À l’heure où j’écris ces lignes, la Cour suprême du Canada se penche sur la prostitution. Voilà plusieurs décennies, déjà, que le Canada et le Québec débattent des lois qui seraient les plus justes. Certains et certaines souhaitent que la prostitution soit reconnue comme un travail, d’autres voudraient que nous adoptions une approche visant l’éradication du phénomène.
C’est dans ce contexte que M Éditeur fait paraître l’ouvrage de Kajsa Ekis Ekman intitulé L’être et la marchandise. Prostitution, maternité de substitution et dissociation de soi. Pour l’auteure, le phénomène de la maternité de substitution est aussi une forme de prostitution : une prostitution reproductive. C’est d’ailleurs un aspect des plus original du livre, si dense et si riche, au demeurant.
Ekman se penche sur les discours et sur les pratiques. Regardons d’abord le travail théorique que fait Ekman au niveau de l’analyse des discours. Nous aborderons ensuite ce que l’auteure découvre en allant à la rencontre des prostituées et des mères porteuses.
L’analyse des discours
Les discours en faveur de la légalisation de la prostitution et de la maternité de substitution sont, selon Ekman, des superdiscours idéologiques qui créent des mythes : le mythe de la « putain » heureuse et le mythe de la femme qui se donne de façon altruiste et désintéressée au point de se comparer à la Vierge Marie.
Ekman se penche sur plusieurs catégories de discours (queers, postmodernes, féministes en faveur de la légalisation). Cependant, les discours contre lesquels elle se bat sont les discours pro-« travail du sexe » et pro-mères porteuses qui puisent dans une pensée néolibérale. Ici les relations entre les clients et les prostituées, les relations entre les couples et les mères porteuses, sont des relations d’affaires. Les femmes sont des prestataires de services qui louent ou vendent leur sexe ou leur utérus de manière délibérée. Ces femmes, des adultes responsables, exerceraient un choix rationnel. Elles disposeraient librement de leur corps. Ici, il serait légitime de vendre ou de louer son corps, ce serait même un droit moral, affirme une théologienne (1).
Ekman fait une synthèse accablante : pour elle les discours en faveur de la légalisation sont de la pure rhétorique. Ces discours mystifient les citoyen-ne-s. Ils créent l’illusion que l’on peut assumer le rôle de marchandise sans vivre de conséquences néfastes.
Le cadre conceptuel d’Ekman
Aux yeux de l’auteure, les argumentations qu’elle a étudiées dissimulent des faits empiriques. Elles ne parlent pas du monde concret dans lequel vivent les prostituées et les mères porteuses. Seule une analyse sociologique, chez Ekman inspirée du marxisme par moments, et qui met à l’avant-plan la réalité matérielle des travailleuses représente, pour Ekman, une entreprise de théorisation valide.
Notons cependant qu’Ekman emprunte au féminisme radical les concepts de patriarcat et de rapports sociaux de sexe. À ses yeux, l’analyse féministe radicale n’est pas du tout exagérée. Cette analyse formule des affirmations exactes car elles se basent sur ce qui se passe réellement, surtout lorsqu’il s’agit de parler de la violence faite aux femmes. Mais le féminisme radical pose problème, selon Ekman : la violence masculine y semble immuable. Il n’y aurait pas de solutions. Si ce féminisme a des antennes extrêmement sensibles, il demeure néanmoins un discours trop lourd, et surtout statique (2). Ekman a besoin d’une vision qui ouvre sur des changements et pour elle ce sont les concepts de dialectique et de contradictions qui ouvrent cette porte.
« Quand les marxistes parlent de dialectique, ils entendent par là la façon dont la société se développe à travers ses contradictions. Qu’une situation en apparence homogène renferme toujours sa propre contradiction, laquelle est le germe de sa propre ruine. C’est pourquoi il faut identifier ce germe. » (3)
Ekman choisit donc une grille qui théorise le travail comme une aliénation et comme un processus de réification. L’aliénation est préjudiciable à tout travail salarié. Dans la société capitaliste, nos capacités deviennent des fonctions séparées de nous-mêmes. Le travail n’est plus une source de joie où on se sent créatif ou créative. Le travail est une tâche mécanique et machinale. Tous et toutes, nous nous vendons nous-mêmes comme force de travail, ce qui fait que nous voyons tout le monde comme de simples marchandises. Mais encore, nous passons du statut de marchandise au statut d’objet, de chose, d’où le concept de réification. Et c’est chez Georg Lukàcs, philosophe et sociologue marxiste, qu’Ekman puise ce concept. Pour lui,
« La réification est un état constant de non-engagement et de distanciation au monde, où les rapports économiques apparaissent comme quelque chose qui ne nous concerne pas, où les marchandises semblent dotées d’une vie propre, tandis que les êtres humains se sentent totalement impuissants. La réification survient quand une création ou une action humaine se transforme en marchandise ou en chose. » (4)
Ainsi, pour Ekman, la maternité de substitution est l’ultime réification.
« À l’évidence, dans la maternité de substitution, ce qui est réifié, ce ne sont pas seulement la femme ou l’enfant en tant qu’individus, mais c’est la vie elle-même. C’est l’existence même qui est désormais achetable. Dans la naissance par maternité de substitution, en ce qui concerne l’existence même de l’enfant, c’est la transaction commerciale qui est décisive.
Par conséquent, la maternité de substitution est une réification de l’existence qui est poussée très loin. […] L’échange marchand devient la réponse à la question existentielle fondamentale : pourquoi existé-je ? J’existe parce que quelqu’un a payé. » (5)
Le concept de réification est central dans l’analyse qu’Ekman fait du travail des prostituées et des mères porteuses. Mais il ne s’agit pas seulement d’un concept hérité d’un cadre théorique. Le lien entre le monde concret et la théorie est organique. Il fait sens et se montre crédible.
L’analyse du vécu des femmes
Dans son ouvrage, Ekman veut rencontrer les prostituées et les mères porteuses de manière empathique. Pour ce faire, elle utilise des sources qui vont à la rencontre de leurs paroles.
Le vécu des prostituées
L’apport d’Ekman le plus créatif est le chapitre où elle analyse la relation entre le prostitueur et la prostituée. Le noyau de l’acte prostitutionnel est la séparation du Moi et du corps. La prostituée est une personne qui vend son corps, mais c’est le corps qui est vendu, son Moi ne l’est pas. Mais encore, dans la prostitution, le sexe est séparé du Moi et du corps. Il devient une marchandise indépendante qui se trouve entre le client et la prostituée.
Ekman observe que les prostituées créent une autre réalité, un autre monde intérieur ; elles agissent comme si elles n’avaient plus de corps ; elles n’éprouvent pas de sensations ; elles se déconnectent. La prostitution n’existerait pas sans ce phénomène de déconnexion. À l’instar de maintes analyses psychologiques, Ekman appelle ce mécanisme de défense une « dissociation de soi ». Cela est observé dans tant de pays que l’on peut considérer que c’est une expérience universelle.
Le vécu des mères porteuses
Les mères porteuses aussi doivent créer une distance entre leur Moi et leur corps, entre leur Moi et l’enfant qu’elles portent. Tout comme les prostituées, elles parlent de différentes techniques qui visent à inhiber leurs sentiments. Elles se répètent que l’enfant ne leur appartient pas et qu’elles ne sont pas sa mère. Elles transforment une partie d’elles-mêmes en une chose qui appartient à une autre personne. Elles désavouent leur corps. (Cependant les recherches ne se sont pas penchées sur une hypothèse de dissociation émotionnelle, contrairement à la prostitution où cela a été grandement documenté. Mais une chose est certaine : il ne faut pas que les mères porteuses ressentent d’attachement pour le bébé.)
Ekman se demande pourquoi les mères porteuses s’offrent en sacrifice. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Derrière les beaux discours qui parlent de familles heureuses et de don de la vie, il y a une douleur. Cette douleur ressemble à celle des prostituées. Les prostituées et les mères porteuses souffrent de leur dissociation entre la fonction d’organe et l’humanité, le corps et le moi. Et leur expérience a des racines dans des souffrances plus anciennes. Parfois une évidence leur saute aux yeux : elles réalisent que leurs blessures sont profondes et éprouvantes. Par exemple, souvent mères porteuses et prostituées ont été des femmes abusées sexuellement dans leur enfance.
Ainsi, pour Ekman les motivations des femmes ne sont pas uniquement associées à des contraintes économiques. « Parfois l’argent n’a aucune importance : le but peut être de se faire du mal, de se punir. » (6) L’auteure ajoute : « Il y a là toute une industrie qui profite de l’autodestructivité des femmes, […] qui n’hésite pas à tirer profit de l’altruisme des femmes. » (7)
Le cri du cœur d’Ekman : une éthique humaniste
L’auteure est animée par un souci de profonde humanité. Elle a utilisé des concepts qui collent, selon elle, au vécu des femmes. Pour cette auteure, tout discours qui ne prend pas le temps de rencontrer humainement les prostituées et les mères porteuses est pure abstraction et pure propagande en faveur d’intérêts économiques.
Le discours d’Ekman souhaite appréhender l’être humain dans sa totalité. C’est à l’aide de méthodologies et d’épistémologies qui vont dans ce sens qu’Ekman rédige son ouvrage. Cela lui a permis de « voir la cruauté du système » (8) . Pour Ekman, le discours pro-« travail du sexe » est une « idéologie politique terriblement inhumaine » (9) . Les conséquences de l’activité prostitutionnelle lui apparaissent « terriblement tragiques » (10). La prostitution « est de loin la situation la plus mortifère dans laquelle une femme puisse se trouver » (11).
Ekman nous invite à rencontrer les prostituées et les mères porteuses en étant nous-mêmes pleinement humain-e. Il est important à ses yeux de nous ouvrir à ce que nous ressentons, ce qui nous permet d’éprouver des émotions traduisant la dissociation de soi de ces femmes. Nous pouvons comprendre avec notre corps tout autant qu’avec notre intellect.
Les prostituées et les mères porteuses peuvent retrouver leur unicité, leur intégrité. Elles peuvent faire des prises de conscience qui réuniront leur esprit, leur être, leur âme et leur corps. C’est ici peut-être que les souhaits d’Ekman rejoignent les aspirations du féminisme radical : tracer un chemin, avec des moyens concrets, pour que les femmes se réapproprient leur sexualité et leur pouvoir de créer l’espèce humaine. Il est possible pour elles d’entamer un processus de « dé-réification » qui réparera les blessures dues au dualisme patriarcal et à la dissociation de soi.
J’aimerais en terminant vous laisser devant deux séries de questions qu’Ekman formule avec émotion et indignation. Ces questions pourraient certainement alimenter la suite des débats.
Au sujet de la prostitution, Ekman demande :
« Il n’existe […] aucun autre cadre de vie où, comme dans la prostitution, tant de personnes sont brutalisées, violées et assassinées. Comment peut-on accepter cela ? Pourquoi la prostitution est-elle une exception pour tant de gouvernements, d’intellectuel-le-s et d’activistes des droits de la personne, qui défendent habituellement le droit fondamental à la dignité humaine ? Pourquoi tant de personnes se taisent-elles ? Pire encore, pourquoi tant de personnes s’emploient-elles à glorifier la prostitution ? Est-ce que c’est parce que les personnes mises en péril sont des femmes ? Est-ce que c’est parce que beaucoup d’hommes donnent un appui feutré à la prostitution ? […] À la lumière des faits empiriques concernant la prostitution, [les] affirmations [disant que les prostituées sont des femmes fortes exerçant un choix radical] semblent aussi naïves que terriblement cruelles. » (12)
Au sujet de la maternité de substitution, elle s’interroge ainsi :
« Comment peut-on justifier une situation où les nanti-e-s de ce monde utilisent les plus pauvres comme des animaux reproducteurs, auxquels on injecte quantité d’hormones et à qui on ôte les enfants à la naissance en échange de menue monnaie ? »
N’est-ce pas le manque d’empathie qui rend possible la prostitution et la maternité de substitution ?
* EKMAN, Kajsa Ekis, L’être et la marchandise. Prostitution, maternité de substitution et dissociation de soi, Montréal, M Éditeur, 2013, 213 pages.
Notes
1. Susanne Wigorts Yngvesson, « Att s¸alja sin knopp ¸at en moralisk rättighet”, Svenska Dagbladet, 19 décembre 2006.
2. EKMAN, Kajsa Ekis, L’être et la marchandise. Prostitution, maternité de substitution et dissociation de soi, M Éditeur, 2013, p. 131.
3. Ibid., pp. 104-105.
4. Ekman gagnerait à développer sa compréhension du féminisme radical. C’est l’une des faiblesses de son livre. Par exemple, quand elle dit que le féminisme radical n’a pas de solution. En identifiant le patriarcat comme système à l’origine de l’oppression des femmes, le féminisme radical propose de le remplacer par des rapports de sexe égalitaires, ce qui est en soi une solution. D’ailleurs, les femmes doivent aux luttes du féminisme radical (« radical » venant du terme latin radix signifie racine) plusieurs des changements sociaux qui ont amélioré leur vie personnelle et professionnelle. L’appel d’Ekman aux explications marxistes des transformations économiques et sociales dans l’histoire l’amène, semble-t-il, si l’on suit son raisonnement, à croire que les rapports sociaux de sexe se transformeront à partir de l’évolution des contradictions matérielles de l’oppression des femmes. La théorie marxiste des changements sociaux est une manière peu crédible d’œuvrer pour la libération des femmes car elle se situe au niveau macrosociologique. Cette théorie ne s’est d’ailleurs pas concrétisée dans la pratique. Marx ici s’est trompé.
5. Ibid., p. 177.
6. Ibid., p. 204.
7. Ibid., p. 204.
8. Ibid., p. 50.
9. Ibid., p. 127.
10. Ibid, p. 59.
11. Ibid., p. 86.
12. Ibid., p. 90.