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lundi 27 mai 2013


À propos du genre
II. Genre et sexualité : convergences et divergences du féminisme radical et de la théorie queer

par Debbie Cameron et Joan Scanlon, éditrices de la revue britannique Trouble & Strife






Écrits d'Élaine Audet



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Lors d’un « féminaire » organisé à l’intention des membres du London Feminist Network (Réseau féministe de Londres) en mai 2010, Debbie Cameron et Joan Scanlon, éditrices de la revue britannique Trouble & Strife, ont animé un atelier au sujet du concept de genre et de sa signification pour le féminisme radical. Nous vous présentons une transcription révisée de leurs propos informels, sous le titre général " À propos du genre”, traduite par Annick Boisset et révisée par Martin Dufresne.

Cette transcription "À propos du genre" est présentée en deux parties :
I. Qu’est-ce que le genre ? D’où vient la confusion qui l’entoure ?
II. Genre et sexualité : convergences et divergences du féminisme radical et de la théorie queer.

***

Joan Scanlon : Comme l’a dit Debbie, j’ai été complètement abasourdie quand les deux jeunes femmes rencontrées à Edimbourg m’ont demandé pourquoi The Trouble & Strife Reader (2009) ne parlait pas davantage de genre. J’ai donné un coup de fil à Su Kappeler (que nous venons de citer), et elle m’a dit : « Tu sais, Joan, c’est comme ce que Roland Barthes écrit quelque part : Si vous avez un guide de voyage pour l’Italie, vous ne trouverez pas le mot Italie dans l’index, vous y trouverez Milan, Naples ou le Vatican... » J’y ai repensé et j’ai compris que, malgré la justesse de sa remarque, il y avait autre chose là-dessous : c’était comme si la carte de l’Italie avait complètement disparu – une carte tout de même bien utile pour situer réciproquement Milan, Naples ou le Vatican – et que l’on avait remplacé la réalité géographique, politique et économique de l’Italie par un espace virtuel dans lequel l’Italie pouvait aussi bien être un bal masqué, un drapeau tricolore, un bar à glaces, ou n’importe quelle combinaison de « signifiants flottants ». Et ainsi, en revenant au concept de genre, j’ai compris qu’il nous fallait reconstruire cette carte, et que nous avions besoin de regarder la question en mode historique pour trouver un sens à ce glissement de signification.

Bien sûr les cartes évoluent, comme le font les frontières, mais on ne peut aller bien loin sans elles. Il nous faut donc analyser pourquoi des féministes ont adopté le terme « genre » pour décrire une réalité matérielle – l’imposition systématique du pouvoir masculin – et pour en faire un outil de changement politique. Je vais commencer par quelques définitions, puis je parlerai brièvement de l’histoire de la sexualité, du rapport entre le genre et la sexualité et de l’évolution de ce rapport entre deux constructions depuis le début du siècle dernier. Je donnerai un bref aperçu des points communs et des différences clés entre le féminisme et les analyses queer.

Définitions : le féminisme, le genre, la sexualité

À la fin des années 80, alors que Liz Kelly et moi étions en train d’écrire quelque chose ensemble, nous avons décidé qu’étant donnée la prolifération des « féminismes », nous devions affirmer que le terme « féminisme » était vide de sens s’il signifiait simplement ce que n’importe qui voulait bien lui donner comme sens. Autrement dit : on ne peut avoir de pluriel si l’on n’a pas un singulier. Alors nous avons défini le féminisme tout simplement comme « une reconnaissance du fait que les femmes sont opprimées et comme un engagement à changer cet état de fait ». Par delà cette définition, on peut avoir toutes sortes de différences d’opinion quant au pourquoi de l’oppression des femmes et toutes sortes de points de vue différents quant à des stratégies pour transformer cette situation.

Pour le dixième anniversaire de la revue Trouble & Strife, en 1993, nous avons ensuite demandé à plusieurs femmes de définir le féminisme radical. Leurs définitions ont toutes eu le point commun suivant : poser comme élément central que le genre est un système d’oppression et que les hommes et les femmes sont deux groupes socialement construits, qui existent en raison précise de la relation de pouvoir inégalitaire entre eux. De plus, ces définitions affirment toutes que le féminisme radical est radical parce qu’il remet en question toutes les relations de pouvoir, y compris les formes extrêmes comme la violence masculine et l’industrie du sexe (qui a toujours été très controversée dans le mouvement des femmes et l’objet d’une lutte très impopulaire à mener). Au lieu de s’en tenir à des ajustements périphériques à la question du genre, le féminisme radical s’attelle au problème structurel qui la sous-tend.

C’est dire que définir le genre semble être un passage obligé pour comprendre la prolifération de sens ayant accompagné son utilisation devenue plurielle. Le terme de « genre », tel que les féministes radicales l’ont toujours compris, décrit l’oppression systématique des femmes, en tant que groupe subordonné, au bénéfice du groupe dominant : les hommes. Ce n’est pas un concept abstrait – il décrit les circonstances matérielles de l’oppression, y compris le pouvoir masculin logé dans les institutions et dans les relations personnelles : par exemple, la division inégalitaire du travail, le système judiciaire pénal, la maternité, la famille, la violence sexuelle... et ainsi de suite.

Je tiens à préciser ici que très peu de féministes soutiendraient que le genre n’est pas socialement construit. Je crois que si on accuse d’essentialisme biologique le féminisme radical, c’est parce qu’il a joué un rôle aussi central dans la campagne menée contre la violence masculine. D’où le fait que l’on nous accuse, pour une raison ou une autre, de croire que tous les hommes sont violents par nature. Je n’ai jamais compris cet illogisme : si vous vous impliquez dans une politique de changement, il serait tout à fait absurde de croire que ce que vous souhaitez changer est inné ou immuable.

En fait, considérer que le genre, dans le système patriarcal, émane du sexe biologique, a pour effet d’« essentialiser » encore plus la sexualité, et elle devient perçue comme émanant de notre nature même, de désirs et de sentiments qui échappent entièrement à notre contrôle, même si notre conduite sexuelle peut être régulée par des codes moraux et sociaux. Alors, pour conclure avec quelques définitions, je vais emprunter à Catharine A. MacKinnon sa définition de la sexualité comme « un processus social qui crée, organise, oriente et exprime le désir ». Ceci indiquant clairement que le féminisme radical interprète la sexualité comme étant socialement construite, je n’en dirai pas plus long à ce sujet pour le moment, dans la mesure où j’espère que mes prochains propos éclairciront tout cela.

Une brève histoire de la sexualité

C’est seulement à partir de 1870, environ, que le discours médical, scientifique et juridique a commencé à classer et catégoriser les personnes par types sexuels – et qu’il a produit l’idée, aujourd’hui reconnue par les historien-ne-s, d’une identité spécifiquement homosexuelle ou lesbienne. Avant la fin du 19ème siècle, on concevait la conduite sexuelle en termes de péché et de crime, donc en termes d’actes sexuels plutôt que d’identités sexuelles. Au Royaume-Uni, l’homosexualité masculine a été pénalisée jusqu’à 1967, et le lesbianisme, sans avoir jamais été illégal, s’est vu réprimé par d’autres moyens ; jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, ce n’était pas une option économiquement possible pour plus d’une très petite minorité de femmes privilégiées et financièrement indépendantes. La sexualité des femmes a toujours été contrôlée par la coercition, la dépendance économique aux hommes, et en très grande partie, par l’idéologie. L’essai d’Adrienne Rich, La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne (1979), détaille l’étendue et l’inventivité de ces moyens de contrôle.

Le genre est un des moyens les plus efficaces de contrôler la sexualité : vu la constante réaffirmation du système binaire de genre comme appareil de contrôle social, si vous sortez du rôle de genre qui vous a été assigné, vous êtes susceptible d’être stigmatisé-e comme homosexuel-le. Autrement dit, si vous renoncez aux gratifications de la féminité, par exemple en devenant plombière, ou en ne vous rasant pas les jambes, ou en disant à un homme qui vous harcèle d’aller se faire foutre, on va probablement vous accuser d’être lesbienne. (Un homme qui ne se conforme pas aux conventions de la masculinité, et qu’on voit pousser un landau, qui porte du rose ou qui n’aime pas le foot sera tout aussi probablement traité de gay.)

De la même façon, si vous êtes lesbienne, on s’attend à ce que vous vous conduisiez comme un homme, à ce que vous fassiez montre d’un désir masculin – et les femmes hétérosexuelles craignent sans doute que vous vous intéressiez à elles, et sont encouragées à éviter les espaces réservés aux femmes, de peur qu’on leur saute dessus. (Ceci est peut-être moins vrai maintenant, mais le problème se posait toujours lors des événements « pour femmes seulement » au début de mon engagement féministe, en ce sens que les hétérosexuelles croyaient que « réservé aux femmes » signifiait « pour lesbiennes » et prenaient donc pour acquis que ces lieux et événements allaient tous être sexualisés.) De toutes façons, c’est en partie ce que désignait MacKinnon quand elle disait que « le genre est sexualisé et la sexualité est genrée » – autrement dit, que le différentiel de pouvoir entre les hommes et les femmes est érotisé, et on ne reconnaîtrait pas quelque chose comme sexuel s’il n’y était pas question de pouvoir – de sorte que tout ce qui est perçu comme sexuel, telle l’identité gay et lesbienne, est lu à travers ce prisme, et est ainsi genré.

Les premiers sexologues ont joué un rôle important en créant et en consolidant le mythe selon lequel les lesbiennes étaient foncièrement des femmes masculinisées et selon lequel les hommes homosexuels étaient par nature féminins. C’est également dans leurs œuvres – par exemple, celle de Richard von Krafft Ebing – que l’on trouve d’abord la notion d’un homme né dans le corps d’une femme, et vice versa. Bien que les premiers sexologues aient démystifié beaucoup d’autres croyances au sujet des conduites sexuelles et qu’ils aient contribué à contester la criminalisation de l’homosexualité en présentant celle-ci comme « naturelle » et « innée », ils ont, ce faisant, confirmé l’idée selon laquelle la sexualité était une part essentielle de la nature humaine, qui était soit un danger qu’il fallait contrôler médicalement, soit une force positive qu’il fallait libérer des contraintes répressives de la civilisation. Ces sexologues étaient souvent en désaccord et emmêlés dans des contradictions, mais collectivement ils ont créé et confirmé le mythe selon lequel nous avons tous et toutes une « véritable identité sexuelle », que la sexologie peut aider à révéler. Certains de leurs écrits apparaissent maintenant comme un complet tissu d’absurdités, mais l’on ne saurait sous-estimer l’importance de ces textes dans la littérature et l’imaginaire populaire de cette époque.

Pour n’en donner qu’un exemple : Richard von Krafft Ebing (dont les études de cas ont servi de modèles aux personnages de Radclyffe Hall dans son roman lesbien Le puits de solitude) a soutenu que les personnes homosexuelles n’étaient ni malades mentales, ni moralement dépravées – elles avaient simplement subi une inversion congénitale du cerveau pendant la gestation de l’embryon. De plus, il était convaincu que l’on pouvait trouver des marqueurs de masculinité chez les « inverties » de sexe féminin, confirmant ainsi la cause génétique de leur état. Havelock Ellis, qui a préfacé le Puits de solitude, partageait cette position et allait jusqu’à soutenir que l’on pouvait faire une distinction entre les vraies « inverties », à la nature permanente et innée, et les femmes attirées par les « inverties ». Les secondes, bien que plus féminines, n’étaient « pas bien adaptées à la maternité », et elles étaient en conséquence mal disposées à une sexualité hétérosexuelle procréative.

Une position plus éclairée fut celle d’Edward Carpenter, réformateur socialiste et philosophe utopiste : Carpenter, qui utilisait le mot uranien (un adjectif qui signifie « céleste ») pour désigner les personnes attirées par celles de leur propre sexe, avait une perspective plus mystique et lyrique sur toute cette question. (On se moque volontiers de lui car une sorte de culte se forma autour de lui ; non content de fabriquer ses propres sandales, il fabriquait aussi toutes celles de sa communauté, qui vivait dans une commune près de Sheffield, en Angleterre.) Mais sous bien des aspects, Carpenter a été le plus radical de tous. Il s’est beaucoup plus intéressé aux caractéristiques de tempérament et de sensibilité des gens qu’à leurs signes (biologiques) apparents de déviance par rapport aux conventions de la masculinité et de la féminité. Il croyait aussi que les personnes qui appartenaient au « sexe intermédiaire » pourraient un jour servir de passerelles entre les différentes classes et races et agir comme interprètes entre les hommes et les femmes, du fait de partager les caractéristiques des deux groupes. Les économistes et les politicien-ne-s du mouvement rejetèrent les vues de Carpenter comme autant de fadaises sentimentales mais c’est lui, de tous les sexologues, qui vint le plus près d’affirmer que c’est le genre en soi qui est le problème, et que les pôles extrêmes du système binaire de genre sont préjudiciables à la société idéale qu’il imagine.

Je ne vais pas passer en revue l’ensemble des sexologues du 20ème siècle – sans doute êtes-vous au fait des travaux de laboratoire de Masters et Johnson, et des excellentes études par sondages sur les conduites sexuelles menées par Alfred Kinsey et Shere Hite, respectivement dans les années 1950 et 1980. Leur travail ébranla les institutions en montrant, entre autres, la diversité des conduites sexuelles et la prévalence du désir homosexuel dans l’ensemble de la population hétérosexuelle américaine. La principale caractéristique commune à ces sexologues de la deuxième vague, c’est qu’ils firent du sexe un sujet d’étude scientifique, et que bien peu d’entre eux et d’entre elles étudièrent le genre en lui-même, ou le contexte social et la signification de la sexualité.

L’influence du mouvement des femmes et du mouvememnt gay

La relation du genre à la sexualité changea à la fin des années 60 et durant les années 70, en grande partie à cause de l’émergence du mouvement des femmes et du mouvement de libération gay. Avec la montée du féminisme et la publication de nombreux textes-clefs comme La Politique du mâle, de Kate Millett (1970), on ne considéra plus le lesbianisme comme une sous-catégorie de l’homosexualité masculine, et non plus seulement comme une identité sexuelle, mais comme une identité politique, dans un contexte de relations de pouvoir genrées. En d’autres mots, il devint possible de voir qu’être lesbienne avait un rapport avec le fait d’être une femme, de remettre en question l’hétérosexualité en tant qu’institution, et de contester le pouvoir dans les relations intimes. Je considère pour ma part avoir eu énormément de chance de rencontrer le féminisme à la fin des années 70 (au début de la vingtaine), faute de quoi, si j’étais née plus tôt, on m’aurait complètement persuadée que j’étais une « invertie » ou, dieu m’en garde !, une « Uranienne », ou quelque autre identité. Le mouvement des femmes de la fin des années 60 et des années 70 a offert à beaucoup de femmes une occasion sans précédent de faire sens de leur vécu de femmes, de le théoriser, et d’agir pour le transformer.

On oublie souvent que les théoriciens du mouvement de libération gay avaient, aux débuts de ce mouvement, beaucoup en commun avec le féminisme : la déconstruction de la masculinité, une remise en question de la famille nucléaire, la contestation de la misogynie et la recherche d’une sexualité égalitaire. Même si les féministes ont continué à beaucoup travailler en collaboration avec des hommes gay – face à une oppression commune, l’hétérosexualité institutionnalisée – nous avons aussi constaté que l’accent que nous mettions sur la construction sociale de la sexualité dérogeait à la conception dominante au sein du mouvement gay, selon laquelle la sexualité était innée.

Par exemple, à la fin des années 80 en Grande-Bretagne, lors de la campagne menée contre la clause 28 du Décret de gouvernement local (qui interdisait aux autorités locales de « promouvoir » à l’école l’homosexualité et les « fausses » familles, c.-à-d. celles qui étaient homoparentales), l’argument principal utilisé par le mouvement gay était que l’on ne pouvait rendre quelqu’un gay, que les gays ne constituaient que 10% de la population, que l’on naissait gay, et que ce groupe ne représentait donc aucune menace pour l’ordre établi. Et nous, bien sûr, en tant que féministes, nous soutenions le contraire, nous disions que l’on pouvait en fait changer sa sexualité, et nous essayions bel et bien d’être une menace pour l’ordre établi.

L’épidémie du sida politisa beaucoup d’hommes gays autour de la sexualité, dans une défense de leur liberté sexuelle individuelle contre la politique répressive de l’extrême-droite. Mais en appelant une fois de plus à la tolérance de la part du monde hétérosexuel, et en réclamant l’accès aux privilèges des hétérosexuels (partenariats civiques, etc.) – ce qui s’avéra une stratégie efficace pour l’atteinte de ces objectifs, précisément parce qu’ils ne semblaient pas menacer l’ordre établi – il se peut que ce mouvement ait ouvert la voie à une politique qui non seulement remettait en question les conduites hétéronormatives, mais cherchait à créer un espace pour toutes les victimes du genre expulsées du système binaire de genre et d’une conception binaire parallèle de la sexualité. On peut répondre à cela que le féminisme semblait précisément ouvrir la voie à une telle politique et à un tel espace ; voilà pourquoi il est important de nous pencher sur les différences entre le féminisme et le mouvement queer.

Ce que le féminisme radical a en commun avec le mouvement queer :

. Une intelligence du fait que le genre et la sexualité sont construits socialement.

. Une reconnaissance du fait que les rôles binaires de genre sont oppressifs.

. Une intelligence du fait que les rôles de genre sont produits par une performance et sont confirmés par leur constante remise en scène.

. Un engagement à remettre en question les postulats et pratiques hétéronormatives.

Les différences entre le féminisme radical et le mouvement queer sont les suivantes.

Le féminisme radical

Le féminisme radical est une analyse matérialiste qui soutient que le genre n’est pas produit seulement par du discours et de la performance, mais que c’est un système dans lequel un genre (le masculin) possède le pouvoir économique et politique et l’autre (le féminin) ne l’a pas – et un système où le groupe dominant a intérêt à préserver cet état de fait.

Le féminisme radical inclut une reconnaissance du fait que l’on ne peut pas produire (ou remettre en question) le système de genre seulement par le discours ou la performance individuelle – du fait d’adopter certains vêtements, un certain langage, ou même par des changements anatomiques. En dehors de certains contextes limités, la culture dominante interprètera toujours ces gestes à la lumière des codes sociaux dominants, et elle cherchera à vous classer dans la catégorie homme ou femme. (Autrement dit, dans le métro, au supermarché ou au travail, ces gestes individuels ou énoncés performatifs seront inintelligibles et tout à fait inefficaces comme contestation du système de genre.)

Judith Butler soutient que le féminisme, en affirmant que les femmes constituent un groupe ayant des caractéristiques et des intérêts communs, a renforcé la conception binaire du genre, où les genres masculin et féminin sont construits sur des corps masculins et féminins.

Les féministes disent en effet que les femmes ont un intérêt politique commun (plutôt que de simplement présenter des caractéristiques communes). Elles disent que les femmes souffrent d’une oppression commune (qu’elles vivent de différentes manières liées à d’autres formes de relations de pouvoir, dont la race et la classe), et que le corps des femmes est le lieu d’une bonne part de cette oppression. Mais ceci n’implique en rien que la catégorie femmes soit une catégorie indifférenciée. C’est simplement soutenir que, tant que les femmes sont opprimées en tant que femmes, elles ont besoin d’une identité politique commune, afin de se mobiliser efficacement en résistance à cette oppression.

Le féminisme radical a pour projet de transformer le système de genre et de contester l’oppression sous toutes ses formes. Ainsi nous n’attendons rien de l’idée d’être des hors-la-loi, idée qui découle d’une conception romantique de l’oppression. Par ailleurs, se sentir opprimé-e n’est pas la même chose qu’être opprimé-e. Pour célébrer son identité en tant que hors-la-loi, on doit tirer quelque chose du système qui fait de soi un-e hors-la-loi.

Le queer

Le mouvement queer me semble fédérer les parias les plus extrêmes du système de genre et inventer un parapluie recouvrant, d’une part, les personnes qui sont des hors-la-loi involontaires (venues généralement des catégories les plus pauvres et les plus aliénées de la société, sans couche de protection contre les préjugés sociétaux, et donc marginalisées sans l’avoir choisi) et, d’autre part, les personnes pour qui jouer à être des hors-la-loi est un exercice intellectuel pour privilégié-e-s plutôt qu’une dure réalité vécue.

Le queer regroupe, selon sa propre définition, tout ce qui dévie de la normale, du légitime, du dominant. Donc, le queer se démarque « non par une positivité, mais par une positionnalité en regard du normatif ». (3) Il s’ensuit que le mouvement queer n’a pas de buts politiques particuliers, à part défier les discours normatifs dominants ; et si ces discours venaient à changer, les mouvements queer devraient alors changer de position, en s’opposant à quoi que ce soit qui deviendrait alors normatif. Je ne vois donc pas très bien quels sont ses buts politiques particuliers.

Le queer embrasse un large éventail d’identités et de pratiques sexuelles non normatives, dont certaines sont hétérosexuelles : « Le sadisme et le masochisme, la prostitution, l’inversion sexuelle, le transgenre, la bisexualité, l’asexualité et l’intersexualité apparaissent aux yeux des théoricien-ne-s queer comme des occasions d’analyser des différences de classes, de races et d’ethnicité, et comme des occasions de reconfigurer les conceptions du plaisir et du désir. » (4) Par exemple, Pat(rick) Califia vante la façon dont le sadomasochisme encourage la fluidité et remet en question l’aspect naturel des dichotomies binaires dans la société :

    « La dynamique entre une top et une bottom est assez différente de la dynamique entre un homme et une femme, entre blancs et noirs, ou entre bourgeois et ouvriers. Ce système est injuste parce qu’il assigne des privilèges en fonction de la race, du genre et de la classe sociale. Pendant une rencontre SM, les rôles sont attribués et joués de plusieurs manières. Si vous n’aimez pas être une top ou une bottom, passez dans le camp d’en face. Essayez donc de faire ça avec votre sexe biologique, votre race ou votre statut socio-économique. » (5)

Cette opinion place ces théoricien-ne-s du queer en conflit avec la conception féministe radicale selon laquelle le sadomasochisme, la prostitution et la pornographie sont autant de pratiques oppressives.

Le féminisme radical soutient que toutes les différences de pouvoir sont sexualisées, y compris celles construites au moyen de la race et de l’ethnicité, de la classe et du handicap, et que la pornographie et l’industrie du sexe en général en sont une des manifestations les plus claires et les plus pernicieuses. La différence de pouvoir érotisée est l’essence même du porno, et elle est mise en acte sur de vrais corps et non seulement dans l’imagination du consommateur. De plus, il importe d’élucider du plaisir de qui et du désir de qui on parle, dans le contexte d’une industrie basée sur l’exploitation et sur la violence sexuelle. Le S-M a fait l’objet de beaucoup de débats houleux au sein du féminisme des années 1980, et là encore, le féminisme radical n’a rien vu de nouveau ou de radical dans le fait de recréer dans des relations non hétéronormées la dynamique de domination-subordination déjà prédominante dans l’hétérosexualité.

Tous ces phénomènes, acclamés comme anti-hétéronormatifs par le mouvement queer, sont déjà acclamés par le patriarcat, et n’ont donc rien de très révolutionnaire. Les féministes radicales cherchent non seulement à remettre en question les structures du patriarcat, mais à les démanteler, alors que le défi offert par le queer à la culture normative est une provocation, sans objectif politique de démantèlement de la norme, dont il dépend, de par sa propre définition, pour exister en tant que posture d’opposition. Il apparaît ainsi que le queer ne cherche pas à se libérer du système de la différence de genre, mais simplement à prendre des libertés avec lui.

Si l’on souhaite transformer l’appareil social qui crée la différence de genre que nous connaissons, on doit prendre en compte les structures sous-jacentes qui engendrent et soutiennent cette différence – et l’on doit chercher à éradiquer le genre lui-même.

Sans le genre, sans différentiel de pouvoir, la sexualité pourrait être simplement l’expression du désir entre sujets égaux. (Voir la citation de Su Kappeler).

Au début de cette conversation, Debbie a cité Shulamith Firestone, et il me semble donc tout à fait approprié de conclure en paraphrasant un argument clé de sa Dialectique du sexe, argument qui résume bien la vision féministe radicale du genre. La tâche intellectuelle et théorique du féminisme, dit-elle, est de comprendre le genre comme un système qui crée et maintient l’inégalité. La tâche politique du féminisme est d’éradiquer le genre.

 Pour lire la première partie : I. Qu’est-ce que le genre ? D’où vient la confusion qui l’entoure ?

Notes

1. David Halperin, Saint Foucault, Paris, EPEL, 2000.
2. Wikipedians, « Queer Theory », dans Critical Theory, p. 137.
3. Pat (auj. Patrick) Califia, « Féminisme et sadomasochisme », in Sexe et utopie, Paris, La Musardine, 2008.

 Original : Debbie Cameron et Joan Scanlon, « Talking about gender », Trouble and Strife, 2010.
 Traduction : Annick Boisset. Révision : Martin Dufresne

Les deux parties de cet article :
I. Qu’est-ce que le genre ? D’où vient la confusion qui l’entoure ?
II. Genre et sexualité : convergences et divergences du féminisme radical et de la théorie queer.

Téléchargez le texte intégral - les deux parties - en cliquant sur le fichier Word ci-contre.

© Debbie Cameron et Joan Scanlon, mai 2013.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 23 mai 2013.



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Debbie Cameron et Joan Scanlon, éditrices de la revue britannique Trouble & Strife



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