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mercredi 30 janvier 2013 Laïcité et diversité - Les angles morts des paradigmes de lecture de la diversité
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Une polarisation problématique La présence en Occident de communautés immigrées en provenance de sociétés musulmanes est la source d’un désarroi qui prend des allures de crise quant à la place de la religion dans l’espace public. Sur ces questions, on constate une polarisation entre une attitude alarmiste qui semble quelquefois exagérée et une attitude apologétique des pratiques conservatrices, qui semble minimiser ou nier les problèmes liés à l’influence de l’islam radical. Chacun des deux pôles est fortement diversifié, et il regroupe des courants politiques qui partent de prémisses idéologiques fort différentes. Du côté de ceux et celles qui mettent en avant le principe de laïcité pour interdire certaines pratiques religieuses dans l’espace public, il y a surtout des courants qui puisent leurs racines dans une tradition républicaine, fondée sur les notions d’égalité des droits pour tous les citoyens, et qu’on peut difficilement accuser de xénophobie ou de racisme. Il y a aussi des courants féministes qui voient dans la laïcité un moyen de lutte aux tendances patriarcales (1), et des musulmans et des musulmanes qui expriment une hostilité sans compromis envers toutes les manifestations d’intégrisme religieux. Mais il y a aussi les courants de la droite nationaliste qui se sont fait plus visibles dans les sociétés occidentales. Ces derniers se sont braqués sur l’islam en général (et non seulement sur ses manifestations fondamentalistes) et ils utilisent la laïcité comme arme de combat pour dénigrer tout ce qui relève de l’islam (2), produisant quelquefois un discours ouvertement raciste. Du côté de ceux qui critiquent la référence au principe de laïcité, on retrouve des courants anti-racistes et des associations de défense des droits et des libertés civiles, mais aussi des courants religieux qui militent activement pour un rôle plus visible de la religion dans l’espace public. Ces derniers courants incluent des islamistes et des salafistes (3) qui estiment que le port du voile ou même du niqab est une obligation religieuse, et que celles qui ne le portent pas sont des femmes dépravées. La proximité que nous avons notée, de chaque côté du débat, entre courants qui procèdent de philosophies différentes mais qui se retrouvent du même côté de ce débat est une source de confusion et un signe du désarroi dont nous avons parlé. Elle permet à chaque côté de relever des contradictions dans la position adverse, et d’attribuer aux uns les motivations des autres. La controverse résulte de deux facteurs : l’existence d’angles morts dans les paradigmes de lecture (eux-mêmes dûs au contexte international changeant) ainsi que d’un certain « brouillage » des catégories et des symboles, qui sont devenus polysémiques. Nous n’analyserons pas ici la question de la polysémie, ni celle du contexte international. Les lectrices et lecteurs intéressés pourront consulter le texte complet de cette recherche (Antonius, 2011). Mais nous allons essayer de préciser ce que nous voulons dire en faisant référence aux angles morts des paradigmes de lecture. Les angles morts des paradigmes de lecture Comment se fait-il que des courants de pensée qui partagent en gros les mêmes orientations normatives se retrouvent dans des positions opposées sur des questions spécifiques concernant la place de la religion dans l’espace public ? Il nous semble qu’on ne peut ramener toutes les divergences à des divergences idéologiques. Les polarisations évoquées plus haut et les rapprochements inusités qui en résultent révèlent une difficulté plus profonde, que nous formulons à l’aide du concept d’« angles morts » des paradigmes de lecture de la situation. Les angles morts des paradigmes de lecture sont des éléments théoriques ou empiriques difficiles à intégrer dans un paradigme donné parce qu’ils entrent en contradiction avec d’autres éléments du même paradigme. La nécessité de penser les polarisations dans ces termes vient du fait que les arguments présentés par les divers acteurs, dans les controverses évoquées plus haut, nous semblent en général bien articulés et font preuve de cohérence interne. La cohérence interne est rendue possible par le fait que la source d’incohérence est gardée à distance. Les aspects de la situation empirique qui sont plus difficiles à intégrer sont simplement ignorés. Nous formulons l’hypothèse que chacune des approches laisse des angles morts. Un aspect particulier, empirique, de cette hypothèse peut être formulé comme suit : l’angle mort des approches postcoloniales est le caractère de discours majoritaire de certaines des revendications qui sont portées par des groupes minoritaires. En d’autres termes, des groupes minoritaires dans un contexte donné peuvent être porteurs d’une culture dont la logique profonde est celle d’une culture majoritaire, qui existe ailleurs et qui est à l’origine du discours. Les revendications qui en découlent ne sont pas perçues comme émanant d’un discours majoritaire, justement parce qu’elles sont portées par des groupes minoritaires qui vivent, par ailleurs, des processus de marginalisation partielle. Si nous avons spécifié les approches postcoloniales, c’est que la notion de « groupe subalterne » y est centrale, mais cet angle mort est commun à plusieurs courants qui prennent la défense des pratiques les plus intégristes en fondant leurs justifications sur l’aspect minoritaire, voire marginalisé, de ces pratiques dans les sociétés occidentales. Cette hypothèse s’applique particulièrement non pas à l’islam, mais bien à l’islam politique, c’est-à-dire aux courants qui visent à mettre la normativité religieuse, surtout dans ses versions les plus conservatrices, au cœur des processus politiques. Les revendications qui en découlent ne font pas partie de pratiques culturelles en cours dans les sociétés arabes d’après l’ère des indépendances, mais bien de nouvelles pratiques, actualisées à partir d’anciennes traditions, qui ont été portées par les courants de l’islam salafiste et qui visent à instaurer un ordre social contraignant pour tous, où l’espace public est régi par des normes religieuses. Tous les courants de l’islam politique réclament que la chari’a soit le fondement de l’ordre social et que ses injonctions soient imposées par l’État. Une injonction religieuse sous-tend cet objectif : al nahyy ‘an al munkar, wal amri bil ma’rouf (la dissuassion de ce qui est détestable, et l’injonction à obéir à ce qui est vertueux). L’objectif explicite de la prise du pouvoir souhaitée par ces courants est l’imposition de cet ordre social par l’État à l’ensemble de la société. Les États qui ne le font pas sont considérés comme des États impies, apostats, ou simplement non musulmans. C’est dans le cadre de cette nouvelle culture politique qu’un certain nombre de comportements ont été promus par les courants islamistes, incluant une pratique religieuse ostentatoire et des signes visibles qui démarquent les musulmans. Ce sont les courants de la droite islamique qui proposent la culture dont le niqab fait partie, de la même façon que les courants chrétiens fondamentalistes produisent une culture de domination dans ce qu’on appelle le Bible Belt, dans le sud des États-Unis. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une logique de société majoritaire qui exclut, marginalise, et stigmatise ceux et celles qui ne se conforment pas à ses injonctions, sacralisées par référence à la religion. Car le seul fait, pour quelqu’un qui fait partie du groupe, de ne pas se conformer remet en question le caractère obligatoire de se conformer à une pratique donnée. Il est important de souligner que le port du niqab qui se généralise de plus en plus dans les sociétés arabes est porté par un discours qui réclame l’imposition par l’État des comportements qu’il propose. Quand il n’impose pas les règles les plus strictes, l’État est déclaré « apostat », kafer, infidèle. Or l’existence de minorités, dans les sociétés arabes et musulmanes, qui ne souhaitent pas respecter les injonctions proposées par les courants islamistes remet en question le caractère obligatoire de ces injonctions. Il devient donc nécessaire, si on veut qu’un comportement tel que le hidjab ou le niqab devienne populaire, d’étiqueter ceux et celles qui le contestent comme étant « autres », différents, et de stigmatiser cette différence. Dans le discours salafiste, ces autres sont les chrétiens, les juifs, les musulmans de tendance laïque, etc., mais aussi les musulmans chi’ites (4). C’est tout cela qu’il y a derrière l’apparition récente, dans les sociétés arabes urbanisées, d’un phénomène tel que celui du niqab et des revendications qui en découlent en Occident (5). Mais, transposée en situation de minoritaire, cette logique disparaît. Seule la pratique elle-même subsiste, justifiée comme un choix individuel et donc comme un droit. Elle devient un angle mort des approches fondées sur les droits individuels ou encore sur la notion de « culture subalterne » de certains immigrants marginalisés. Ce que ces remarques signifient, c’est qu’une lecture politique des revendications de type religieux conduit à les voir comme un élément d’une affirmation politique qui a pour effet (6) d’instaurer des espaces où les règles de l’État laïc ne s’appliquent pas, ce qui devient possible si une mobilisation se fait autour de ces revendications. Celles-ci deviennent alors autorisées à la faveur de rapports de pouvoir modifiés en faveur des demandeurs. Donc, à partir d’un paradigme républicain, on peut reprocher aux approches fondées sur le droit individuel absolu le fait que la reconnaissance sans balises du droit à la différence entraîne une différence des droits. Un paradigme « républicain » serait hostile à une telle éventualité, mais il pourrait lui-même entraîner une situation où des droits individuels pourraient être sacrifiés au nom du bien commun. C’est dans la façon dont ce dilemme là est résolu que se trouve en grande partie la différence entre les approches française et canadienne de la gestion de la diversité. Les remarques qui précèdent ont, ici, le statut d’hypothèses dont nous avons illustré la plausibilité. Pour les confirmer et les approfondir, il faudrait appliquer la méthode utilisée par le courant des études postcoloniales à la pensée salafiste qui produit le niqab, considérée comme pensée majoritaire dans son contexte social d’origine. En tournant le regard vers ces cultures majoritaires là-bas, transposées en situation subalterne ici, les travaux de Goldberg (1993) ou de Razack (2008) peuvent alors devenir extrêmement éclairants et déconstruire les processus d’affirmation hégémonique qui sous-tendent ces cultures. Sherene Razack nous dit que les discours de défense des valeurs cachent les hiérarchies qu’ils expriment (Razack, 2008, p. 8) (7). Nous sommes en accord avec cette remarque mais en précisant qu’elle s’applique avec beaucoup plus de pertinence au discours islamiste qui est non seulement fondé sur une défense des valeurs mais également sur un plaidoyer pour les imposer de force à tous les individus, de préférence par l’État, par le biais de la législation, appuyée par des milices chargées de la coercition comme on en voit dans les sociétés où les courants islamistes sont au pouvoir. Mais on pourrait faire une analyse qui part de prémisses inverses, et qui examinerait de façon critique les paradigmes qui se centrent sur la valeur de symbole politique des signes religieux, pour faire ressortir leurs angles morts. On pourrait alors faire ressortir l’appropriation active de ces symboles par les individus, qui en transforment les significations. Les sociétés arabes et musulmanes n’étant ni monolithiques ni statiques, et vivant, au contraire, des processus vigoureux de transformation, de contestation, et de contre-réforme, les différentes significations de ces phénomènes sociaux sont possibles simultanément. Ceci complique leur régulation en situation de migration car l’une des tendances suppose, comme nous l’avons dit plus haut, une redéfinition de l’espace public et une remise en question des normes courantes du vivre-ensemble, dans un sens qui va à l’encontre des victoires chèrement acquises, au bout de longues luttes d’émancipation des individus pris dans des carcans religieux traditionnels. Cette situation met en lumière ce que nous appelons l’« incomplétude normative » des philosophies politiques de gestion de la diversité : à partir des valeurs dominantes dans la société québécoise, par exemple, il n’est pas possible de trancher clairement comment se positionner par rapport aux difficiles questions posées par l’émergence des symboles religieux dans l’espace public. La neutralité de l’État, codifiée ou non dans une charte éventuelle de la laïcité, est une valeur généralement acceptée et qui découle en partie des Chartes de droits canadienne et québécoise. C’est en vertu de ces principes que l’on demande à un conseil municipal de ne pas faire de prière (catholique) avant ses réunions. Mais comment régler alors le cas d’une policière ou d’une juge qui voudrait porter le hidjab ? Le lui interdire serait une violation de sa liberté de conscience, le permettre serait une reconnaissance d’une normativité autre que celle de l’État par des personnes en position d’autorité. Autre exemple : la loi électorale ne prévoyait sans doute pas qu’il viendrait l’idée à quelqu’un de vouloir se présenter à un bureau de vote, un jour, avec le visage entièrement caché par un niqab. Il n’y a donc pas d’interdiction en ce sens. Le préciser est-il un signe d’islamophobie, ou une exigence de civilité ? Si l’on s’appuie sur les grands principes qui font consensus dans les sociétés canadienne et québécoise, la réponse à ce type de questions n’est pas évidente. Notre conclusion est que les politiques de gestion de la diversité ne peuvent pas protéger simultanément tous les droits qu’elles souhaitent promouvoir. Les systèmes normatifs dans le cadre desquels nous fonctionnons sont incomplets, en ce qu’ils ne déterminent pas de façon unique la réponse à certaines questions fondamentales qui se posent à nous dans le contexte actuel. Les trois sphères de rapports de pouvoir Comment expliquer cette situation ? Nous terminerons ce texte avec une proposition explicative, énoncée brièvement ici mais qui devra être développée ailleurs, celle de l’interaction de trois sphères de rapports de pouvoir dont chacune subit directement les effets des deux autres sans avoir de prise directe sur les grands facteurs qui les structurent. Il s’agit de : a) la sphère des rapports entre les minorités musulmanes issues de l’immigration et les autres composantes sociales ou religieuses (majoritaires ou autres minorités) dans les sociétés occidentales ; b) la sphère des rapports coloniaux, néocoloniaux et postcoloniaux, qui se jouent sur la scène internationale entre les puissances occidentales et les sociétés du grand Moyen-Orient ; et c) la sphère des rapports de pouvoir dans les sociétés à majorité musulmane, entre ces majorités et les minorités confessionnelles, musulmanes ou non musulmanes, dans ces sociétés. Dans chacune de ces sphères, on peut déceler clairement l’effet de processus sociaux, idéologiques et politiques qui se déroulent dans les deux autres sphères. Nous affirmons que les significations données aux luttes pour établir ou consolider l’hégémonie d’un groupe dans chacune de ces sphères, ou au contraire la contester, ne peuvent être bien saisies qu’en référence aux deux autres sphères. Il s’agit donc d’une véritable articulation de rapports de pouvoir (8). Il est facile d’illustrer la pertinence de poser la question ainsi. Par exemple, l’appui qui avait été apporté dans les années 1990 aux réseaux islamistes arabes de la nébuleuse Ben Laden par l’administration américaine est fort bien documenté (Mamdani, 2004). Cet appui a résulté d’un calcul stratégique visant à mobiliser les islamistes djihadistes (9) du monde entier pour aller en Afghanistan déloger les Soviétiques. Ce calcul stratégique, qui se déroule dans la sphère des rapports coloniaux, a eu des conséquences profondes dans les deux autres sphères : ceux qu’on a désignés par le terme « Afghans arabes » sont retournés dans leur pays arabes d’origine une fois démobilisés, et ils ont contribué très activement à la croissance du courant salafiste et de sa variante djihadiste. Ils ont donc eu un premier effet sur le discours majoritaire, dans les pays arabes, envers les non musulmans et envers les musulmans de tendance laïque, processus qui se situe dans la troisième sphère. Mais ils ont eu un autre effet dans la première sphère, celle des rapports entre minorités musulmanes et majorités dans les sociétés occidentales. Cet effet s’est fait sentir d’abord par le biais de la migration, dans le cadre duquel des revendications de type salafiste ont déterminé les enjeux des débats sur la laïcité, puis par celui de l’agenda sécuritaire, qui a eu un impact direct sur les libertés civiles des citoyens et des résidents arabes ou musulmans surtout, mais aussi sur les libertés civiles de l’ensemble des citoyens. Conclusion Cette réflexion est partie d’un constat, celui de la polarisation qui oppose des individus et des groupes – pourtant proches idéologiquement – au sujet de la façon de gérer les manifestations religieuses dans l’espace public. Notre analyse nous a amené à conclure qu’il n’était pas possible de satisfaire simultanément certaines exigences normatives opposées, qui devenaient contradictoires du fait qu’elles résultaient de processus qui se passaient ailleurs, mais dont les effets se font sentir en situation de migration. De plus, l’irruption de la religion dans l’espace public se fait à travers des symboles qui sont polysémiques, de telle sorte qu’aucune régulation de l’usage de ces symboles ne parvient à tenir compte des diverses significations qu’on peut leur attribuer. Toute régulation protège donc certains droits mais ne parvient pas à en protéger d’autres, entraînant des controverses qui ne sont pas réglées. Dans ce sens, on peut dire que les systèmes de valeurs qui guident la gestion des demandes de type religieux dans l’espace public sont incomplets, puisqu’ils ne permettent pas de déterminer l’issue des controverses qui surgissent dans l’espace public à ce sujet. Nous concluons en disant que cette question ne peut être discutée adéquatement en se restreignant au contexte local : il faut prendre en considération ce qui se passe ailleurs, dans les deux autres sphères de rapports de pouvoir indiquées plus haut, pour pouvoir interpréter les processus sociaux qui résultent de l’immigration dans toute leur complexité. La globalisation a des effets bien plus profonds que ceux qui résultent de l’économie, et que l’on n’a pas fini d’identifier. C’est une tâche considérable qui reste à entreprendre. * Article publié sur le site du Réseau français des Instituts d’études avancées, le 1 août 2012. Reproduit sur Sisyphe avec l’autorisation de ce réseau et de l’auteur. Notes 1. Ces voix se sont exprimées sur un site tel que sisyphe.org, par exemple. Références . Rachad Antonius, « L’Islam au Québec : les complexités d’un processus de racisation », Cahiers de recherche sociologique, n° 46, p. 11-28, 2008a. Mis en ligne sur Sisyphe, janvier 2013 |