploité-e qui caractérise ce système ? Prétendre cela est d’une part ignorer que le vrai business se réalise bien en dehors des mains des personnes prostituées, puisque l’argent passe des mains du prostitueur directement au proxénète, qui empoche l’immense majorité, si ce n’est la totalité des profits. D’autre part, c’est nier la caractéristique centrale du système : la violence, à tous ses niveaux.
En effet, qui songe à définir l’esclavage ou les camps de concentration comme des plans marchands, où les persécuté-e-s seraient seulement des « travailleuses-eurs » ? Pourtant de la richesse est produite par ces systèmes. Or ce ne sont pas des considérations économiques qui guident ni l’analyse ni le choc éthique, mais bien le constat que des gens ont fait d’actes de torture et de la mort elle-même une étape dans la chaîne de production. Ce qui caractérise ces projets sociaux est donc la violence et la destruction des personnes ciblées. Que cette destruction soit ponctuée par un échange d’argent est secondaire. Mieux, le fait qu’elle puisse produire de la richesse suscite le scandale, puisque cela démontre l’indifférence criminelle ou le sadisme des payeurs, et le cynisme criminel des profiteurs.
L’échange d’argent ici n’atténue pas les violences, ni ne prouve le consentement des victimes ; il prouve au contraire qu’il y eu préméditation des violeurs et profit des proxénètes. L’échange d’argent en matière de crime est une circonstance aggravante.
Que dire du plaisir que retire l’homme à asservir autrui ? Loin de blanchir le coupable, l’indifférence, voire le plaisir à détruire autrui, est une circonstance aggravante : ces attitudes sont qualifiées de froideur voire de sadisme dans le cadre d’autres crimes (meurtre). Le sadisme est la pire des « intentions coupables » (au sens pénal) ; il motive les crimes les plus atroces.
Pour toutes ces raisons : la prostitution n’est ni une forme de sexualité ni une activité économique.
Il n’y a pas de « clients », mais des hommes prostitueurs qui achètent l’impunité d’un viol. Il n’y a pas de femmes, ni d’hommes, ni d’enfants qui « louent ou vendent des services sexuels », il n’y a que des victimes de violences sexuelles qui, à un moment donné, se voient forcées ou contraintes, par des hommes ou par les conséquences des violences du système exposées plus haut, à être violées quotidiennement par des inconnus.
Réglementer ou libéraliser la prostitution est une atteinte aux droits humains.
Réglementer ou libéraliser c’est affirmer, contre les principes des droits humains, que dans des faits de violation de l’intégrité physique et psychique de la personne, de coups et blessures et d’actes de torture, le consentement de la victime devient le critère déterminant.
Quelle sera la tâche du législateur alors ? S’assurer que le refus a été énoncé clairement ? Mesurer le degré de « provocation » de la victime ? On voit déjà les ravages qu’a cette politique d’inquisition des victimes de viols sur l’application de la loi : les crimes sont déqualifiés en délit dans la majorité des cas, et seule une infime minorité des viols donnent lieu à des condamnations (1,5%). À défaut, le législateur devra-t-il déterminer à quel niveau de violence les personnes peuvent consentir ? Sur quel critère ? Une jurisprudence de 2005 de la Cour Européenne (K.A. et A.D. c. Belgique ) (2) a montré que même les tortures les plus extrêmes ne justifient plus de protéger la victime dès lors que le bourreau et le législateur perçoivent les violences comme « sexuelles ». Couler de la cire dans l’anus d’une femme attachée qui hurle son refus a été déqualifié en coups et blessures, et ce pour une raison qui n’a rien à voir avec un principe des Droits Humains : les agresseurs n’auraient pas respecté les codes sadomaso. Consentir à sa destruction ou jouir du viol d’autrui, sont-ce là des « libertés » qu’une démocratie doit garantir ?
Refuser d’abolir le système prostitueur et aller vers une réglementation, c’est, 30 ans après la criminalisation du viol, officialiser l’impunité des violeurs. C’est un cheval de Troie législatif pour ruiner toutes les avancées des femmes et des féministes qui ont obtenu la pénalisation du viol.
Réglementer ou libéraliser ce système de violences, c’est entériner dans le droit qu’il existe un prix à certains crimes et que certains viols ont leur prix. Un droit démocratique peut-il énoncer cela ?
Un droit démocratique peut-il continuer à persécuter les victimes des hommes prostitueurs ? Enfin, peut-il laisser impunies des violences aussi graves, continues, répétées ? Rares sont les prostitueurs qui se limitent à une agression, à un viol. Les pénaliser est rétablir le droit, c’est aussi prévenir la récidive, épargner aux femmes qui côtoient ces hommes de ne pas être la prochaine. Protéger la liberté de prédation de 14% des hommes ou commencer à protéger les femmes face aux violeurs… ? Le choix de société est clair.
Abolir toute forme de prostitution, c’est enfin s’attaquer à l’impunité des violeurs, et commencer à reconnaître que les enfants et les femmes sont des êtres humains à part entière, dont l’intégrité physique ne peut être violée. Abolir le système prostitueur, c’est la seule solution, pour vivre dans une société humaine.
Notes
1. « Une étude prospective aux USA sur 33 ans de 1969 femmes (John J. Potterat, 2003) a montré que pendant la situation prostitutionnelle les personnes prostituées ont un taux de mortalité bien plus important que la population générale (femmes de même âge, mêmes origines) 459/100 000 contre 5,9/100 000 (x78) avec une moyenne d’âge de décès à 34 ans ; les causes de mortalité sont l’homicide, la prise de drogues, les accidents, l’alcool. La situation prostitutionnelle est l’activité la plus à risque de mort par homicides (clients, proxénètes) avec 204/100 000, le métier le plus dangereux aux USA étant à 29 homicides /100 000 pour les hommes et 4 homicides/100 000 pour les femmes). » Dr Muriel Salmona, 2012 (En ligne.).
2. Arrêt mis en ligne : fichier PDF.
Les auteures
Muriel Salmona est psychiatre, psycho-traumatologue, Présidente de l’association mémoire traumatique et victimologie. Sandrine Goldschmidt est journaliste, présidente de Femmes en résistance, blog À dire d’elles. Anne Billows est Présidente « d’Education féministe », militante féministe. Typhaine Duch est comédienne, militante féministe. Annie Ferrand est psychologue, militante féministe.
– Le site Slate.fr a publié une version raccourcie de cet article sous le titre "Abolir le système prostitueur pour réaffirmer les droits humains", le 28 novembre 2012. Nous remercions les auteures de leur collaboration.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 30 novembre 2012