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jeudi 16 octobre 2014

En Inde, la gestation pour autrui est loin de profiter aux femmes comme on le prétend

par Roxane Metzger, étudiante, coordonnatrice de la "50 Million Missing Campaign" en France






Écrits d'Élaine Audet



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Rita Banerji est une militante d’origine indienne pour les droits des femmes qui vit à Calcutta. Elle est auteure du livre Sex and Power (publié en 2008), une analyse de l’évolution de la perception de la sexualité et des rapports entre sexe et pouvoir au cours de l’histoire en Inde. C’est pendant l’écriture de ce livre que Rita Banerji prit conscience de l’ampleur du génocide féminin dans son pays. Elle fonda en 2006 la 50 Million Missing Campaign pour lutter contre ce génocide, notamment en y sensibilisant l’opinion publique mondiale. Elle est aussi photographe. Roxane Metzger s’est entretenue avec Rita Banerji au printemps 2014.

***

Roxane - Le recours aux mères porteuses était-il une pratique fréquente en Inde avant sa légalisation en 2002 ?

Rita Banerji - Historiquement, il n’y a rien qui permette d’affirmer que c’était une pratique courante en Inde. Ceci s’explique par l’obsession indienne de la « pureté » de caste et de clan, et l’idée absurde qu’elle est liée au sang.

Roxane - Et dans ces dernières années, avant que le recours aux mères porteuses encadré médicalement soit légalisé en Inde, le pratiquait-on illégalement dans les hôpitaux et cliniques ?

Rita - Je ne serais pas surprise d’apprendre que ça l’ait été. Lorsque le lobby médical fait pression pour ouvrir le « marché » d’une technique ou opération, cela indique souvent qu’on la pratiquait déjà, et qu’il ne manque plus que le feu vert législatif pour l’exploiter librement à une échelle commerciale. C’est aussi ce qui se passa pour aboutir aux lois sur l’avortement en Inde. En effet, la pression qui a débouché sur la légalisation de l’avortement en 1971 n’est pas venue du mouvement féministe, mais du lobby médical. Cette loi est sexiste et paternaliste. Elle ne fait rien pour affirmer le droit d’une femme à disposer de son corps, puisque celle-ci ne peut obtenir un avortement que si un médecin détermine qu’il y a une raison médicale de lui accorder (1). Et dès quon a promulgué la loi, des médecins ont fait de la publicité pour les avortements sélectifs en toute liberté, appelant les familles à venir avorter de leurs filles.

Il y avait d’énormes panneaux publicitaires qui criaient des slogans tels que : « Débarrassez-vous de votre fille maintenant pour 500 roupies, et économisez 50,000 roupies sur le long terme ». Leur justification « médicale » était que, étant donné les traditions indiennes, il était thérapeutique pour les couples mariés d’avorter de fœtus féminins. Ce commerce fleurit. Et même si la pratique de l’avortement sélectif est illégale depuis 20 ans (2), c’est également une pratique qui génère un profit colossal. En 2012, un programme télévisé, « Satyameva Jayate », s’est saisi de la question et a donné la parole aux femmes indiennes sur les maltraitances physiques auxquelles elles s’exposent lorsqu’elles refusent d’avorter de filles. Ces témoignages révèlent que leur mari, leur belle-famille et leur médecin ont pris conjointement la décision de l’avortement, quasiment comme si les femmes ne comptaient pas (3). L’une de ces femmes a raconté que, enceinte d’une fille, on l’avait battue et forcée à se rendre dans une clinique où un médecin lui faisait une injection sédative, puis lui faisait subir un avortement. Elle subit six avortements de ce type en 8 ans.

Roxane - Selon vous, la légalisation de la gestation pour autrui en Inde a-t-elle bénéficié aux mères porteuses ? D’après l’ONU, la pratique génère environ 400 millions de dollars annuellement en Inde. Peut-on donc dire que c’est un élément qui a aidé à émanciper et à rendre plus autonomes (« empower ») au moins certaines femmes indiennes ?

Rita - Je crois qu’il est très important de reconnaître que toutes les industries très lucratives qui commercent dans l’achat et la vente du corps des femmes n’ont jamais pour but des bénéfices pour les femmes. Qu’il s’agisse de la gestation pour autrui, du trafic sexuel, de la pornographie ou même de la mode. Leur but est d’amasser des profits considérables pour les multinationales, les gouvernements et pour l’économie souterraine. Et en réalité, elles ne profitent pas aux femmes parce que les femmes ne sont que des marchandises pour ces industries. Bien sûr, il existe une élite de femmes qui sont de connivence avec les grands patrons de ces industries, et qui les dirigent aussi. Mais en général, les femmes qu’on utilise dans ces commerces, comme toutes les marchandises, sont achetées, vendues et jetées, selon la demande du marché.

Oui, la plupart des femmes porteuses en Inde sont pauvres et illettrées. Mais c’est parce qu’elles sont les plus faciles à tromper et à exploiter, et non pas parce que cette industrie est philanthrope. En Inde, on n’applique pas sérieusement les lois contre les meurtres de dot, les viols, les meurtres dits d’honneur et les foeticides féminins et on ne protège pas les femmes contre ces crimes. Les lois indiennes sur la gestation pour autrui sont si faibles qu’elles permettent aux institutions médicales de maltraiter le corps des femmes (4). Il n’y a pas d’assurance médicale ou d’assurance vie correspondant aux risques pour leur santé que ces femmes prennent. En fait, on force les femmes porteuses à signer des documents indiquant qu’elles prennent la responsabilité de tous les risques médicaux, financiers et psychologiques (5). Il n’y a aucun suivi de l’impact de la procédure sur la santé des femmes porteuses. Aucun encadrement afin de garder une trace du nombre de fois que chacune d’entre elles a été enceinte dans le cadre de la pratique. Ni aucune trace des suites d’une complication menant à un handicap ou à la mort de la femme porteuse pendant sa grossesse ou son accouchement (6). Dans certains cas, des médecins font des expériences sur ces femmes, leur implantant des embryons et les faisant avorter sans qu’elles en soient conscientes ou consentantes (7). Les femmes porteuses en Inde n’ont pas même le droit de réserve pour garder l’enfant dont les femmes porteuses occidentales jouissent (8).

La plupart femmes porteuses sont mariées : contexte

Il est à la fois intéressant et révélateur de noter qu’en Inde, la plupart des femmes porteuses sont mariées. S’il s’agissait d’une industrie qui émancipait et donnait du pouvoir aux femmes pauvres, il y aurait un grand nombre de femmes célibataires, veuves ou abandonnées par leur mari, peinant pour élever leurs enfants. Ces femmes vivent dans les bidonvilles et villages indiens par millions. Quand les femmes ont le choix de louer leur corps, comme c’est le cas des femmes pauvres et célibataires, on voit qu’elles choisissent de ne pas le faire même lorsqu’elles sont très pauvres. Donc, pourquoi les femmes pauvres et mariées louent-elles leur ventre ? En Inde, on voit de plus en plus les femmes mariées de tous milieux considérées comme ressource monétaire par leur mari et la famille de ce dernier. Leur belle-famille continue à réclamer aux femmes la dot – en argent ou en nature – des années après leur mariage. Les femmes continuent à accéder à ces demandes par peur du divorce, très stigmatisant en Inde. Si elles arrêtent d’apporter de l’argent, elles s’exposent à des violences, et même au meurtre. Il y a plus de 100 000 femmes tuées chaque année (9), assassinées parce qu’elles ont cessé d’accéder aux demandes de dot de leur mari et de leur belle-famille. On a révélé au grand jour des cas où des maris ont forcé leur femme à donner un rein en dot (10), ou l’ont contrainte à la prostitution (11) pour rapporter plus d’argent lorsqu’elle ne pouvait plus fournir de dot.

Dans une étude récente (12), 80% des femmes indiennes ont déclaré qu’il leur était impossible de sortir de chez elles sans la permission de leur mari, même pour se rendre à un rendez-vous médical. 90% des femmes déclarent que leur mari prend toutes les décisions relatives aux dépenses importantes de leur foyer. Plus de 80% des femmes ne sont pas légalement copropriétaires de la maison dans laquelle elles vivent avec leur mari, même si elles y ont dépensé de l’argent. Je devrais ajouter que, dans le cas des femmes pauvres des bidonvilles et des villages indiens qui travaillent, on se rend souvent compte que les maris ne travaillent pas. Ils prennent de force l’argent que leur femme rapporte, pour le dépenser dans l’alcool, les drogues et la prostitution.

C’est pourquoi je n’utiliserais pas le mot « empowerment » (en français : acquérir de l’autonomie) même lorsque les femmes porteuses apportent de l’argent à leur foyer. Dans une culture où le corps d’une femme appartient à son mari, qui décide ce qu’on peut et ne peut pas faire à ce corps, où l’argent qu’une femme a gagné par son corps revient à son mari, comment peut-on dire que la gestation pour autrui contribue à émanciper la femme ? Le terme « empowerment » est une arnaque fabriquée par l’industrie hyper-lucrative de la gestation pour autrui afin de masquer son exploitation du corps des femmes.

Tu as peut-être remarqué que je n’utilise pas le terme de « mères porteuses » ? J’utilise le terme « femmes porteuses ». Parce que le terme de « mères porteuses » est une autre tromperie. Une mère a des droits sur son propre corps et sur l’enfant qu’elle porte. Les gens se rendent en Inde, dans le cadre de cette industrie, pour y comparer les prix et y négocier le plus bas pour un ventre à louer. En plus, il n’y a pas à s’inquiéter de la violation des droits de ces femmes. Ils ont ainsi la garantie que les femmes indiennes pauvres n’auront aucun droit de réclamer les enfants qu’elles portent, comme les lois le leur permettent généralement en Occident.

GPA et génocide féminin en Inde

Roxane – Donc, vous pensez qu’on perçoit et traite les femmes comme de la marchandise. Leur fonction consiste à produire des fils et à apporter une dot à la famille de leur mari, puisqu’on les tue si elles ne remplissent pas ou plus ces fonctions. Vous avez déjà affirmé que ceci est l’une des causes du génocide féminin en Inde, qui a exterminé presque 20% des femmes. Ne doit-on pas analyser la pratique de la gestation pour autrui dans ce contexte, ou ne joue-t-elle aucun rôle dans le génocide féminin en Inde ?

Rita – On doit absolument analyser la pratique de la gestation pour autrui dans le contexte du génocide féminin en Inde. Le contexte du mécanisme social qui est derrière le génocide féminin permet à cette industrie d’un milliard de dollars, qu’est le commerce de la gestation pour autrui en Inde, de fleurir comme il le fait. Dans tout génocide, il y a une déshumanisation systématique du groupe victime. On voit celui-ci non pas comme humain mais comme une marchandise qu’on doit exploiter pour qu’il profite au système, puis dont on doit se débarrasser comme on le fait pour les ordures.

C’est ce qu’on a fait au peuple juif dans les camps de concentration.

Voici les parallèles que nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer.
Les habitations, les propriétés et les biens des juifs ont été saisis comme si la société nazie y avait droit. De manière similaire, le système patriarcal a saisi les biens des femmes en Inde, sous la forme de dot, comme si c’était un du, qu’ils viennent de leurs parents ou qu’elles les aient gagnés elles-mêmes,.

Alors même que les nazis avaient affamé et maltraité les juifs, ceux-ci furent réduits en esclavage, souvent jusqu’à la mort pour extraire de l’argent d’eux. Une fois qu’on les avait tués, on triait et fouillait leurs corps et leurs effets personnels pour que le système puisse extraire le plus possible d’eux (jusqu’à leurs amalgames dentaires) avant de les « jeter ». On fait la même chose aux femmes en Inde. Qu’on les pousse dans la prostitution, la gestation pour autrui ou à des avortements multiples pour éliminer les fœtus féminins jusqu’à ce qu’elles portent un fœtus masculin, on exploite les corps des femmes jusqu’à la mort. Le système patriarcal peut ainsi extraire d’elles le maximum possible, avant de les jeter.

Roxane - Depuis sa légalisation, a-t-on pratiqué la gestation pour autrui légalement, ou y a-t-il des cas de trafic illégal de femmes pour la gestation pour autrui comme il existe un trafic massif d’épouses ? (comme l’explique cet article)

Rita - Étant données les horreurs traversées par les femmes et les filles, et qui émergent de différents endroits de l’Inde tous les jours, je ne serais pas surprise d’entendre parler de cas où l’on aurait trafiqué et séquestré des femmes pour une pratique illégale du commerce de la gestation pour autrui. Cependant, on constate le trafic de milliers de femmes, souvent des adolescentes, comme « épouses » dans des régions de l’Inde où le ratio des sexes s’est effondré à un tel point que les hommes ne trouvent plus de femmes à épouser. Il s’agit en fait d’une sorte de pratique locale et domestique de la gestation pour autrui. Il s’agit essentiellement du trafic d’adolescentes, pour les relations sexuelles et pour leur utérus. On les "achète" parfois à leurs parents ou on les kidnappe, puis on les vend à une famille ou le mari et les frères, et même le père se « partagent » la femme (13). Si les femmes résistent, elles sont battues et parfois même tuées (14). Une fois que la femme met au monde des garçons, elle est vendue à une autre famille d’hommes pour servir d’« utilités » sexuelles et reproductives. Étrangement, ce système de viol communautaire et de violence sexuelle et reproductive contre les femmes est parfaitement légal en Inde. La police n’arrête personne parce qu’il s’agit de « mariages ».

Roxane - Y a-t-il une demande importante pour la gestation pour autrui en Inde, ou les parents-clients viennent-ils surtout de pays occidentaux ?

Rita - Il y a un tel stigma autour de l’idée de gestation pour autrui en Inde, même au sein des classes éduquées et aisées, que la demande y est encore minuscule. Beaucoup d’Indiens ne veulent pas même adopter parce qu’ils doutent de la « lignée de sang » de l’enfant. Ils ont l’idée étrange que l’enfant pourrait provenir d’une caste ou d’un clan « contaminé-e », ou d’une autre religion. Ceux qui adoptent optent encore souvent pour un enfant de la parenté proche, ou demandent à une parente proche de porter leur enfant. Par exemple, la superstar bolywoodienne Shah Rukh Khan a récemment eu un enfant par gestation pour autrui. L’une de ses proches parentes en Angleterre l’a porté, et on a fait toute la transaction dans le secret le plus total, dans un lieu tenu secret. Personne n’était même au courant jusqu’à ce qu’on emmène l’enfant d’Angleterre en Inde.

Bien qu’il y ait des Indiens urbains cherchant à bénéficier de la gestation pour autrui, la majorité des clients de la gestation pour autrui viennent de l’étranger. En effet, les médecins et le gouvernement ont certainement vu cette industrie comme une forme immensément lucrative de ce que l’on appelle à présent le « tourisme médical ». C’est pour cette raison qu’ils se sont empressés de légaliser la pratique de la gestation pour autrui.

 Lire aussi : Roxane Metzger, « Un génocide méconnu : 50 millions de femmes disparues en Inde »

Références

1. « Why is the women’s movement silent on abortion ? », by Anjali Deshpande, in Infochange India, November 2008.
2. « Pre-Conception and Pre-Natal Diagnostic Techniques Act, 1994 », in Wikipeedia
3. « Satyamev Jayate - Female Foeticide », 6th May 2012, in Youtube
4. « India’s surrogate mothers are risking their lives. They urgently need protection », by Kishwar Desai, The Guardian, 5 juin 2012.
5. « Mothers for hire », by Amrit Dhillon, The Sydney Morning Herald, September 7, 2012.
6. « Surrogate mother dies of complications », The Times of India, May 17, 2012.
7. « Not enough safeguards for surrogate mother, child, says study », The Hindu,July 17, 2013
8. « Wombs for rent : Indian surrogate mothers tell their tales »,The Raw Story,February 25, 2013.
9. « Dowry Murders : 106,000 Women Burnt to Death in 1 Year », October 2, 2011, 50 Million Missing An International Campain.
10. « City ranchi Jharkhand woman gives kidney to husband as dowr », The Times of India.
11. « Haryana SHAME : Man forces wife into prostitution after he was denied dowry », Daily Bhaskar, December 21, 2013.
12. « Many women have no say in marriage », The Hindu, March 30, 2014.
13. « The women who have to sleep with their husbands’ brothers : Shortage of girls forces families into wife-sharing », Daily Mail, October 20, 2011.
14. « India’s ’bride buying’ country », BBC News, April 5, 2006.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 24 août 2014



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Roxane Metzger, étudiante, coordonnatrice de la "50 Million Missing Campaign" en France


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