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dimanche 13 avril 2003

"L’Irak, c’est juste un tour de chauffe"
<FONT SIZE="3">Entretien de Noam Chomsky avec V. K. Ramachandran</FONT>

par Noam Chomsky, linguiste et philosophe






Écrits d'Élaine Audet



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Noam Chomsky, professeur au Massachusetts Institute of Technology, fondateur de la linguistique moderne et figure de proue de l’engagement politique, est une « locomotive » du militantisme anti-impérialiste aux Etats-Unis. Le 21 mars 2003 est une journée typiquement ’chomskienne’, combinant une intense activité politique et recherches scientifiques. Pourtant Chomsky, depuis son bureau, accorde un entretien d’une demi-heure à V. K. Ramachandran sur le déclenchement des hostilités en Irak. Selon Chomsky, "la doctrine de guerre préventive a été explicitement exposée dans le rapport sur la stratégie nationale en matière de sécurité paru en septembre 2002. Ce rapport a fait frémir le monde entier, y compris l’establishment américain, au sein duquel l’opposition à la guerre est inhabituellement forte. Le rapport sur la stratégie nationale de sécurité indique clairement que les Etats-Unis vont dominer le monde par la force, le seul domaine où ils règnent en maître absolu."

ENTREVUE

VK Ramachandran : Est-ce que l’agression contre l’Irak est le prolongement de la politique internationale pratiquée par les Etats
Unis ces dernières années ou correspond-elle un nouveau stade qualitatif ?

Noam Chomsky : Il s’agit bien d’une nouvelle phase. Pas sans précédent, mais incontestablement une nouvelle étape.

Il faut être bien conscient qu’il ne s’agit encore que d’un « tour de
chauffe ». L’Irak est perçu comme une cible facile et totalement sans
défense. On suppose, sans doute à juste titre, que la société irakienne va s’effondrer, que les troupes américaines vont investir le pays et que les Etats Unis vont prendre le contrôle et établir des bases militaires et le régime de leur choix. Ils pourront ensuite passer aux pays suivants, qui posent plus de difficultés. Les prochains sur la liste pouvant être la région des Andes, ou l’Iran, ou d’autres encore.

La doctrine de la guerre "préventive"

Ce tour de chauffe est effectué dans le but d’expérimenter puis d’instaurer ce que les Etats-Unis appellent une « nouvelle norme » dans
les relations internationales : celle de la « guerre préventive »
(Vous remarquerez que les nouvelles normes sont instaurées uniquement par les Etats-Unis). Ainsi, par exemple, lorsque l’Inde a envahi l’est du Pakistan pour mettre un terme à d’épouvantables massacres, elle n’a pas institué une nouvelle norme de l’intervention humanitaire, parce qu’elle a le tort de ne pas être du côté du bien, et qu’en outre, les Etats-Unis s’étaient vigoureusement opposés à cette action.

La guerre en Irak n’est pas une guerre de défense anticipée (’pre-emptive’) et la différence est considérable. Une telle guerre a
un sens ; pour l’illustrer, si des avions survolent l’Atlantique avec
comme objectif de bombarder les Etats-Unis, ces derniers ont le droit
de les abattre avant même qu’ils ne larguent leurs bombes et sont
autorisés à riposter contre les bases aériennes d’où proviennent ces
bombardiers. La guerre préemptive est une réponse à une attaque
imminente ou en cours.

La doctrine de guerre préventive est totalement différente ; elle
sous-entend que les Etats-Unis et eux seuls ont le droit d’attaquer n’importe quel pays qu’ils estiment potentiellement dangereux pour eux.

Si les Etats-Unis déclarent, pour quelque raison que ce soit, que
quelque pays que ce soit peut, à un moment donné, constituer une
menace, alors ils sont en droit de l’attaquer.

La doctrine de guerre préventive a été explicitement exposée dans le
rapport sur la stratégie nationale en matière de sécurité paru en
septembre 2002. Ce rapport a fait frémir le monde entier, y compris l’establishment américain, au sein duquel l’opposition à la guerre est
inhabituellement forte.

Le rapport sur la stratégie nationale de sécurité indique clairement
que les Etats-Unis vont dominer le monde par la force, le seul
domaine où ils règnent en maître absolu. En outre, cette domination s’exercera pour une durée illimitée, car à l’émergence d’une potentielle
menace sur cette position dominante des Etats-Unis, ils l’élimineront
avant même qu’elle ne devienne réelle.

Comment on crée une nouvelle norme

La guerre en Irak est la première mise en application de cette
doctrine. Si elle est menée à bien suivant les termes de la nouvelle
norme, ce qui sera probablement le cas vu le peu de moyens dont
dispose pour se défendre la cible visée, alors les juristes
internationaux et les intellectuels occidentaux, entre autres, vont
commencer à parler d’une nouvelle norme dans les affaires internationales. Il est primordial pour un pays qui souhaite dominer
le monde par la force dans un avenir prévisible d’ériger une telle
norme.

Cela n’est pas sans précédent mais reste extrêmement rare. Je
mentionnerai juste l’un de ces précédents, pour montrer à quel point
le spectre est étroit. En 1963, Dean Acheson, qui était un homme d’état chevronné très respecté ainsi qu’un vétéran parmi les conseillers
de l’administration Kennedy, a fait une allocution importante devant l’Americana Society of International Law, dans laquelle il justifiait l’attaque des Etats-Unis contre Cuba. Le raid opéré par le gouvernement
de l’époque sur Cuba rentrait dans le champ du terrorisme international à grande échelle et de la guerre économique. Le moment
choisi était judicieux - juste après la crise des missiles, alors que
le monde avait frôlé une guerre nucléaire terminale. Dans son
discours, Acheson affirmait plus ou moins en ces termes qu’ « aucune
question de légalité ne se pose lorsque les Etats-Unis répondent aux
contestations de leurs orientations, leur prestige ou leur autorité ».

C’est également l’un des principes de la doctrine Bush. Bien qu’Acheson ait été un homme politique important, sa prise de position n’avait pas été la politique officielle du gouvernement dans la période d’après guerre. Elle l’est devenue, et la guerre en Irak en est la première illustration. Cette dernière a comme objectif de fournir un précédent. De telles « normes » sont établies quand une puissance occidentale passe à l’action, pas quand d’autres agissent. Attitude inhérente au racisme ancré dans la culture occidentale, prenant ses racines si profondément dans des siècles d’impérialisme qu’il en est inconscient.

Aussi je pense que cette guerre est une nouvelle phase importante de
la politique internationale, et c’était d’ailleurs un de ses objectifs.

VK Ramachandran : Est-ce également une nouvelle phase dans le sens où les Etats-Unis n’ont pas réussi à convaincre d’autres pays d’y prendre
part ?

Noam Chomsky : Ca n’est pas nouveau. Lors de la guerre du Vietnam, par exemple, les Etats-Unis n’avaient même pas essayé d’obtenir un soutien international. Néanmoins, vous avez raison dans ce cas précis, où il est inhabituel de voir le monde ne pas céder à la pression exercée par les Etats-Unis qui pour des raisons politiques étaient obligés de forcer les autres pays à accepter ses conditions. Habituellement, le monde se soumet.

Échec de la coercition, non de la diplomatie

VK Ramachandran : S’agit-il alors d’un « échec diplomatique » ou d’une
redéfinition même de la diplomatie ?

Noam Chomsky : Je ne parlerais même pas de diplomatie. C’est un échec de la coercition. Vous pouvez le comparer avec la première guerre du Golfe. Lors de cette guerre, les Etats-Unis ont contraint le Conseil
de Sécurité à adopter leurs orientations, bien qu’une grande partie du
monde s’y soit opposée. L’OTAN a suivi les Etats-Unis, et le seul pays
du Conseil de Sécurité qui ait refusé de se soumettre - le Yémen - a
été immédiatement et lourdement sanctionné.

Dans tout système légal pris au sérieux, les jugements sous la
contrainte n’ont pas de valeur, mais dans les affaires internationales gérées par le dominant, ces jugements sont valables - c’est ce qu’on appelle la diplomatie.

Ce qui est remarquable dans la guerre en cours, c’est le refus d’obéir
à la contrainte. Certains pays - la plupart d’entre eux en fait - ont
fermement défendu la position exprimée par la majorité de leur
population.

Le cas le plus remarquable est celui de la Turquie. La Turquie est un
pays exposé aux punitions et récompenses délivrées par les Etats Unis.
Cependant, le nouveau gouvernement, et ce je pense à la surprise
générale, a suivi l’opinion de 90% de sa population. La Turquie est
sévèrement condamnée pour cette raison, tout comme la France et l’Allemagne sont sévèrement critiquées parce qu’elles ont adopté la
position d’une majorité écrasante de leurs populations. Les pays
couverts d’éloges aux Etats-Unis, comme l’Espagne et l’Italie, sont
ceux dont les présidents ont accepté de suivre les ordres de Washington bien que 90% de leur population soit opposée à la guerre.

Ceci aussi, c’est nouveau. Je ne me souviens pas d’une autre situation
où la haine et le mépris pour la démocratie aient été aussi
ouvertement proclamés, pas seulement par le gouvernement, mais
également par des commentateurs libéraux par exemple. Il existe
maintenant une pléiade d’ouvrages tentant d’expliquer pourquoi la
France, l’Allemagne, la soi-disant « vieille Europe », la Turquie et
ceux qui refusent de céder aux pressions américaines tentent de
déstabiliser les Etats-Unis. Ces donneurs de leçon ne peuvent
concevoir que ces pays agissent de la sorte parce qu’ils croient en
une démocratie où les gouvernements doivent écouter leur population
lorsqu’une large majorité exprime une opinion. C’est du mépris réel pour la démocratie, comme ce qui est arrivé aux Nations-Unies est une marque de mépris total du système international. Il y a même aujourd’hui des appels lancés - entre autres par le Wall Street Journal et des membres du gouvernement - pour dissoudre les Nations-Unies.

La peur des Etats-Unis de par le Monde est extraordinaire. Elle est
tellement profonde qu’elle fait maintenant l’objet de débats dans les
médias traditionnels. Newsweek consacre la première de couverture de
son prochain numéro à la question « Pourquoi le monde a-t-il tellement
peur des Etats-Unis ? ». Il y a quelques semaines de cela, le
Washington Post traitait du même thème en couverture.

Bien entendu, c’est le monde qui est en tort, et certes il y a des
choses qui ne vont pas dans le monde et qu’il nous faut identifier.

Une propagande efficace pour détourner de la politique intérieure

VK Ramachandran : L’idée selon laquelle l’Irak représente un
quelconque danger réel et effectif aujourd’hui, est évidemment sans
aucun fondement.

Noam Chomsky : Personne n’accorde la moindre attention à cette
accusation, sauf la population des Etats-Unis, ce qui est évidemment
intéressant.

Au cours des derniers mois, et cela est très visible dans les sondages, la propagande médiatique et gouvernementale a été extraordinairement efficace. Les sondages d’opinion internationaux montrent que le soutien à la guerre était plus élevé aux Etats-Unis que dans d’autres pays. Un résultat trompeur cependant car en y regardant de plus près on s’aperçoit que les Etats-Unis se démarquaient du reste du monde sur un autre sujet.

Depuis septembre 2002, les Etats-Unis sont le seul pays du monde où 60% de la population croit que l’Irak est une menace imminente - croyance que ne partagent pas d’autres populations même au Koweït ou en Iran. En outre, environ 50% de la population des Etats-Unis est persuadé aujourd’hui que l’Irak est responsable de l’attaque sur les tours du World Trade Center. Cette croyance est née en septembre 2002. Après l’attaque du 11 septembre 2001, seulement 3 % de la population croyait en une responsabilité de l’Irak dans les attentats. La propagande de l’alliance médias-gouvernement a réussi à amener ce chiffre à 50%.
Car si les gens sont sincèrement convaincus que l’Irak a mené des
opérations terroristes contre les Etas-Unis et prévoit de recommencer,
bien évidemment, ils soutiendront la guerre.

Cette croyance est donc apparue en septembre 2002, lorsque la campagne médias-gouvernement ainsi que la campagne pour les élections de mi-mandat ont démarré aux Etats-Unis. L’administration Bush aurait été battue à plates coutures aux élections si les problèmes économiques et sociaux avaient été portés sur le devant de la scène, mais elle a réussi à occulter ces questions derrière des problèmes de sécurité -
et les gens se sont réfugiés sous l’ombrelle du pouvoir.

Le pays a été gouverné exactement de la même manière dans les années
80. Rappelez-vous que les membres de l’administration actuelles sont
quasiment les mêmes que ceux des administrations Reagan et Bush père.
En plein milieu des années 80, ils ont mené des politiques intérieures
aux conséquences catastrophiques pour la population. Politiques
auxquelles celle-ci était d’ailleurs opposée, comme l’ont montré de
nombreux sondages d’opinion.

Mais l’administration de l’époque a réussi à garder le contrôle en
terrorisant la population. Ainsi, l’armée du Nicaragua était-elle à
deux jours de marche du Texas, prête à conquérir les Etats-Unis, et la
base aérienne située à Grenade allait servir aux Russes d’aire de
décollage russe pour bombarder les Etats-Unis. Chaque année, le même
déluge de raisons toutes plus absurdes l’une que l’autre. L’administration Reagan avait même instauré l’état d’urgence national en 1985 en réponse à la menace pour la sécurité des Etats-Unis que
représentait le gouvernement du Nicaragua.

Un observateur depuis la planète Mars ne saurait s’il faut en rire ou
en pleurer.

L’administration Bush fait exactement la même chose aujourd’hui, et va
probablement opérer de façon similaire pour les campagnes
présidentielles. Elle aura besoin d’un nouveau dragon à terrasser, car
si elle laisse les questions de politique intérieure émerger, elle
court à sa perte.

L’invasion de Irak encourage le terrorisme international

VK Ramachandran : Vous avez écrit que cette agression guerrière aura
de graves répercussions sur le terrorisme international et la menace
de guerre nucléaire.

Noam Chomsky : Je ne revendique pas la paternité de cette idée. Je m’en réfère simplement à la CIA, aux autres agences de services secrets et à pratiquement tous les spécialistes en matière de relations
internationales et de terrorisme. L’administration des Affaires Étrangères, celle de la politique extérieure, l’étude menée par l’American Academy of Arts and Sciences et la Commission spéciale d’enquête Hart-Rudman sur les menaces terroristes pesant sur les
Etats-Unis, tous s’accordent pour dire que cette guerre en Irak va
vraisemblablement renforcer le terrorisme et la prolifération d’armes
de destruction massive.

La raison en est simple : en partie pour se venger, mais aussi
simplement pour se protéger. Il n’existe aucun autre moyen d’autodéfense contre une attaque des Etats-Unis. Finalement, les Etats-Unis ont été très clairs sur ce point et donnent au monde une leçon profondément ignoble. Comparez la Corée du Nord avec l’Irak. L’Irak est un pays faible et sans défense ; c’est en réalité le régime le plus fragile de la région. Même si à sa tête règne un monstre cruel, l’Irak ne représente une menace pour aucun autre pays. Par contre, la Corée du Nord est une menace réelle.

Mais la Corée du Nord n’est pas attaquée pour une raison évidente :
elle possède des armes de dissuasion nucléaire. Une batterie de
missiles sont pointés sur Séoul, et si les Etats-Unis attaquent la
Corée du Nord, cette dernière peut rayer de la carte une grande partie
de la Corée du Sud.

En fait, les Etats-Unis s’adressent de la manière suivante aux autres
pays du monde : « Si vous êtes sans défense, nous vous attaquerons
quand nous le déciderons, mais si vous avez des armes de dissuasion,
nous nous retirerons, parce que nous ne choisissons que des cibles
sans défense. » En d’autres termes, les Etats-Unis incitent les autres
pays à développer leur réseau terroriste et des armes de destruction
massive ou toute autre arme de dissuasion, faute de quoi ces derniers
pourraient s’exposer à une « guerre préventive ». Pour cette seule raison, la guerre en Irak est susceptible d’accentuer la prolifération non seulement du terrorisme mais également des armes de destruction massive.

VK Ramachandran : Selon vous, comment les Etats-Unis vont-ils gérer
les conséquences humaines - et humanitaires - de la guerre ?

Noam Chomsky : Personne ne le sait, bien évidemment. C’est pourquoi les honnêtes gens n’ont pas recours à la violence - simplement parce que personne ne sait qu’elles seront les conséquences d’une guerre. Les organisations humanitaires et médicales qui travaillent en Irak ont souligné que les répercussions peuvent être désastreuses. Tout le monde espère que ce ne sera pas le cas, mais le conflit pourrait avoir
une grave incidence sur des millions de personnes. Utiliser la
violence, même quand la possibilité existe, est un acte criminel. La
catastrophe humanitaire était déjà une réalité avant que la guerre ne
soit déclenchée. Selon de prudentes estimations, dix années de
sanctions économiques ont tué des centaines de milliers de personnes.
S’il y avait la moindre trace d’honnêteté dans l’administration
américaine, elle commencerait par dédommager l’Irak du tort que ces
sanctions ont causé. La situation était identique lors des bombardements sur l’Afghanistan, dont nous avons tous deux parlé à l’époque. Il était évident alors que les Etats-Unis n’enquêteraient pas sur les conséquences de ces bombardements.

VK Ramachandran : ...et n’engageraient aucun moyen financier nécessaire aux réparations.

Noam Chomsky : Oh non. D’abord, la question n’est pas posée, et
personne n’a la moindre idée de ce qu’ont été les dégâts provoqués par
les bombardements dans une grande partie du pays. Ensuite, aucune
subvention n’est dégagée. Finalement, l’évènement n’est plus
d’actualité et plus personne n’y prête attention. En Irak, les Etats-Unis vont mettre en scène le spectacle de la reconstruction humanitaire et mettre en place un régime qu’ils qualifieront de démocratique, c’est-à- dire qu’il obéira aux ordres de Washington. Puis ils se moqueront de ce qui peut se passer ensuite, et passeront au pays suivant.

VK Ramachandran : De quelle manière cette fois encore les médias
ont-ils endossé leur uniforme de petit soldat de la propagande ?

Noam Chomsky : En réalité les médias mènent la danse des supporters autour de l’équipe nationale. Ce que fait CNN est répugnant - et le constat est identique dans tous les autres médias. C’est prévisible en
temps de guerre : ils sont aux ordres du pouvoir.

L’organisation du battage publicitaire dont a bénéficié la guerre est
aussi fort intéressante. Que la propagande gouvernement-médias ait
réussi à convaincre la population que l’Irak est non seulement un
danger imminent mais également responsable des attentats du 11
septembre est une prouesse spectaculaire, accomplie, comme je l’ai
indiqué auparavant, en quatre mois. Si vous interrogez des médias à ce
sujet, ils répondront : « Mais enfin, nous n’avons jamais dit cela » et c’est vrai, ils ne l’ont jamais dit. L’affirmation selon laquelle l’Irak allait envahir les Etats-Unis ou portait la responsabilité des attaques du 11 septembre n’ a jamais été lancée. Elle a simplement été instillée, au goutte à goutte, dans l’esprit du public qui a fini par y croire.

VK Ramachandran : Pourtant, l’opposition est forte. Malgré toute la
propagande, malgré le dénigrement des Nations-Unies, la partie est
loin d’être gagnée pour le gouvernement des Etats-Unis.

Noam Chomsky : Difficile à dire. L’ONU est dans une position délicate et les Etats-Unis voudront peut-être la démanteler. Je ne pense pas qu’ils iront jusque-là, mais ils voudront pour le moins l’affaiblir. Quelle utilité peut-elle avoir si elle désobéit aux ordres de Washington ?

Une mobilisation pour la paix sans précédent

VK Ramachandran : Noam, vous observez les mouvements de résistance à l’impérialisme depuis longtemps déjà - Vietnam, Amérique Centrale, la
première Guerre du golfe. Quelles sont vos impressions sur le
caractère, ample et profond, de la protestation actuelle contre l’agression en Irak ? L’extraordinaire mobilisation sur toute la planète est très encourageante.

Noam Chomsky : Entièrement d’accord. Il n’y a tout simplement rien de comparable. L’opposition à travers le monde est énorme et sans
précédent, même au coeur des Etats-Unis. Hier, par exemple, je
participais aux manifestations dans le centre de Boston, aux alentours
du terrain communal. Ce lieu de rassemblement m’est familier. Ma
première intervention publique lors d’une manifestation organisée à
cet endroit s’est déroulée en octobre 1965. Quatre ans après les
premiers bombardements américains sur le Vietnam. La moitié du Vietnam du Sud avait été détruit et la guerre se propageait dans le Vietnam du Nord. A l’époque, nous n’avions pas pu manifester en raison d’agressions contre le cortège, principalement commises par des étudiants avec le soutien de la presse et de la radio libérales, qui
dénonçaient ces femmes et ces hommes qui osaient protester contre une
guerre américaine.

Mais contre l’agression en Irak, il y a eu un fort mouvement de
protestation avant que la guerre ne soit officiellement déclarée qui s’est manifesté de plus belle le jour où elle a commencé - sans qu’aucun contre-manifestant n’intervienne. Ce qui constitue une différence fondamentale. Et sans le facteur « peur » que j’ai évoqué auparavant, l’opposition à la guerre serait bien plus importante.

Le gouvernement américain sait qu’il ne peut pas mener une guerre
longue et destructrice comme au Vietnam ; la population ne le
tolérerait pas.

Il n’y qu’une seule façon de mener une guerre aujourd’hui : en premier
lieu, choisir un ennemi beaucoup plus faible que soi, de préférence
sans défense. Dans un deuxième temps, au travers du système de
propagande, faire apparaître la cible comme un agresseur potentiel ou
une menace imminente. Enfin, l’emporter très rapidement sur le champ
de bataille. La divulgation d’un document important de la première
administration Bush de 1989 a permis de découvrir le mode d’emploi d’une guerre telle que la conçoivent les Etats-Unis. Il y est dit que
les Etats-Unis doivent combattre des ennemis bien plus faibles, et que
la victoire doit être rapide et décisive pour ne pas éroder le soutien
de l’opinion publique.

Cela n’a plus rien à voir avec les années 60, où une guerre pouvait
durer des années sans aucune opposition.

De bien des façons et dans beaucoup de domaines, l’action militante à
partir des années 60 a rendu une grande partie du monde, y compris les
Etats-Unis, bien plus proche d’une humanité digne de ce nom.

 Interview de Noam Chomsky par V. K. Ramachandran
 Frontline India (Interview réalisée le 21 mars 2003)

 Traduction. Laurent Vannini et Christine Pagnoulle. Coorditrad,
traducteurs volontaires.  
   
 Sur Indymedia de Suisse à cette page  
   
  Le Grain de sable d’ATTAC, Indymedia de Suisse, l’auteur et les traducteurs autorisent la diffusion de ce texte. Remerciements.

Pour une présente de N. Chomsky, lire « Présentation de Noam Chomsky », par Normand Baillargeon



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Noam Chomsky, linguiste et philosophe


Né à Philadelphie (Pennsylvanie) le 7 décembre 1928, Noam Chomsky est un linguiste éminent, auteur et philosophe politique radical de réputation internationale.

Il est "Institute Professor" et professeur de linguistique au Massachusetts Institute of Technology (MIT), membre de l’Académie américaine des arts et des sciences, membre de l’Académie nationale des sciences, et il s’est vu décerner dix grades honorifiques d’universités de par le monde. En 1988, le Japon lui remettait le Prix des sciences fondamentales de Kyoto qui, du point de vue de son prestige et de sa valeur monétaire, s’apparente au Prix Nobel.

L’étendue et la profondeur des écrits de Chomsky témoignent de l’étendue de ses idées, qui embrassent des sujets aussi variés que la guerre et la paix à l’échelle planétaire, ou la complexité de l’intelligence et de la créativité humaines. Il est l’auteur de plus de 30 livres et d’une multitude d’articles. La bibliographie de ses écrits (la troisième à ce jour - sous couverture cartonnée) contient plus de 700 notices ; plus de la moitié de ses oeuvres portent sur des questions politiques. Dans le domaine des arts, des humanités et des sciences sociales, Chomsky est l’auteur vivant le plus souvent cité. Pour une bibliographie des oeuvres de Noam Chomsky, voir ce site.

Pour une présente de N. Chomsky, lire « Présentation de Noam Chomsky », par Normand Baillargeon



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