La déclaration du maire de Saguenay, Jean Tremblay, au lendemain du jugement de la Cour d’appel sur la récitation de la prière aux assemblées municipales de cette ville, étaient parsemée de mensonges.
Jean Tremblay aime affirmer qu’il n’a fait que se défendre. Mais toute l’histoire est due au fait qu’il a toujours refusé de se soumettre à un avis de la Commission des droits de la personne lui enjoignant de cesser la récitation de la prière. Cet avis était fondé sur un jugement du Tribunal des droits de la personne émis pour une cause semblable à Laval. Qu’aurait dû faire le plaignant dans un tel cas ? Accepter l’illégalité dans laquelle se plaçait le maire et se taire ?
Jean Tremblay affirmait à cette époque qu’il ne s’agissait que d’un avis et qu’il se soumettrait à un jugement du tribunal. C’est donc ce que le plaignant est allé chercher. Le Tribunal a abondé dans le même sens que le jugement de Laval et enjoint le maire de Saguenay de cesser la prière et de retirer les signes religieux chrétiens des salles de délibération.
Au lieu de respecter sa parole et de respecter ce jugement de la Cour, Jean Tremblay a porté la cause en appel et investi 180 000 $ dans cette croisade d’arrière-garde.
En conférence de presse le 28 mai dernier, il a affirmé que le Mouvement laïque québécois avait refusé tout entente hors cour, même le remplacement de la prière par une minute de silence. Voilà qui est à nouveau totalement faux et mensonger. La minute de silence n’a jamais fait partie des alternatives et Jean Tremblay a lui-même déclaré lors de l’enquête de la Commission des droits de la personne q’il n’était pas intéressé par une minute de silence.
Le maire mentionne également que les symboles religieux et la prière font partie de l’histoire de sa municipalité depuis 100 ans, comme s’il s’agissait d’une fatalité. La Ville de Saguenay a été créée en 2002 et la prière actuelle a été adoptée par le conseil en 2008.
Le maire a aussi lancé : « Le Mouvement laïque québécois n’a pas à imposer aux autres sa façon de penser ». Réclamer la laïcité des institutions publiques n’est pas imposer aux autres une façon de penser. Cette séparation du religieux et du politique est un acquis encore inachevé de la modernité. La laïcité n’impose ni croyances ni valeurs à personne mais permet la liberté de religion et la liberté de conscience pour tous et toutes. Par contre, contraindre un-e citoyen-ne à assister à une prière lorsque celui-ci ou celle-ci se rend à une assemblée municipale, c’est lui imposer un rituel religieux, donc une façon de penser. Pas besoin d’un gros cerveau pour comprendre ça, mais Jean Tremblay ne le comprend pas.
Les aberrations du jugement
Le jugement de la Cour d’appel, englué dans un amalgame-du-tout-patrimonial-indifférencié et qui nous ramène 50 ans en arrière, contient lui aussi des faussetés. Il est mentionné, par exemple, que le plaignant aurait pu réclamer que le maire cesse de faire le signe de croix avant et après la prière, signe accompagné de l’invocation rituelle « au nom du Père, du Fils et du St-Esprit ». Or, cet élément faisait bel et bien partie de la preuve. Dans le rapport que j’ai présenté au Tribunal à titre de témoin anthropologue, j’ai souligné ce fait en détail.
Mais les trois juges ont ignoré mon rapport sous prétexte que j’ai déjà été
président du Mouvement laïque québécois. La Cour a fait preuve ici de la règle du « deux poids deux mesures ». Les juges n’ont en effet vu aucun problème dans le fait que la théologienne Solange Lefebvre, bien connue pour son opposition à la laïcité et pour ses convictions catholiques, ait témoigné à titre d’expert pour le compte du maire. Devant le Tribunal des droits de la personne, elle a reconnu croire en l’Immaculée conception (donc au péché originel et au mythe biblique de la création) et à l’Assomption (donc à la résurrection des corps dans l’au-delà). Elle a déjà aussi déclaré dans une entrevue télévisée que « le manque de culture religieuse peut rendre fou ». Que Daniel Baril soit militant laïque est un facteur discréditant aux yeux de la Cour, mais que Solange Lefebvre soit une fervente catholique qui partage les convictions religieuses de Jean Tremblay n’en est pas un.
Les trois juges n’ont toutefois invalidé aucune ligne de mon analyse ; ils l’ont tout simplement ignorée. Je défie qui que ce soit, y compris les juges Morin, Hilton et Gagnon, de trouver l’ombre d’une miette de propos de nature militante dans le rapport que j’ai présenté et dans mes répliques aux deux experts venus prêter mains fortes au maire de Saguenay (on peut lire ces documents ici, ainsi qu’un résumé sur le site de la revue Éthique publique, 13 (2) 2011).
L’analyse que j’y développe se fonde sur l’ethnologie, sur l’anthropologie biologique et sur la psychologie évolutive, et c’est sur cette base qu’elle été retenue par le Tribunal des droits de la personne. Elle présente les prières municipales comme un rituel identitaire qui a pour effet négatif de produire un sentiment d’exclusion chez les personnes qui ne partagent pas la vision du monde et des rapports sociaux exposée dans une prière. Cette pratique crée une discrimination entre les citoyen-nes sur la base de leur conviction en matière religieuse, ce qu’interdit la Charte des droits et libertés. Quelle que soit l’importance du préjudice qui s’en suit, cette pratique est en soit illégale puisque les municipalités sont juridiquement laïques ; la Cour n’a aucunement tenu compte de cet aspect juridique fondamental du problème.
Cette prière n’est pas une prière
Les juges retiennent les témoignages de Solange Lefebvre et de l’anthropologue Gilles Bibeau qui ont fourni à la Cour les arguments à la base de l’étonnant raisonnement exposé dans le jugement. Mais ils se gardent bien de dire pourquoi le Tribunal des droits de la personne leur avait accordé peu de crédit et avait plutôt retenu le mien. Aux yeux de ces deux universitaires, la prière telle que récitée à Saguenay est à la fois une prière œcuménique et une récitation vidée de son sens religieux. Gilles Bibeau soutient qu’elle est « une sorte de cadre éthique » qui comporte « d’indéniables connotations religieuses » mais qui « semble n’engager en rien la foi ou les croyances » bien qu’il soit rattaché à une « société marquée par le catholicisme ». Ouf ! Solange Lefebvre avance que l’individualisation de la religion fait que « les individus puisent ce qu’ils veulent bien » dans une prière et que celle-ci qui peut-être interprétée comme une « métaphore ».
En rupture totale d’avec les concepts de base de leur discipline respective, les deux experts soutiennent donc que cette prière n’est pas une prière. Leurs analyses contredisent les affirmations du maire Jean Tremblay qui déclarait lors de l’enquête de la Commission des droits de la personne qu’il est « un catholique convaincu, qu’il a le droit de pratiquer partout et que c’est à ce titre personnel qu’il réclame le droit de prier à l’ouverture des séances du conseil », des propos maintes fois répétés sur la place publique.
Même la Cour d’appel n’a pas voulu tenir compte du témoignage du maire qu’elle considère trop subjectif, alors qu’il est le seul concerné et le seul qui puisse nous dire ce que représente pour lui la récitation de la prière. La Cour préfère le regard des Lefebvre et Bibeau qui lui permet de conclure que la prière est « neutre » parce que multiconfessionnelle. Mais qu’elle soit confessionnelle ou multiconfessionnelle, théiste ou simplement déiste ne change rien à sa nature : elle demeure une pratique religieuse. La seule différence entre les deux est que la prière déiste omet de mentionner le nom du Dieu invoqué.
Les juges soutiennent que la prière multiconfessionnelle ne viole pas la neutralité religieuse de la ville. Logiquement, cette neutralité commande non seulement de ne pas imposer de vision religieuse du monde mais aussi de ne pas faire intervenir la religion dans les décisions des élu-es. Mais que dit la prière ? Elle invoque l’intervention de « Dieu tout-puissant » afin que les élu-es puissent prendre « de sages décisions » dans l’administration de la Ville. Trouvez l’erreur.
Les juges reprochent ensuite à Jean Tremblay de faire précéder la prière d’un signe de croix. Pourquoi lui reprocher une telle chose ? Parce que cela donne une connotation catholique à la prière.
Selon la Cour, une prière catholique n’a donc pas sa place dans une assemblée municipale alors qu’une prière multiconfessionnelle est acceptable. Autrement dit, une municipalité ne doit pas heurter les susceptibilités des croyant-es mais n’a pas à tenir compte de la liberté de conscience et des convictions des citoyen-nes sans religion (deuxième groupe en importance au Québec avec 937 545 personnes, 12% de la population). La liberté de religion inclut pourtant le droit de ne pas avoir de religion et aucun-e citoyen-ne n’a à être traité-e de façon différente sur ce point. La liberté de conscience, toujours délaissée dans les jugements des tribunaux, est un droit aussi fondamental que la liberté de religion. C’est ce qu’avait compris le Tribunal des droits de la personne et que les trois juges de la Cour d’appel n’ont pas compris.
Le parti-pris affiché par les juges Morin, Gagnon et Hilton en faveur d’une interprétation déiste du monde et des rapports sociaux, ou leur incapacité de s’en distancier, semble révélateur de leurs convictions profondes.
La Cour estime par ailleurs qu’il n’est pas possible, dans le cadre juridique actuel, d’aller plus loin qu’elle ne l’a fait dans la défense de la laïcité étant donné qu’il n’y a aucune loi pour en préciser les contours.
La balle est donc nettement dans le camp politique. Durant la campagne électorale, la cheffe du Parti québécois, Pauline Marois, s’était engagée à régler le problème des prières municipales au moyen d’une charte de la laïcité. Nous attendons impatiemment la livraison de la marchandise.
Publié aussi dans le blogue de l’auteur Voir
Mis en ligne sur Sisyphe, le 31 mai 2013