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mardi 3 juin 2014

Talibans et Boko Haram - Même combat contre les droits humains

par Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris






Écrits d'Élaine Audet



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Alors que la planète entière s’est émue et a protesté, pendant quelques jours, au sujet de l’enlèvement des jeunes filles nigérianes par le groupe Boko-Haram, peu de gens semblent avoir exprimé ce désagréable sentiment de déjà-vu.

La dernière fois que nous avons assisté à un épanchement d’indignation international (mais plus efficace), c’était en 2012 pour soutenir Malala Yusufsai, l’écolière pakistanaise qui avait été prise pour cible par les militants islamistes d’obédience déobandie, regroupés sous appellation de talibans aujourd’hui, qui œuvrent des deux côtés de la frontière afghan-pakistanaise, et détruisent au passage des centaines d’écoles. La jeune fille avait été opérée et relogée en Angleterre. La situation sur le terrain est restée tout à fait inchangée, mais les apparences étaient sauves pour les puissances occidentales.

L’invasion de l’Afghanistan par les États-Unis et les forces de l’OTAN, on s’en souviendra, avait été légitimée par un sentiment colère indignée que G.W. Bush aurait éprouvé au sujet du traitement des femmes par les Talibans en Afghanistan. Le rapport entre ces nobles intentions et la destruction des tours jumelles à New York paraissait pour le moins ténu, d’autant que la présence des Talibans, au pouvoir durant les six années précédant l’attaque, n’avait jusqu’à-là, ému personne à Washington, Londres ou Paris, qui devaient tous envoyer ensuite leurs troupes.

Qu’est-ce qui a poussé l’opinion publique, savamment manipulée, chacun le sait, à s’en prendre à ce moment précis au Boko-Haram alors qu’ils existent depuis 2002 et agissent depuis 2009 ? De plus, l’enlèvement des jeunes filles semble être une de leurs stratégies préférées...

En attendant que plus malin que moi dénoue une intrigue qui promet d’être sinistre, il serait intéressant de comparer les Boko-Haram et les Talibans dont ils seraient de grands admirateurs. D’abord, l’Afghanistan, le Pakistan et le Nigeria sont parmi les trois pays les plus corrompus au monde. De plus, ce sont les seuls pays au monde où la poliomyélite est (re) devenue endémique, et pour les mêmes raisons. Ces groupes ont instauré des politiques dont les conséquences sont catastrophiques pour l’ensemble des populations civiles, en particulier tout ce qui concerne la santé et l’éducation, inversant tout effort entrepris pour rehausser le niveau de vie.

Au nord-est du Nigeria, où règne Boko Haram, tout comme au nord du Pakistan et plus de la moitié de Afghanistan sous contrôle taliban, les mortalités maternelle et infantile sont les plus élevées sur la planète. On ne s’étonne guère que l’opposition des trois groupes à la scolarité porte ses fruits, d’autant que l’on sait le lien direct entre la scolarisation des filles et l’amélioration de la santé publique. Ces groupes armés fondamentalistes sont les uns comme les autres totalement opposés à toute forme d’autonomie féminine, un principe mis en œuvre par une violence systématique fondée sur le genre.

Mais la responsabilité de la présence active de ces fondamentalistes militants dans la mort de plus en plus fréquente des jeunes mères et leurs bébés n’est pas évoquée. Bien entendu, comme dans tout conflit armé, il est souvent trop dangereux pour se rendre dans un hôpital pour accoucher - pour autant qu’un hôpital existe. Mais il faut y ajouter d’autres facteurs, tout aussi significatifs. D’une part, ces militants encouragent une perception négative de la médecine occidentale (d’où l’arrêt des vaccins contre la poliomyélite), de l’autre, l’opprobre jetée sur toute éducation des filles touche le personnel de santé de santé féminin, mal vu, voire banni de ces régions. Pas question, pour des raisons de décence et d’honneur familial (patriarcal), qu’une femme en couches soit examinée par un médecin masculin, cela va de soi.... Il faut ajouter une raison sans doute majeure, soit les mariages forcés d’adolescentes extrêmement jeunes, voire à peine pubères. Dans ces contrées, l’État n’a aucun pouvoir, le droit coutumier règne et n’accorde aucune protection à ces fillettes.

Si l’État afghan a instauré un âge officiel pour le mariage - 16 ans pour les filles, qui peut être réduit à 15 ans, selon la volonté paternelle - les régions contrôlées par les Talibans se basent sur l’âge autorisé par le Coran, soit 9 ans. Autrefois, m’a-t-on souvent dit, on attendait, que les fillettes soient au moins pubères, mais aujourd’hui l’endettement des paysans est tel que les paysans cèdent leurs filles aux trafiquants, légitimés par la religion sinon les pratiques jusqu’à récemment courantes. Ensuite, les familles exercent une pression qu’une naissance survienne dans la première année de l’union - et c’est ainsi que des enfants (le plus souvent dénutries) mettent au monde des bébés de poids inférieur à la norme. Et c’est ainsi qu’en Afghanistan, par exemple, on arrive à des records mondiaux de mortalité tant des jeunes mères que de leurs enfants, en dépit des milliards déversés sur ce pays.

Dans un entretien réalisé par World Vision, le représentant du Ministère de la Santé pour la région de Badghis, le seul chirurgien pour une population de 400 000 habitants, affirme voir fréquemment des gamines de douze ans enceintes.

Les Talibans et Boko-Haram se proclament comme les seuls opposants légitimes à l’Occident et les véritables représentants d’un Islam pur (d’où leur lutte contre d’autres musulmans de tendance divergente). Ils se battent contre la manifestation la plus visible du progrès selon des critères modernes, à savoir les droits des femmes à la santé et à l’instruction. Cependant, en dépit de leur apparent attachement à la religion, les trois groupes sont engagés dans le commerce international de contrebande à grande échelle : les armes au Nigeria, le pavot, l’héroïne et le cannabis au Pakistan et, surtout, en Afghanistan qui en fournit près de 95 % de la production mondiale depuis l’invasion américaine. Est-il possible d’en arriver à des chiffres pareils sans le soutien occulte (par alliés interposés, tels le Qatar en Afrique) des États occidentaux ?

D’un côté, les États-Unis, le Canada et l’Europe financent des programmes d’aide majeurs en Afghanistan dont l’échec est de plus en plus patent pour de nombreuses raisons, dont l’absence de planification, de coopération locale et l’ignorance des pratiques locales. De l’autre, en négociant, depuis 2010, avec les chefs de guerre talibans qui règnent sur les zones productrices d’opium, ils vont à l’encontre des intentions humanitaires officiellement affichées par leurs gouvernements. De facto, par cette collaboration, la realpolitik américaine (et celle de ses alliés) barre sciemment l’accès aux écoles et aux hôpitaux aux filles qui ont le malheur d’habiter ces régions. Avec les conséquences que l’on sait. De toute évidence, les avantages financiers, tant licites qu’illicites, sont infiniment plus rentables que les droits humains...

Que dire du Nigeria ? Aucune instance officielle ne serait en pourparlers avec Boko Haram en ce moment, mais le président nigérien de ce puissant état pétrolier déclarait lui-même, en 2012, que les sympathisants de ce groupe se trouveraient au sein du gouvernement et du corps législatif, tout comme en Afghanistan. Ils ont été mis sur la liste noire des terroristes internationaux, ce qui suscitera tout au plus des tracas pour les malheureux visiteurs nigériens arrivant dans des aéroports occidentaux. Il faut remarquer, au passage, que Hillary Clinton s’était opposée jusqu’ici à la mise de Boko-Haram sur cette liste, et les Talibans n’y ont été ajoutés qu’en ... 2010.

Toutefois, considérant la qualité de leur équipement, tout indiquerait que ces groupes armés bénéficient de dons bien supérieurs à toute l’aide humanitaire dirigée vers cette région. Les sources de leur financement ne sont guère claires, mais elles comprennent l’argent perçu de façon mafieuse des gouverneurs désirant s’acheter leur protection, des cambriolages, les rançons des enlèvements, des donations de charités saoudiennes (les grands alliés, on s’en souviendra, des US), des contributions d’Al-Qaeda via des alliés tels que l’AQMI et al-Shabab, eux-mêmes à la solde du Qatar. Ce même Qatar qui se montre si généreux en finançant les projets de la banlieue de Paris et sa plus grande équipe de football, le PSG...

Le trafic d’armement est sans aucun doute une source de revenus conséquente, sûrement liée aux cartels de narco-trafiquants sud-américains, qui depuis quelques années ont trouvé une nouvelle route de passage pour la cocaïne en Europe par l’Afrique de l’Ouest. Et l’on connaît les liens pas si occultes entre la CIA et ces cartels, essentiels pour maintenir le statu quo et empêcher toute montée d’une véritable contestation. Michelle Obama est très photogénique quand elle pleure à la télévision, mais nous attendons, plusieurs semaines plus tard, plus de nouvelles de ces malheureuses fillettes du Nigeria qui ont disparu de nos écrans comme de nos préoccupations quotidiennes. Sur la place du marché global international, c’est ’business as usual’, les affaires c’est les affaires.

Une fois de plus, nous trouvons imbriqués, sous la forme d’une sinistre modernité rétrograde, trafic d’armes et de stupéfiants, annihilation des droits humains, ignorance entretenue, hécatombe de jeunes mères et de leurs bébés, le tout légitimé par une religion pervertie ultra-politisée. Et que ce soit les Talibans ou les Boko Haram et consorts, le corps de la femme demeure le champ de bataille des extrémistes de connivence avec les puissants de ce monde.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 25 mai 2014

Lire aussi : Boko Haram au Nigeria : « nous vivons dans un état de peur permanent », Libération, le 29 mai 2014.



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Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris
femaid.org

Carol Mann, sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflit armé, directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris.

Historienne, docteure en sociologue (EHESS), spécialiste de genre et conflits, chercheure associée au LEGS (Université de Paris 8), Carol Mann a créé deux ONG, l’une humanitaire www. femaid.org, l’autre womeninwar.org, destinée à l’étude de la condition féminine dans des situations de guerre actuelle. Elle a longuement séjourné en Afghanistan, Pakistan, Iran, R.D. Congo et en Bosnie pour ses recherches et ses projets humanitaires. Elle est l’auteure de La résistance des femmes de Sarajevo, Le Croquant, Paris 2014, Femmes afghanes en guerre, Le Croquant, Paris, 2010, et de Femmes dans la guerre 1914-1945, Pygmalion/Flammarion, Paris, 2010, ainsi que de nombreux articles. Elle collabore également à divers ouvrages et revues scientifiques. Rejoindre l’auteure sur Facebook à la page Women in War et sur Twitter .



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